La construction du lien social par la presse
Pour penser le lien entre la presse et les sociétés démocratiques, il faut s’intéresser à la fondation des sociétés démocratiques modernes, puisque ce lien n’existait pas avant leur apparition. Le développement des sociétés démocratiques modernes est un sujet vaste. C’est pourquoi cet article portera essentiellement sur les points de cette évolution qui concernent la presse de façon plus précise. Le but est de comprendre comment s’articule la construction du lien entre presse et société démocratique dans le processus qui a conduit aux sociétés démocratiques modernes. Sur cette question, deux pistes de réflexion sont possibles :
– penser que ce sont des éléments participants à l’édification des sociétés démocratiques modernes qui ont favorisé la création du lien avec la presse, ou
– affirmer que la presse est constitutive de l’apparition de ces sociétés. Elle n’est plus perçue comme le résultat de ce développement mais comme une de ses nombreuses causes ou du moins comme un de ses éléments constitutifs.
En apparence contradictoire, ces deux pistes se complètent.
Une des principales caractéristiques des sociétés démocratiques modernes est l’apparition d’une société civile à part entière, indépendante du pouvoir politique, bien que les deux entretiennent des liens complexes. Kant est l’un des philosophes ayant envisagés cette dualité, notamment dans son article Réponse à la question : qu’est-ce que les Lumières ? de 1784 où il défend la liberté comme usage public de la raison.
Pour Kant, la nature a doté chaque être d’une raison mais la paresse ou la lâcheté empêchent son usage pour une majorité. Individuellement il est très difficile de sortir de la tutelle d’autrui, un public a plus de chance de réussir. Il n’y a que comme cela qu’il est possible d’atteindre les Lumières, but de Kant. Une révolution ne suffit pas puisqu’elle ne fait que remplacer des préjugés par d’autres. Seule la liberté comprise comme usage public de la raison peut permettre d’accéder aux Lumières. Une révolution doit permettre un changement réel de régime et des mentalités. Une révolution peut s’avérer utile si le pouvoir politique nouveau octroie la liberté nécessaire à l’usage public de la raison et permet ainsi au public (compris comme une majorité de personnes) de gagner les Lumières.
Kant distingue l’usage public et l’usage privé de la raison. Il ne faut pas poser sur les termes public et privé la distinction moderne. Sinon il y a un risque de contre-sens. Kant s’oppose à l’usage privé de la raison. Il entend par là, « l’usage de la raison dans l’exercice d’une charge civile ou d’une fonction déterminée »[1] (comme celle d’un soldat en exercice). Lors de cet usage privé de la raison, la personne doit obéir à son supérieur ou agir selon sa fonction sans remise en question. Une fois cette fonction réalisée, chacun est libre de l’usage public de sa raison.
L’idée qu’il faut donner toute liberté à l’usage public de la raison n’est pas répandue à l’époque de Kant. Ceux qui possèdent le savoir estiment qu’il n’est pas du ressort de tout un chacun et ne veulent aucunement le partager. Nombreux sont ceux qui voient dans cette liberté un danger pour la stabilité de l’Etat. Mais pour Kant, « avec la liberté il n’y a rien à craindre pour la paix publique ni pour l’unité de la communauté »[2]. En ayant la liberté d’un usage public de la raison, les hommes accèdent aux Lumières et deviennent sages. Ils sont plus disposés à accepter les lois ou les usages parce qu’ils les comprennent mieux. Kant ajoute que pour le politique[3] :
il est sans danger de permettre à ses sujets de faire un usage public de leur propre raison et d’exposer publiquement au monde leurs idées au sujet d’une meilleure conception de cette législation, même au prix d’une franche critique de celle qui est déjà en vigueur.
C’est une défense de la liberté d’expression et du principe de « publicité » au sens kantien, s’entend par là la publication (au sens large) des idées d’une personne qui aurait fait un usage public de sa raison. Ainsi moins de liberté civile permet plus de liberté d’expression dans un usage public de la raison.
Kant résume lui-même son point de vue : « Raisonnez autant que vous voulez et sur tout ce que vous voulez, mais obéissez ! »[4]. C’est parce qu’il y a une distinction entre usage privé et usage public de la raison qu’une plus grande liberté d’expression est possible. En ayant la possibilité de développer leur opinion à un moment et dans un contexte précis, en public, les individus sont ensuite plus enclins à obéir au moment où ils le doivent. Sans cette liberté d’usage public de la raison, les personnes n’accèdent pas aux Lumières. Celles qui sont tentées de s’interroger n’ont d’autre choix que de le faire durant leur charge ou fonction, puisque c’est le seul espace qu’elles connaissent. Une telle remise en question peut s’avérer dangereuse. C’est pourquoi Kant affirme qu’il faut accorder un espace public pour la liberté d’expression.
Cette distinction entre usage public et usage privé de la raison entraîne l’existence d’une « double scène »[5]. La première scène est celle des actions. Elle correspond à l’usage privé de la raison, les acteurs obéissent. La seconde est celle des opinions. C’est l’usage public de la raison, les spectateurs critiquent et s’interrogent. L’espace des opinions est à côté de l’espace des actions. Ce n’est qu’après un long débat public qu’une opinion peut devenir une réforme politique et être mise en pratique. La scène la plus importante est celle des opinions mais elle ne doit jamais perdre de vue la scène des actions.
Pour Kant, la liberté d’expression n’est pas un danger pour le politique, elle le sert au contraire. Ainsi se dessine une nouvelle forme d’Etat – par rapport à ceux qui existaient à l’époque de Kant – où l’un des principes fondamentaux est la liberté d’expression. Dans cet article se dessine le premier principe de la démocratie moderne : une division entre public et privé même si cette division va se modifier au fil du temps. La scène des opinions est celle où les individus ont le temps de se concerter et de débattre pour prendre les meilleures décisions pour l’Etat et la société.
La construction des sociétés démocratiques modernes passe d’abord par la volonté du politique mais ce sont ensuite les Lumières qui, après de longs débats, peuvent mettre en action les réformes nécessaires pour l’Etat. « Un degré supérieur de liberté civile paraît profitable à la liberté de l’esprit du peuple et lui assigne cependant des bornes infranchissables »[6]. Dans un tel système, l’espace des opinions s’avère crucial. Il doit être libre et indépendant. Chacun doit se sentir en sécurité pour pouvoir s’exprimer. Cela demande une réelle volonté du politique de ne pas essayer d’influencer cette seconde scène. Une fois cette liberté acquise, il faut que le principe de « publicité » s’applique réellement. Les individus doivent avoir les moyens de diffuser leurs opinions, de connaître celles des autres et de pouvoir y répondre. C’est là que la presse intervient.
Dans cet espace des opinions, la presse va permettre la diffusion des idées et débats qui ont lieu. Dans ce cas, la presse n’aurait qu’un rôle de relais. Dans une société avec une double scène, la difficulté pour la presse est de savoir sur quelle scène elle se situe. Si elle se contente de relayer les opinions, est-il possible de parler de presse ? Si elle implique des personnes qui ont la fonction de journaliste, des acteurs donc, alors ces derniers se situent sur la scène des actions et non sur celle des opinions et ne peuvent pas faire un usage public de la raison.
Pour que la presse puisse accomplir le principe de publicité, le journaliste n’est pas un acteur mais un spectateur. Il a pour but de préserver, stimuler et diffuser la pluralité des points de vue qui sont exprimés sur la scène des opinions. La presse participe de la démocratie non pas sur la scène des actions mais bien sur celle des opinions. La tâche du journalisme se limite à permettre à tous de connaître toutes les facettes d’un débat public pour que chacun puisse construire sa propre opinion en connaissant celles des autres et s’élever ainsi vers les Lumières.
Selon cette logique de double scène, la construction de la société démocratique moderne se fait en même temps que se tisse son lien avec la presse. La décision du politique d’accorder la liberté d’expression entraîne l’existence de la scène des opinions et en même temps crée la nécessité d’avoir une presse qui en assure le bon fonctionnement. L’usage public de la raison est un principe constitutif à la fois de ce qui fait la démocratie moderne – la séparation Etat et société – et de ce qui est à l’origine de la presse ; presse qui permet à la démocratie de fonctionner correctement puisqu’elle partage les mêmes fondements que cette dernière.
Ainsi la presse est définie comme un outil nécessaire à la scène des opinions donc à la société démocratique moderne. Le lien qui se construit entre les deux est un lien de dépendance mutuelle. En effet, sans la distinction usage privé et usage public de la raison et celle entre scène des actions et scène des opinions, il n’y a pas de presse. Mais en même temps, si la presse ne remplit pas son rôle alors le principe de publicité ne peut pas s’appliquer, les idées ne sont pas diffusées et la scène des opinions ne peut pas agir convenablement. Si c’est le cas, les débats nécessaires aux réformes pour la scène des actions ne se font.
En militant pour la liberté d’expression, Kant est à l’origine d’un nouveau système de double scène qui implique la nécessité d’un lien fort entre la presse et l’espace des opinions. Cependant il y a un risque que seuls quelques spectateurs aient accès à la scène des opinions et comprennent ce qui se passe dans la scène des actions alors que les autres subissent les évènements. Tous les individus doivent avoir le même accès à la presse pour que chacun parvienne aux Lumières. Selon Kant en accordant à tous l’usage public de la raison, cet écueil devrait être évité.
L’intérêt de ce texte est qu’il a été écrit avant la mise en place effective des sociétés démocratiques. Bien qu’il ne parle pas de démocratie, Kant met en avant qu’il y a un lien entre un libre usage public de la raison et une société qui fonctionne correctement. Ainsi des éléments, comme la liberté d’opinion, qui participent à la construction de la presse sont aussi à l’origine de l’édification des sociétés démocratiques modernes.
Nolwenn Picoche
[1] Kant Emmanuel, Réponse à la question : qu’est-ce que les Lumières ? (Beantwortung der Frage : Was ist Aufklärung ?), trad. de l’allemand par Jacqueline Laffitte, Paris, Nathan, « Les Intégrales de Philo », 2000, p.92.
[2] Ibid., p.96.
[3] Idem.
[4] Idem.
[5] Muhlmann Géraldine, Du Journalisme en démocratie, Paris, Payot, 2004, p.85.
[6] Ibid., p.97.