Sortir du « donné » ? Quelques remarques autour d’une observation de Sellars
Jean-François Kervégan
On l’a noté de longue date : les jugements de Hegel sur la métaphysique sont pour ainsi dire contradictoires. D’un texte à l’autre, on passe de la dépréciation la plus méprisante à la profession de foi la plus décidée. Hegel se félicite de la disparition de la « métaphysique d’antan », de la « vieille métaphysique ». Mais il peut tout aussi bien déplorer la mort de la métaphysique : « Triste temps pour la vérité où toute métaphysique, toute philosophie est passée »1. En réalité, il n’y a pas de contradiction entre ces jugements, car Hegel emploie le terme « métaphysique » en deux acceptions et en poursuivant des intentions différentes. Élucider ce point, c’est aussi (indirectement) se donner les moyens de comprendre l’intérêt (à première vue paradoxal) qu’éprouvent pour Hegel certains courants importants de la philosophie anglo-saxonne contemporaine2.
D’un côté, la « vieille » métaphysique est obsolète, car elle est incapable de dominer les oppositions qui gouvernent la pensée d’entendement, cette pensée du « ou bien … ou bien »3, comme celle du vrai et du faux, celle du fini et de l’infini, celle du sujet et de l’objet, celle de l’être et du non-être. L’illustration de cette (mauvaise) philosophie est offerte par la Schulmetaphysik de l’école wolffienne qui, selon la topique du « Concept préliminaire » de l’Encyclopédie, illustre la « première position de la pensée relativement à l’objectivité ». Au-delà du système de Wolff, la (mauvaise) métaphysique constitue une structure de pensée intemporelle : elle est – malheureusement – « toujours présente »4. La logique de l’essence, véritable « critique de la métaphysique », selon l’expression de Béatrice Longuenesse5, déconstruit systématiquement les oppositions que cette pensée met en scène, non pour les supprimer, car ces oppositions ne sont pas dépourvues de réalité, mais pour montrer qu’il est faux de les considérer comme « données », et encore moins comme ultimes et indépassables. Donc, si par métaphysique on entend l’affirmation ou l’acceptation d’un dualisme, alors la pensée de Hegel, mue par le refus du entweder … oder, n’est pas de nature métaphysique.
Mais, de l’autre côté, la métaphysique comprise en sa signification positive répond à l’ambition spéculative de parvenir au « dépassement » ou à la « réconciliation » des oppositions figées et présumées indépassables auxquelles s’arrête l’entendement : telle est la « tâche profonde » qu’assume la métaphysique comprise en sa définition proprement spéculative6. Comme on le sait, la Logique hégélienne a l’ambition, tout à la fois, de prendre la place (« La logique objective prend donc tout simplement la place de la métaphysique d’autrefois »7) et de prendre la suite (« la science logique […] constitue la métaphysique proprement dite ou la pure philosophie spéculative »8) de « la » métaphysique. Elle prend sa place au sens où elle rend caduque la « pensée finie » qu’exprime la mauvaise métaphysique d’entendement. Elle prend sa suite au sens où elle prend en charge la tâche de la philosophie première, à savoir penser l’être en tant qu’être : « ce qui chez nous s’appelle métaphysique, Aristote l’appelle πϱώτη ϕιλοσοϕία »9.
Faut-il dire alors que la vocation de la métaphysique authentique (c’est-à-dire de la Logique spéculative) est de dissoudre, en montrant leur caractère « fini », les oppositions auxquelles adhère, sans pouvoir s’en libérer, « l’entendement séparateur »10 ? C’est incontestable, mais insuffisant. Hegel souligne mainte fois que la tâche de la logique spéculative est de combattre le « dogmatisme » du « ou bien, ou bien » qui affecte toutes les productions de l’entendement11. Pourtant, la vocation spéculative de la logique n’est pas épuisée par l’accomplissement de ce salvateur travail critique. Elle a aussi, à côté de sa mission déconstructrice, une tâche positive, qui consiste à faire systématiquement prévaloir le point de vue de la médiation sur celui de l’immédiateté. La tâche de la métaphysique selon Hegel, disions-nous, est de dissoudre les oppositions auxquelles se tient l’entendement. Il en est une, pourtant, qui n’est jamais « dépassée » (au sens où l’on pourrait l’oublier parce qu’on l’aurait surmontée) : c’est celle de l’immédiat et de la médiation. Car, si l’on doit dire que l’infini véritable est celui qui contient et dissout en lui l’opposition du fini et du (mauvais) infini, lequel n’est lui-même qu’un infini fini puisqu’il se définit comme le non-fini12, on ne peut pas, à mon sens, dire la même chose à propos de la médiation et de l’immédiat. La médiation n’est ni ce qui résulte de l’immédiat pris comme point de départ « donné » (point de vue de la conscience naïve), ni son autre ou son complément (point de vue de la mauvaise métaphysique), mais cela même qui permet à l’immédiat d’être et d’être dit : sa pulsation intérieure. En d’autres termes, du point de vue spéculatif, il n’y a pas de fausse médiation comme il y a un faux infini ; ou, ce qui revient au même, il n’y a pas d’immédiat « vrai ». La tâche de la philosophie consiste précisément à montrer que tout immédiat est en réalité saturé de médiation. Il n’y a pas d’abord l’immédiat, puis une médiation qui « s’applique » à lui comme à un donné : l’immédiateté est toujours en elle-même seconde ou devenue, ainsi que l’expose le chapitre de la Logique sur l’idée absolue13. L’immédiateté seconde, devenue, médiatisée par la négativité du concept (la négation de l’immédiat et la négation de cette négation) n’est pas « autre chose » que l’immédiateté première, donnée, immédiate : elle est cette même immédiateté conçue, c’est-à-dire éveillée au mouvement médiatisant qui, dès toujours, la porte, – sauf à s’interdire tout effort de pensée (car penser, c’est médiatiser) et à revenir à la vaine aspiration à une saisie immédiate de l’immédiat : à l’aporie du « ceci » de la « certitude sensible », autrement dit au labyrinthe de l’antéprédicatif14. La « vraie » métaphysique n’abolit pas l’immédiat, car ce serait une manière de le conserver à part de la médiation. Elle pense la contradiction que porte en soi l’immédiateté (celle du « ceci » qui est « tous les ceci », celle du « moi » qui est « tous les moi ») : une immédiateté qui est toujours en dette à l’égard de la médiation, de la processualité ou de la discursivité qu’elle est (en tout cas selon la mauvaise métaphysique dualiste) censée précéder logiquement. Plus que jamais se vérifie ici la grande thèse hégélienne : « en fait, c’est le penser de la contradiction [de la médiation et de l’immédiat] qui est le moment essentiel du concept »15.
De ce point de vue, le rapprochement que fait John McDowell entre le point de vue de Hegel et la critique du « mythe du donné » développée par Sellars dans Empirisme et philosophie de l’esprit paraît parfaitement pertinent16. Au demeurant, il est accrédité par Sellars lui-même. Ce dernier accepte – ce qui n’allait pas sans risque dans le contexte de la philosophie anglo-saxonne des années 1950 – que l’on décrive sa propre position comme participant de « méditations hégéliennes naissantes »17. D’ailleurs, dès la première phrase de son essai, il fait un rapprochement entre ce qu’il va nommer le mythe du donné (myth of the given) et la « dénonciation de l’immédiateté » chez Hegel, tout en considérant que celui-ci, pas plus que Kant, ne s’est « entièrement affranchi » de ce mythe18. La restriction peut surprendre, puisque la thèse de Hegel est bien que tout immédiat est en réalité « second », médiatisé, donc qu’il n’y a pas et ne saurait y avoir de « donné ». Le noyau de la philosophie de Hegel est le refus de toute position d’immédiateté absolue, elle implique donc une critique radicale du « mythe du donné ». Contrairement à une lecture naïve, le propos de l’analyse de la certitude sensible, à laquelle McDowell renvoie à bon droit, n’est évidemment pas de dire que l’expérience immédiate du « ceci » (du donné) excèderait en sa singularité les ressources de la parole et de la discursivité ; il s’agit bien plutôt de montrer que l’expérience censément anté-discursive de l’immédiat s’inscrit de nécessité dans l’ordre du Logos. Autrement dit, toute expérience singulière participe de « l’espace logique des raisons », ainsi que le nomme Sellars. McDowell décrypte de manière pertinente le propos de Hegel : « Il n’y a pas d’immédiateté empirique, pas de saisie empirique possible sans médiation conceptuelle ».19 Le donné, autrement dit, est toujours non pas construit, mais porté par le concept, tel qu’il s’articule dans les médiations du langage.
Toutefois, ce commentaire (et sans doute aussi la position de Sellars qu’il restitue) ne rend justice qu’à une des dimensions du propos de Hegel : celle qui correspond à la dialectique ascendante conduisant, dans la Phénoménologie, de la certitude sensible au savoir absolu ou, dans la Logique, de l’être pur à l’idée absolue. Or, pour éviter le danger d’une lecture « logico-transcendantale » faisant du savoir absolu la condition de possibilité de l’immédiat, il ne faut pas oublier que ce que j’ai baptisé la dialectique ascendante est indissociable de la dialectique descendante (ou récursive) reconduisant du savoir absolu à la certitude sensible, de l’idée absolue à l’être pur, de l’absolue médiation au pur immédiat (qui ne peut plus dès lors être considéré comme un pur immédiat). S’il est vrai, comme l’affirme Hegel, que « le congé donné à soi-même [par le savoir] à partir de la forme de son Soi [i. e. à partir du « savoir absolu »] est la liberté suprême »20, alors la critique du mythe du donné – c’est cet aspect qui est évacué par Sellars et McDowell – doit en fin de compte valider le donné, tout au moins sur mode contrefactuel. Le « savoir spéculatif » (la géographie de l’espace des raisons) doit se retrouver investi dans ce qui en première approche en constitue l’exacte négation, la pure immédiateté. Comme il est écrit dans la Logique :
C’est ainsi que la Logique, dans l’idée absolue, a également fait retour à cette unité simple qui est son commencement ; l’immédiateté pure de l’être, dans laquelle tout d’abord toute détermination apparaît comme éteinte ou comme omise par l’abstraction, est par la médiation, à savoir par la sursomption (Aufhebung) de la médiation, l’idée parvenue à son égalité avec soi-même qui lui correspond21.
Qu’en est-il donc de la « métaphysique » chez Hegel ? La question, telle qu’on a tenté de la reconstruire ici, comporte trois niveaux. Tout d’abord, le propos de la philosophie de Hegel, donc au premier chef de sa πϱώτη ϕιλοσοϕία, exposée dans la Logique, est de critiquer et de dépasser la « mauvaise métaphysique », dont la propriété caractéristique est le dualisme. Cette métaphysique peut et doit être déconstruite sur le patron de la critique de la mauvaise infinité (qualitative, puis quantitative) dans la Logique de l’Être22. Dans un deuxième temps, Hegel substitue à la mauvaise une « bonne » métaphysique dont la position épistémologique et ontologique fondamentale est le refus du « mythe du donné », l’antériorité de la médiation à l’égard de l’immédiateté : l’immédiat (le « donné ») est toujours médiatisé au sein de « l’espace du concept », il est constitutivement second. Toutefois, ce point de vue, qui prend la relève de celui de la métaphysique naïve, risque de n’apparaître que comme son simple renversement. C’est pourquoi, dans un troisième moment, un troisième moment dont Sellars a cru (à tort, selon moi) pouvoir faire l’économie, il convient de revenir à la métaphysique, et même à la plus « naïve », pour y déceler la diction de ce qu’a de plus propre le « savoir absolu » (qui, tel que je le comprends, n’est rien d’autre qu’une « position de savoir », et surtout pas un savoir « total », si cette notion peut avoir un sens23). La provocation de Hegel s’exprime là avec toute sa force : il nous invite à penser qu’en un sens la seule manière de sortir de la métaphysique est de nous installer en elle, de comprendre qu’on ne peut pas et qu’on n’a pas à en sortir.
Jean-François Kervégan, ancien élève de l’École Normale Supérieure, agrégé de philosophie et docteur d’État en philosophie, est Professeur de philosophie à l’Université Paris-I Panthéon-Sorbonne et membre de l’Institut Universitaire de France (chaire de Philosophie de la normativité). Les travaux de Jean-François Kervégan se situent à l’intersection de trois domaines : la philosophie classique allemande (avec Hegel et Kant comme objets privilégiés), la philosophie politique (théorie de l’État et de la souveraineté, politique et conflictualité) et la philosophie du droit (théorie de la normativité, rapports entre normativité juridique et éthique). Il est notamment l’auteur de Hegel, Carl Schmitt. Le politique entre spéculation et positivité, PUF, « Léviathan », 1992, rééd. PUF, « Quadrige », 2005 ; Hegel et l’hégélianisme, PUF, « Que sais-je ? », 2005 ; L’Effectif et le rationnel. Hegel et l’esprit objectif, Vrin, « Bibliothèque d’histoire de la philosophie », 2008. On lui doit également la traduction, parue aux PUF en 1998 (rééd. 2003), des Principes de la philosophie du droit de Hegel.
1 Hegel, Histoire de la philosophie, trad. Garniron, t. 7, Vrin, 1991, p. 1893 (W 20, p.483). Les indications figurant entre parenthèses renvoient aux Hegels Werke [W], Suhrkamp, 1986, 20 volumes.
2 Voir à ce sujet Paul Redding, Analytic Philosophy and the Return of Hegelian Thought, Cambridge UP, 2007, ainsi que le dossier « Hegel pragmatiste » publié dans Philosophie, 99 (2008).
3 Voir Encyclopédie, t. I, § 65, trad. Bourgeois, Vrin, 1970, p. 330 (W 8, p. 154) : « l’entendement métaphysique » se caractérise par « son ‘ou bien — ou bien’ ». Voir aussi Encyclopédie, Préface de la 2e édition t. I, p. 126 (W 8, p. 24) : « On ferait mieux de ne pas parler du tout de philosophie aussi longtemps […] qu’on n’a savoir que du ou bien — ou bien ».
4 Hegel, Encyclopédie, t. I, § 27, p. 294 (W 8, p. 92).
5 B. Longuenesse, Hegel et la critique de la métaphysique, Vrin, 1981. Voir la récente réédition augmentée du livre : Hegel’s Critique of Metaphysics, Cambridge University Press, 2007.
6 Hegel, La raison dans l’histoire, trad. Papaioannou, UGE, 1970, p. 115 (W 12, p. 40).
7 Hegel, Science de la Logique, 1 : L’Être (1812), trad. Jarczyk-Labarrière, Kimé, 2006, p. 37 (W 5, p. 60).
8 Hegel, Science de la Logique, 1 : L’Être (1812), p. 5 (W 5, p. 15).
9 Hegel, Histoire de la philosophie, t. 3, p. 516 (W 19, p. 151).
10 Voir Hegel, Science de la Logique, 1 : La Doctrine de l’Être (1832), Introduction, Kimé, 2007, p. 22 (W 5, p. 37).
11 Voir, outre les textes déjà cités à la note 3 : Hegel, Encyclopédie, t. I, § 32 Addition, p. 487 (W 8, p. 97-98) ; § 60 Add., p. 321 (W 8, p. 142) ; § 95 Add, p. 358 (W 8, p. 200).
12 Voir Hegel, Science de la Logique, 1 : L’Être (1812), p. 110-113 (W 5, p. 151-156).
13 Hegel, Science de la Logique, 3 : La logique objective ou doctrine du concept (1816), trad. Jarczyk-Labarrière, Aubier, 1981, p. 379-385 (W 6, p. 560-565).
14 Voir Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, trad. Bourgeois, Vrin, 2006, p. 142 (W 3, p. 90-91).
15 Hegel, Science de la Logique, 3 : La logique objective ou doctrine du concept, p. 381 (W 6, p. 562).
16 Voir J. McDowell, « Hegel et le mythe du donné », Philosophie 99 (2008), pp. 46-62 ; voir également L’esprit et le monde, Vrin, 2007, p. 148.
17 W. Sellars, Empirisme et philosophie de l’esprit (1956), Éditions de l’Éclat, 1992, p. 48.
18 Sellars, Empirisme et philosophie de l’esprit, p. 18.
19 McDowell, « Hegel et le mythe du donné », loc. cit., p. 49.
20 Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, trad. citée, p. 660 (W 3, p. 588-589).
21 Hegel, Science de la Logique, 3 : La logique objective ou doctrine du concept, p. 391 (W 6, p.571).
22 Voir Science de la Logique, 1 : La Doctrine de l’Être (1832), pp. 117 sq. et 218 (W 5, pp. 151 sq. et 262-263).
23 Voir à ce sujet J.-F. Kervégan, Hegel et l’hégélianisme, PUF, 2005, p. 66-67.