Recension – Le paysage sonore, Le monde comme musique
Le paysage sonore, Le monde comme musique, par Muray Schafer, Réédition 2010, traduction de l’anglais, révisée par Sylvette Gleize, préfaces de Louis Dandrel, Jean-Claude Risset, Postface de Christian Hugonnet, Nicolas Misdarriis et Patrick Susini. Wildproject, Collection domaine sauvage, dirigée par Baptiste Lanapeze
Alors que nous proposions en Juin 2010 un article sur Implications philosophiques consacré à la notion de paysage sonore et à la naissance de l’écologie acoustique, nous ne nous doutions pas qu’au même moment se préparait la sortie d’une réédition en français de l’ouvrage fondateur de Muray Schafer, Le Paysage sonore (The Soundscape, our sonic environment and the tuning of the world, paru en 1977). Cette réédition vient donc à point nommé pour tous ceux qui souhaiteraient découvrir une pensée dont nous commentions tantôt la surprenante richesse.
Un « éclaireur »
Comme le rappelle Muray Schafer dans une préface destinée spécialement à cette réédition française, les recherches dont The Soundscape fait état ont été entreprises dans les années 60. Le Centre d’études pour la Communication et les Arts de l’Université Simon-Fraser de Vancouver est alors le cadre de nombreuses expériences, portant sur la perception de l’environnement sonore. Si l’enjeu du livre est donc ancré dans un cadre théorique, Schafer entend bien initier une prise de conscience dont les retombées doivent être politiques : celle de la saturation de notre environnement sonore quotidien dont la conséquence paradoxale est un appauvrissement croissant. Cet appauvrissement est moins à comprendre en terme quantitatif que qualitatif : rémanence des sons de l’industrie, disparition de sonorités naturelles, brouillage des sources dans la masse, intensités croissantes empêchant une audition qualifiée…Par ses constats, Schafer est donc un « éclaireur », comme le note d’emblée Louis Dandrel dans sa Préface. Mais tout l’intérêt de la démarche de Schafer n’est pas d’en rester à une critique : il propose des solutions, qui passent moins, en premier lieu, par des propositions de législation anti-bruit que par une réflexion approfondie sur l’audition. Comment entendons-nous ? Qu’a-t-on cessé d’entendre ? Là réside le cœur de la démarche de Muray Schafer, telle qu’elle est exposée dans The Soundscape.
Pédagogie de l’écoute et ré-harmonisation
Le soundscape, équivalent sonore du landscape, est un terme qui a fait date dans les études musicologiques. Il pose le cadre théorique du projet : il s’agit d’abord de penser ce paysage sonore qualifié, historiquement mouvant, symboliquement chargé, et dans lequel nous évoluons, trop souvent, sans prendre garde à son organisation subtile, à ses plans et arrières plans, à sa trame comme à ses détails. Critiquer l’appauvrissement de l’environnement sonore repose donc avant tout sur une étude de ce dernier, étude qui doit créer de nouveaux outils conceptuels (terminologie du landscape : keynote sounds ou tonalités, soundmarks ou empreintes sonores, signal sounds ou signaux…) et méthodologiques (fieldrecording comme enregistrement phénoménologique, marches et rapport d’écoute…). Combattre le bruit, c’est d’abord l’écouter, et en cela Schafer se place bien dans la perspective d’un Cage. Cependant, comme le rappelle justement Jean-Claude Risset dans une des deux préfaces qui introduisent à cette réédition, Murray Schafer ne considère pas, comme l’auteur de Silence, que tout est musique, bien que la formule « le monde comme musique » choisie pour rendre l’expression « tuning of the word » puisse prêter à confusion sur ce point. La visée de l’étude des sons reste incontestablement la requalification de notre environnement sonore, laquelle passera non seulement par une écoute renouvelée mais, plus concrètement, par une création sonore (sound design) qui doit se charger de rendre plus harmonieux le monde des sons, de réparer l’environnement sonore. C’est sur ce point que l’héritage de Schafer est le plus notable dans la recherche actuelle.
Échos contemporains : sound design, interdisciplinarité, écologie
Si Schafer est donc un « éclaireur », c’est en ce qu’il est suivi de quantités de projets de recherches, dont les premiers sont fondés par lui-même au Canada : le World Soundscape Project, et le World Forum for Acoustic Ecology (Forum mondial pour l’écologie acoustique). La position de Schafer concernant la pollution sonore a donné lieu à quantité de travaux pour lutter de manière qualitative contre cette dernière : non pas en tentant simplement d’imposer des seuils en décibels (limitation quantitative) mais en proposant plutôt de ré-harmoniser par le sound design les paysages sonores dans lesquels nous évoluons. C’est ce que rappellent Nicolas Misradiis et Patrick Susini, dans leur Postface, qui fait le lien entre les travaux de Schafer et les activités du département Recherche-Développement de l’IRCAM. Car si la création acoustique peut être mise au service d’une lutte contre la cacophonie contemporaine, elle ne peut le faire qu’en suivant la démarche même de Schafer, à savoir une approche multidisciplinaire, qui allie sociologie, psychologie, acoustique, musicologie et ethnomusicologie… Le lecteur du Paysage sonore ne pourra ainsi qu’être frappé par l’envergure du propos de l’auteur, qui passe de la symbolique des sons naturels à des considérations sur le dépassement du mur du son en aéronautique, en passant par des développements sur l’industrie automobile, ou sur les sonorités de l’orchestre occidental au 19e siècle. La largeur du champ thématique n’a pourtant pas pour conséquence un flou méthodologique, et le propos reste à la fois cohérent et rigoureux. L’interdisciplinarité de la démarche de Schafer convoque in fine ses lecteurs à mettre en place les conditions institutionnelles du sound design : comme le rappelle Schafer dans la préface de cette réédition, le travail dont Le Paysage sonore fait état s’arrête en 1975. Si l’auteur a depuis lors continué ses recherches, il invite aussi ses lecteurs à « prendre la relève » : entendons par là une invitation non seulement à se placer dans la situation de « clairaudience » nécessaire pour toute ré-harmonisation de l’environnement sonore, mais plus concrètement une invitation à penser les structures pédagogiques au sein desquelles l’éducation à cette « clairaudience » peut avoir lieu. Le texte de Schafer nous renvoie ainsi à la nécessité d’une approche transversale du phénomène sonore pour la constitution d’une écologie acoustique efficace.
Ce thème de l’écologie, si important pour Schafer, constitue certainement le biais par lequel son texte suscite, au delà de la question du son, le plus de réflexions pour un lecteur actuel. Comme l’auteur le rappelle, toujours dans sa préface :
Quand j’ai écrit Le paysage sonore, le mot « écologie » était en train de naître. À une époque où le bruit peut encore être dangereux, nous allons devoir de plus en plus compter sur l’écologie sonore et le design sonore pour nous sauver du chaos.
La foi de Schafer en l’écologie nous reconduit cependant à sa définition particulière de la démarche écologique : laquelle n’est pas une simple défense, protection d’un environnement (démarche conservatrice) mais repose sur l’implication, l’intervention des acteurs contemporains pour opérer une ré-harmonisation de ce dernier. Le propos de Schafer nous rappelle ainsi que l’ambition écologique ne saurait se passer d’une réflexion première sur la notion même d’environnement, sur ses présupposés symboliques, esthétiques, voire métaphysiques. Si le propos de Schafer peut donc être tout à fait saisi dans son rôle fondateur pour toute la recherche actuelle en design sonore, cette filiation ne doit pas nous faire oublier la richesse philosophique d’un texte qui, même s’il ne réfléchit pas tous ses présupposés, donne au lecteur à penser par sa conception particulière du paysage.
Arrière plan philosophique : la notion d’harmonie du monde
En effet, la position de Schafer est plus subtile qu’une simple défense naïve de la Nature comme fond originaire. Cette subtilité joue sur deux plans : du son naturel au son artificiel et inversement. Schafer définit la nature comme « une immense composition musicale » : la nature est vécue « comme musique », dans un processus d’artialisation, où l’image par excellence culturelle de l’orchestre pourvoit une grille de lecture du paysage sonore naturel. Mais l’inverse est tout aussi important. Si Schafer conçoit en effet la nature comme musicienne, il définit notre musique comme dépendante de l’environnement sonore dans lequel elle se constitue (voir les analyses de l’auteur sur l’espace de la salle de concert). Plus profondément, c’est le principe de l’harmonie interne aux sons naturels que la musique se charge d’exprimer. Dans ce rapport complexe de musicalisation du naturel et de naturalisation de la musique, le son naturel est dès lors moins un type de sons qu’une relation harmonieuse que le sujet entretient avec le paysage sonore, relation qu’il s’agit de préserver.
Le caractère métaphysique du propos de Schafer est évident : l’environnement sonore est musical (« le monde comme musique ») dans la mesure où il exprime une harmonie entre l’homme et la nature. Schafer hérite en cela de positions philosophiques, dont certaines sont explicites. Thoreau est ainsi convoqué dès la troisième page du Paysage sonore pour son affirmation fameuse dans Walden : la musique, ce sont « des sons, les sons qui nous entourent, que nous soyons ou non dans une salle de concert ». L’influence de Thoreau sur Schafer est très sensible (en cela, le Canadien se rapproche d’ailleurs de John Cage). Dans le chapitre de Walden intitulé «Sounds», Thoreau développait en effet une conception d’un son naturel traversé de références, et se refusait à une opposition frontale entre sons culturels et sons dits naturels. La nature est bien plutôt le rapport harmonieux de ces sources. Cette conception est elle-même héritée de l’Essai d’Emerson, Nature, où cette dernière est saisie comme un environnement présentant une organisation interne, dont le chiffre est pour Emerson la marque de la création divine. Schafer, dans sa théorie du paysage sonore, hérite de cette conception et la notion de « tuning of the world », fondamentale dans sa théorie du soundscape, est inséparable de cette perspective métaphysique. L’avant dernière phrase de la Préface de Schafer pour cette réédition est en cela particulièrement révélatrice :
Qu’on me permette de livrer au lecteur cette pensée : il n’existe pas dans la nature de bruits capables de nous faire du mal. Dieu fut (entre autres) un ingénieur sonore de première force.
Dès lors, c’est, paradoxalement, par le biais d’une thèse métaphysique posant une harmonie entre l’homme et le monde, harmonie dont la musique exprime le chiffre, que le paysage sonore peut être compris aussi bien comme cultural soundscape que dans ses aspects biologiques. C’est que la préservation, avant de porter sur les sons, porte sur notre relation au paysage sonore : là est le sens profond de ce que l’on nomme l’écologie sonore. Et là réside la condition de possibilité d’une écologie comme sound design, c’est-à-dire qui ne se contente pas de préserver mais qui « poursuit (…) dans cette voie [créatrice] pour concevoir les paysages sonores de demain. »
Les applications actuelles du propos de Schafer sont réelles, aussi bien en création musicale (n’oublions pas que le fieldrecording est aujourd’hui un courant essentiel de la création électroacoustique) que théorique (analyse et synthèse, recherches sur la signalétique, dont Nicolas Misradiis et Patrick Susini rappellent l’importance). Mais il serait dommage d’oublier les partis pris philosophiques d’un texte qui marquera les lecteurs par une forme de mysticisme. Cette tonalité du texte, souvent laissée de côté comme naïve ou dépassée, doit être prise au sérieux tant elle est essentielle pour comprendre le sens de la démarche écologique pour Schafer.
L’originalité d’un style tissé de témoignages auditifs
Les lecteurs profanes ne manqueront pas d’être séduits par la clarté, la fluidité et le caractère pédagogique du propos de Schafer, dont l’activité comme professeur est d’ailleurs au fondement de sa conception du sound design. La variété des exemples, des approches et des tons (technicité et lyrisme se côtoient souvent) sont sûrement à la base de l’engouement que le livre a suscité dès sa parution. Les lecteurs plus spécialistes profiteront quant à eux d’une nouvelle édition, enrichie de quatre préfaces synthétiques. La traduction révisée de Sylvette Gleize rend parfaitement un style dont l’un des traits les plus remarquables est un sens réel du néologisme : soundscape, soundmark, schizophonia sont autant de trouvailles dont l’emploi est passé dans le vocabulaire de la réflexion musicale. Le caractère souvent littéraire (se reporter notamment aux premiers chapitres sur les descriptions des sons de l’environnement naturel) et très imagé du texte est parfaitement rendu, ainsi que son sens de la formule.
Mais c’est au cœur de la méthode de Schafer que se comprend l’une des particularités les plus marquantes de son style : l’art de la citation. Dans un passage de l’introduction intitulé « des témoins auditifs » (p. 30), Schafer en rend compte comme suit :
Le talent de romanciers tels que Tolstoï, Thomas Hardy ou Thomas Mann, qui ont su saisir les paysages sonores de leur époque et de leur pays, nous a permis de reconstituer le passé.
La citation littéraire répond à un problème méthodologique réel : comment faire une généalogie des paysages sonores, notamment préindustriels, alors que nous ne possédons pas de trace de ces derniers ? Là où une généalogie des paysages visuels peut faire fond sur quantité de documents (cartographie, peinture…), le son apparaît encore une fois comme un parent pauvre de l’attention au perçu. Ce sont ainsi les textes des auteurs décrivant les sons de leur époque qui servirent à Schafer de matériau. Si cette méthode repose évidemment sur un principe discutable d’authenticité, elle permet cependant de fournir un matériau certes problématique, mais dont la richesse expressive, des chants populaires norvégiens à la prose de Pasternak, participe finalement de cette musicalité du monde dont Le Paysage sonore prend la défense.