Les rapports entre reconnaissance et réification : le sens de la notion de réification
Nous avons rendu compte dans un précédent article du changement définitionnel de la notion de réification et du lien évident qu’elle entretient avec celle de reconnaissance et, par là, établit sa valeur et son importance au sein de la théorie honnethienne. Nous souhaiterions maintenant examiner plus avant le rapport entre la reconnaissance et la notion de réification. Au chapitre II, Honneth reprend les analyses de Lukács, Heidegger et Dewey pour dégager une première définition du concept en question.
La réification, pour Lukacs lu par Honneth, est l’attitude qui consiste à percevoir les autres et la nature comme des choses[1]. Le mode de production capitaliste a créé des relations réifiées et des conduites « réifiantes » comme l’égoïsme, le triomphe des intérêts économiques ou l’absence d’empathie. Sa thèse défend plus précisément l’idée que la réification est devenue comme une seconde nature de l’homme. Autrement dit, au cours du processus de socialisation, le système de comportement réifiant devient « naturel ». La thèse de Lukács était que la généralisation de l’échange marchand sous le capitalisme a pour conséquence la réification, c’est-à-dire la réduction à l’état de choses de réalités qui, en elles-mêmes, n’en sont pas : ainsi, dans l’échange marchand, non seulement toute réalité se présentant comme marchandise (y compris une capacité proprement humaine, telle la « force de travail ») est réduite au rang de chose dotée d’une valeur d’échange quantifiable, mais les autres hommes ne sont plus traités que de façon purement instrumentale, et nos propres qualités et capacités personnelles et subjectives ne sont plus considérées que comme économiquement valorisables. Chez Lukács, la réification est donc tout autant le processus de transformation des sujets en « observateurs passifs »[2] que l’aboutissement de ce procès. Axel Honneth a pour objectif[3] de réactualiser ce concept de réification dans le cadre de sa propre théorie de la reconnaissance.
Ce qui le préoccupe fondamentalement, c’est de résoudre « l’aporie » lukacsienne : comment en effet est-il possible de soutenir la thèse que les sujets peuvent perdre cette « forme de comportement originaire » alors qu’elle est toujours déjà « profondément enracinée dans la vie humaine »[4] ? Est-il alors toujours pertinent de définir la réification comme un procès social alors que la capacité amoindrie ou perdue est pensée comme fondant et structurant les rapports sociaux ? Pour ce faire, il met l’accent sur des aspects du concept déjà présents chez Lukács :
- l’idée de la généralisation dans les sociétés marchandes d’une « attitude réifiante »[5] consistant dans l’adoption systématique de la posture d’un spectateur désengagé, jetant sur le monde, les autres et soi-même une attitude de neutralité extérieure, distante, objectivante et calculatrice ;
- le développement totalisant du processus de réification ; la définition de la notion à la fois comme procès et résultat ;
- ainsi que, et principalement, l’idée de la réification est présentée comme un procès de « recouvrement », une forme de dissimulation d’un fondement essentiel et structurel dans les relations interindividuelles.
Rappelons seulement la définition proposée par Lukács au début de l’article « La réification et la conscience du prolétariat » : « […] elle repose sur le fait qu’un rapport, une relation entre personnes prend le caractère d’une chose et, de cette façon, d’une « objectivité illusoire », qui, par son système de lois propre, rigoureux, entièrement clos et rationnel en apparence, dissimule toute trace de son essence fondamentale : la relation entre hommes »[6].
Par conséquent, Honneth, à la suite de Lukács, va poser la réification comme un fait social et non une faute morale. Dans Histoire et conscience de classe, Lukács articule les conceptions marxistes de l’aliénation aux visions wébériennes de la rationalisation du monde pour voir dans la réification la forme moderne de l’aliénation sociale. Aux yeux d’Honneth, il semble que Lukács ne soit pas allé assez loin en réduisant la réification à un effet du capitalisme et de la marchandisation du monde. Il franchit donc un pas en soutenant que la réification ne concerne pas seulement la manière de traiter les autres, mais qu’elle est un rapport au monde et à soi-même -d’où la possibilité nouvelle d’une « auto-réification »- par lequel la connaissance inscrit une coupure radicale entre sujet et objet alors que la reconnaissance précède la connaissance. Il faut reconnaître ce qui nous attache aux autres et aux choses avant que de s’en distinguer.
D’où, il ne saurait non plus être question d’une simple erreur catégoriale ; la réification relève plus fondamentalement d’une praxis manquée pour Lukács. Ce qui n’est cependant pas sans soulever la question de ce que pourrait être, a contrario, une praxis vraie ou authentique. Celle-ci serait-elle plus « directe », « organique », « intersubjective » ? Et comment pourrait-elle l’être ? Ce sont ces questions qui indiquent le projet honnethien, c’est-à-dire celui de penser l’envers de la réification à partir des traces laissées par Lukács, tout en dépassant les « apories » de sa pensée.
Cependant, « l’aporie » soulevée par Honneth nous semble issue de sa relecture, parfois surprenante, au chapitre I, d’Histoire et Conscience de classe. Notre propos étant centré sur les chapitres II, III et IV, nous n’aborderons pas ces différences[7].
Parlant d’anthropologie philosophique, Honneth ne peut passer sous silence toute l’affinité intellectuelle qui unit les réflexions de Lukács avec celles à peu de chose près contemporaines de Martin Heidegger et de John Dewey. Ces philosophes aussi cherchent quelque chose comme une solution de rechange à la représentation par trop traditionnelle opposant un sujet neutre et un monde objectif. En s’appuyant, ensuite, à la fois, et de manière contrastée, sur Heidegger et sur Dewey, Honneth en appelle à la notion heideggérienne de « souci » et à la critique du « modèle du spectateur » de Dewey pour affirmer la priorité ontologique et non seulement sociale, de la reconnaissance.
Pour l’auteur d’Être et temps, d’abord, c’est bien toute la philosophie moderne qui est marquée par une sorte de « cécité ontologique » dans son incapacité à voir que « le monde est toujours déjà ouvert pour l’activité du Dasein »[8]. En effet, l’attitude réifiante de l’homme par rapport au monde qui l’entoure n’est pas donnée, ou « naturelle », car l’homme se rapporte au monde dans un engagement intéressé. C’est cet intérêt, ou ce « souci », qui fait que l’homme découvre son monde signifiant. C’est pourquoi le concept de « souci » ou « d’engagement soucieux » doit venir marquer cette participation existentielle, première, indéfectible au monde, venant, du même coup, se lover sous n’importe quelle forme de réification. C’est là la grande force de Heidegger selon Honneth, son ontologie épurée, mais également sa plus grande limite puisqu’elle est difficile à traduire en termes sociologiques.
En ce qui a trait à Dewey, Honneth est surtout frappé par la manière dont il lie constamment la saisie de la réalité à une expérience plus holistique, plus émotionnellement déterminée et qui serait toujours de l’ordre d’une participation intéressée. Dans deux essais intitulés Affective Thought et Qualitative Thought, Dewey cherche en effet à montrer qu’il n’y a pas d’opposition sujet-objet à proprement parler, mais une forme d’ « interaction » qui fait en sorte que les hommes sont engagés dans le monde. Axel Honneth traduit ainsi le « souci » heideggérien par « la perspective du participant »[9], c’est-à-dire l’adoption du point de vue d’autrui ainsi que la compréhension des motifs de l’action de l’autre. Les interrelations humaines exigent par conséquent une « disposition affective »[10] qui n’est rien d’autre que la reconnaissance. La reconnaissance est, selon l’auteur, le fondement même du « tissage de l’interaction sociale »[11]. Avant l’attitude réifiante, qui est la saisie neutre de la réalité (par exemple la connaissance), il y a reconnaissance. Cela explique pour quelles raisons Axel Honneth, dans le second temps ou chapitre de l’ouvrage, défend la thèse du primat de la reconnaissance sur la connaissance.
Aude Malkoun-Henrion
[1] HONNETH Axel, La Réification. Petit traité de théorie critique, traduit de l’allemand par Stéphane Haber, Paris, Gallimard, 2007. p. 29 : « Ainsi, ce que Lukács entend sous le terme de « réification », c’est la disposition (Habitus) ou encore l’habitude correspondant à l’attitude simplement contemplative par laquelle l’environnement naturel, le monde social, ainsi que les capacités du sujet, sont saisis d’une manière désintéressée et affectivement neutre, à la manière des choses ».
[2] Ibid., p. 72
[3] Ibid., p. 72 : « […] comment formuler aujourd’hui et à nouveaux frais un concept de « réification » qui tienne compte des intuitions originaires de Lukács ? »
[4] Ibid., p. 73
[5] Lukács, Histoire et Conscience de classe, pp. 113-114
[6] Ibid., p. 110
[7] Notre principale remarque porterait sur le fait que Honneth considère apparemment que le phénomène de réification chez Lukacs coïncide avec « l’objectivation de notre pensée » et que « pour finir, tout processus social qui exige une telle objectivation serait déjà une manifestation du processus de réification » (pp. 74-75). Il nous paraît intéressant de souligner que, dans Histoire et Conscience de classe, Lukács démontre que ce n’est pas l’objectivation en elle-même qui est une activité réifiante et qu’il n’est donc pas possible de les identifier systématiquement l’une à l’autre ; mais plutôt que c’est la disparition (ou leur dépendance, soumission) de (ou à) tout autre mode de rapport à soi, aux autres et au monde au profit de la modalité objectivante et, ce, dans tous les champs de l’activité humaine et particulièrement ceux qui nécessitent, afin d’être authentiquement vécus, un autre type de modalité. Ce n’est pas la « neutralisation » (« de notre reconnaissance préalable ») en elle-même qui est réifiante chez Lukács, comme semble le suggérer Honneth (La Réification, p. 75). Mais c’est bien plutôt la neutralisation généralisée et généralisante qui devient un procès de réification, quand la neutralisation n’est plus que le seul mode effectif de rapport à soi, aux autres et au monde, lorsque cette dernière devient un mode de rapport totalisant et, de ce fait, exclusif. De plus, Lukács insiste également sur le fait que l’aptitude participative n’est jamais entièrement ni définitivement perdue. En effet, la « rationalisation du monde » n’est qu’ « en apparence intégrale » puisque bien qu’effective, elle reste formelle : elle est n’est que l’ « illusion selon laquelle toute la vie sociale serait soumise à des lois d’ « airain éternelles » et qui « doit nécessairement se dévoiler également comme telle, comme contingente » (HCC, p. 130). Dans le travail, par exemple, le processus de réification est décrit ainsi par Lukács: « […] on y voit une rationalisation sans cesse croissante, une élimination toujours plus grande des propriétés qualitatives [au profit bien entendu de celles « quantitatives »] et individuelles du travailleur » (p. 115). M. Löwy soutient cette perspective dans sa thèse intitulée: « Pour une sociologie des intellectuels révolutionnaires. L’évolution politique de Lukács. 1909-1929 », au chapitre II, p. 295.
[8] HONNETH Axel, La Réification. Petit traité de théorie critique, traduit de l’allemand par Stéphane Haber, Paris, Gallimard, 2007., p. 35
[9] Ibid., p. 41
[10] Ibid., p. 43
[11] HONNETH Axel, La Réification. Petit traité de théorie critique, traduit de l’allemand par Stéphane Haber, Paris, Gallimard, 2007. p. 67