L’échelle humaine dans l’architecture contemporaine
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L’échelle humaine dans l’architecture contemporaine, dimensionnement sensible
La fin du XXième siècle et début du XXIième sont marqués par un accroissement massif des mobilités, à l’échelle de la ville, ainsi qu’au niveau du territoire national et international, engendrant des problématiques urbanistiques auxquelles sont confrontées nos villes contemporaines.
Face à ce changement d’habitudes des usagers qui se déplacent plus et plus vite, ainsi qu’à la densification des réseaux de transports qui en résulte, l’architecture est amenée à proposer des infrastructures innovantes dans le but de permettre un accès fluide à ces réseaux, tout en mettant ces derniers en relation entre eux.
Ainsi, une certaine échelle, celle de la construction, et celle de la mise en système de ces mobilités, est défiée, alors que l’échelle humaine, celle du piéton, doit être ramenée au sein de ces espaces.
Se pose donc la question du rapport entre l’échelle humaine et l’échelle du monument puisque le gigantisme des infrastructures engendre une problématique qui s’exprime à la fois en termes de lisibilité, d’accessibilité et d’hospitalité. La réflexion se mène alors en deux temps ; elle porte tout d’abord sur le caractère subjectif des paramètres entrant en jeu dans la perception de ces échelles, puis sur la nature de ce dimensionnement sensible qui tend à donner à l’outil symbolique sa place dans l’appréhension de l’architecture contemporaine.
Échelles et échelle, il est alors toujours question d’accéder, et d’aller vers, dans un mouvement ascensionnel, du petit au grand, du lent vers le rapide, du proche vers le lointain. Un premier aspect de la notion est tout d’abord constaté, celui qui met en lumière un certain consensus autour du caractère subjectif de la notion d’échelle humaine.
L’observation peut donc être simple premièrement, comme cette constatation sommaire faite dans la seconde Grand Central de New York : « Même si l’espace ne manque pas dans la conception d’ensemble, il est parfois difficile d’intégrer de petits éléments dans un plan fonctionnel : ainsi de ces lignes de guichets (…) qui doivent être facilement repérables et garder une taille humaine d’un abord confortable. » [1]
Néanmoins, au delà du simple fait que l’échelle humaine suppose une lecture de l’espace par le détail, c’est dans la relation qu’entretient ce dernier avec l’édifice que se situe l’intérêt du questionnement.
L’échelle humaine peut alors être considérée comme fonction de l’appréhension confortable, d’un corps, dans un espace, qui ne subit aucune rupture de perception qualifiable de mise en situation d’infériorité, ou de supériorité, de l’édifice par rapport à l’individu. Ne s’établit donc pas de discontinuité, dans la perception du lieu, pouvant créer un sentiment d’oppression, de malaise, ou encore de déroute.
Cependant, cette première définition appelle un approfondissement de la notion.
Ainsi, d’une manière générale, l’échelle humaine a été abordée dans l’histoire de l’architecture, en faisant appel à des données chiffrées et autres ratios que les théories du nombre d’Or, ou bien encore du Modulor, ont développés.
Or, que cette échelle fasse appel à des données normatives, du moins en terme de proportion est admis. Ce qui importe néanmoins, c’est de déterminer la manière dont la perception de l’environnement, et de ses différentes échelles, peut être influencé par une diversité de paramètres autres. C’est ce que prétend Philippe Boudon, architecte-urbaniste spécialisé en épistémologie, lorsqu’il aborde la notion de changement d’échelle en architecture. Il soutient que cette dernière « renvoie à des considérations dépassant la dimension concrète de l’édifice. » [2] Il propose donc une approche plus qualitative que quantitative. Et reprend « L’échelle en soi n’existe pas, il existe des échelles qui sont autant de pertinences diverses » [3]
De plus, il est une forte tendance à penser, chez une majorité d’architectes, que l’idée d’échelle appelle une appréhension spécifique qui se fait à travers l’expérience. C’est en effet ce que soutient Ioeh Ming Pei dans un interview du Nouvel Observateur daté du 17 février 1984 [4] : « La notion d’échelle, le point clef de notre métier, ne s’apprend pas théoriquement. Seule l’expérience vous l’enseigne. »
Plus précisément par rapport à l’échelle humaine, Charles Moore et Gerald Allen soulignent le fait que : « En général, un édifice dont les formes ont un sens pour l’homme nous sera plus sensible qu’un édifice qui tenterait de rester en rapport avec les dimensions du corps. Le premier représente ce que nous entendons par « échelle humaine ». [5] Utiliser l’expression « un sens pour l’homme » n’est donc pas anodin parce que faisant référence à une qualité d’espace basée sur l’interprétation, individuelle ou collective, et sur l’émotion, qui s’oppose alors quasiment à une évaluation normée du milieu.
Ainsi, le rapport entre échelle humaine et échelle monumentale s’effectue à travers une attitude faisant à la fois appel à une analyse quantifiable, mais qui fait aussi entrer en jeu une dimension subjective inhérente à la perception sensible des lieux.
Dans un second temps, ce dimensionnement de l’espace sensible consiste à donner une échelle humaine, à un espace ayant néanmoins potentiellement une grande taille, à partir de variables qui sont à déterminer.
Boudon explore alors le fonctionnement de cette approche non-objective de l’échelle afin d’en comprendre les mécanismes et d’en rapporter les composantes. « C’est dire qu’il y a multiplicité d’échelles, ou encore que l’échelle est en son principe multiplicité, toujours autre. Les seuls points de vue symbolique, optique, ou de visibilité (…) ne sont que de possibles éléments d’une liste qui pourrait être en théorie, infinie. » [6]
De plus, Charles Moore et Gerald Allen décortiquent eux aussi le fonctionnement de la perception de l’échelle humaine. Ils appuient leur analyse sur le fait que cette perception est plus basée sur la forme et les volumes d’une architecture, que sur une évaluation mesurable, et supposent : « Il semble, paradoxalement, que cette signification appartienne plus au domaine de la forme qu’à celui de l’échelle et plus précisément au domaine des formes qui ont un sens pour l’homme. Il est intéressant de noter que la signification de cette autre expression ambiguë, « échelle monumentale », procède également du domaine de la forme plus que de celui de l’échelle. » [7]
Ceux-ci considèrent par ailleurs que l’espace sensible ne se réduit pas à une seule dimension, mais à une diversité de dimensions, elles-mêmes fonction de critères culturels, à la fois individuels et collectifs.
Ces deux approches procèdent de la pensée selon laquelle l’utilisation de l’outil symbolique est un instrument potentiel pour donner une échelle humaine à un lieu qui peut être en même temps qualifié de grand. L’échelle humaine devient donc l’expérience d’un rapport perceptif, entre un individu et une architecture, qui place l’homme au centre de la composition en lui propose un dessein clairement identifiable et accessible. Ce phénomène fait donc tout aussi bien appel à la sensation du mouvement du corps dans l’espace, qu’à l’interprétation sensible et intellectuelle des qualités du lieu.
Ainsi, Christiana Mazzoni, architecte et écrivain ayant largement étudié les gares contemporaines, observe : « Le débat alimenté aujourd’hui par les spécialistes, et les projets de gare de ces dernières années, témoignent d’un renversement de tendance visant à privilégier, de nouveau, et contre les intérêts liés au profit et au rendement économique, la construction d’un espace collectif à grande valeur symbolique. » [8]
Or, que les pôles multimodaux soient en redéfinition à l’heure actuelle puisque la démultiplication des réseaux a engendré la démesure de leur structure, ainsi que la perte de repères de la part des usagers, appelle la considération des échelles dont ils sont fonction. Ces dernières échelles, et plus particulièrement la recherche de l’échelle humaine, font intervenir une appréhension sensible des lieux alors capable de susciter un sens nouveau pour les gares, et plus particulièrement à travers le symbole.
La conception d’un bâtiment dessiné dans la volonté d’exprimer une idée spécifique, est en effet susceptible d’utiliser le symbole pour délivrer un message, une impression, voire une atmosphère. C’est ce qu’exprime Christian Norberg-Schultz, architecte, par ces mots « A travers la symbolisation, l’homme parvient à transcender la situation individuelle et à prendre part à une vie sociale et orientée. » [9]
Enfin, la question de l’échelle humaine ouvre la perspective de nouveaux espaces à construire, de nouveaux lieux à raconter.
C’est l’idée que développe Philippe Hamon, autour d’une réflexion menée par Philippe Boudon, qui approfondit cette manière d’aborder l’espace narratif en relatant que : « Tantôt l’architecture est assimilée (…) à l’éloquence, car comme cette dernière elle sait être à la fois utile et agréable. » Ainsi, par le biais d’articulations de volumes entre eux, la dimension narrative d’une construction permet de donner à vivre un espace à partir d’un but énoncé. L’architecture compose donc à partir de rythmes, de mesures, et d’harmonies, mais aussi de tons, accords, crescendo, ou encore dissonances, une partition qui admet dans ces lignes les pauses et les mouvements. [10]
Le choix de la narration, à travers la dimension sensible d’un espace, est donc un instrument efficace parce que susceptible de donner sens à un lieu, et, ainsi, d’en provoquer une certaine perception chez la majorité de ses usagers. Il permet la perception collective d’un espace et de son sens, ainsi que la reconnaissance potentielle d’usages pour un lieu. Il identifie des espaces et en détermine une fonctionnalité ainsi qu’une poésie intelligible par une population donnée.
Un espace peut donc avoir une échelle humaine, malgré sa très grande dimension, si l’espace, lisible, cohérent, et organisé, préfigure une dynamique d’appréhension qui s’adresse à l’individu.
Cécile Bukowski
[1] Sheppard Charles, Les gares, Chefs d’oeuvre de l’architecture, PML, 1997, p 55
[2] Boudon Philippe (sous la direction de), De l’architecture à l’épistémologie, PUF, Paris, 1991, p 72
[3] Boudon Philippe (sous la direction de), De l’architecture à l’épistémologie, PUF, Paris, 1991, p 84
[4] Ibid p 234
[5] Moore Charles et Allen Gerald, L’architecture sensible, Espace, échelle et forme, Dunod, Paris, 1981, p 23
[6] Boudon Philippe (sous la direction de), De l’architecture à l’épistémologie, PUF, Paris, 1991, p 80
[7] Moore Charles et Allen Gerald, L’architecture sensible, Espace, échelle et forme, Dunod, Paris, 1981, p 23
[8] Mazzoni Christiana, Gares, architectures 1990-2010, Actes Sud, Marseille, 2001, p 17
[9] Norberg-Schultz Christian, La signification dans l’architecture occidentale, p 428
[10] Boudon Philippe (sous la direction de), De l’architecture à l’épistémologie, PUF, Paris, 1991 p 154
J’ai beaucoup appris,
Il est bon de lire quelquechose et de se dire ‘je n’avais jamais pensé à ça’, ‘je n’avais jamais pris cet angle là’.
Merci à l’auteur