Deleuze et la biologie
Introduction
Dans Différence et répétition (DR), Deleuze met en place une conception de l’idée intensive et différentielle. Pour ce faire, il met systématiquement face à face des thèmes scientifiques et philosophiques. Deleuze les concilie, il crée des « collages » entre les textes scientifiques et philosophiques pour rendre compte de sa théorie de l’idée intensive et différentielle. Il y a constamment des passages entre les sciences et la philosophie. Deleuze intègre une terminologie scientifique à son discours, qu’il met aussi en parallèle avec des concepts d’autres philosophes.
Dans « les dynamismes ou drames » (DR, 279-282), Deleuze adopte trois attitudes face aux textes des biologistes. Soit il les cite, soit il s’y réfère, soit il les intègre à son discours. Ces trois attitudes sont caractéristique d’un mode rhétorique emprunté à la littérature appelée « l’intertextualité ».
Cette notion est apparue la première fois chez J. Kristeva et reprise, peu de temps après, par Roland Barthes ou le groupe Tel Quel. Elle opère une rupture avec les notions de source et d’influence considérées comme des moyens d’analyse des relations entre les différents textes. Les notions d’« influence » ou de « source » mettent l’accent sur les étapes préparatoires du texte. Or on ne retient du texte que son état actuel puisque nous travaillons sur le texte tel qu’il nous est présenté. Il ne s’agit pas d’analyser de quelle manière les autres textes donnent au texte présent sa forme actuelle, mais d’étudier comment ce présent texte transforme, assimile ou disperse les textes qui ont servi à son élaboration[1]. Il s’agit de faire jouer les corps de textes, leur structure pour en dégager une force pour la pensée.
Dans « A quoi reconnaît-on le structuralisme? »[2], Deleuze ne parle à aucun moment de cette notion, il se sert de Roland Barthes et du groupe Tel Quel comme des exemples pour montrer qu’« en vérité il n’y a de structure que de ce qui est langage ». Tous deux tiennent « un langage silencieux », un « langage des signes », qui met en lumière une nouvelle dimension du texte en se mesurant « aux découvertes et créations singulières dans chacun de ses domaines » (Ibidem). Ces auteurs considèrent les textes comme des matériaux pour la pensée. C’est pourquoi Deleuze s’y intéresse.
Cela dit, Deleuze va généraliser leur pratique structurale, puisqu’il ne se contente pas de faire jouer les textes philosophiques entre eux pour une approche philosophique ; mais intègre des discours de nature différente : la science pure et les arts. Il étend le processus d’intertextualité vers un système interdisciplinaire. Comme le rappelle François Zourabichvili au chapitre consacré au discours indirect libre, dans La philosophie de Gilles Deleuze, « la philosophie est un style au même titre qu’une œuvre romanesque ou qu’un poème, c’est-à-dire ne loge dans une ou plusieurs propositions mais dans les failles rythmiques qui disjoignent les propositions tout en les liant. Les concepts sont donc liés à des thèmes plutôt qu’à des thèses. »[3]. Il s’agit pour Deleuze d’intégrer le dehors de la philosophie, comme les sciences, la littérature ou les arts, à la philosophie. En généralisant le processus littéraire d’ « inter-intertextualité », Deleuze brise les frontières entre la science et philosophie.
C’est précisément ce que Sokal relève dans les Impostures intellectuelles. Il dénonce l’usage « narratif » et « abusif »[4] des concepts scientifiques, que peuvent faire des philosophes comme Deleuze. Le recours abondant à des théories scientifiques sans rendre compte du sens spécifique de chaque terme contribue, selon Sokal à une « intoxication par les mots » ou à une « indifférence pour leur signification » (Ibidem). Pour Sokal, ce passage direct entre les sciences et la philosophie fait l’objet d’un processus de métaphorisation de la terminologie scientifique. Ce qui par conséquent produit un discours obscur et erroné plus qu’un éclaircissement de concepts déjà compliqués. L’emprunt d’un terme scientifique pour un propos philosophique atteste d’une « confusion mentale » ou d’une « indifférence » à l’égard des sciences (Ibidem). Les scientifiques, ici représentés par Sokal, ne reconnaissent pas la possibilité d’une relation inter-textuelle entre les sciences et la philosophie. Ces deux disciplines n’ont pas les mêmes objets d’études, les mêmes buts et les mêmes démarches.
Cette démarche qui consiste à instaurer, par le biais des textes, des jeux de miroir entre les philosophes et les scientifiques est problématique; puisqu’elle instaure des brouillages sémantiques entre les différentes disciplines. Sauf que ce brouillage n’est qu’apparent, puisque les relations inter-textuelles entre les sciences et la philosophie concourent à instaurer un dialogue entre les sciences et la philosophie, en d’un dépassement de la nature respective de la science et de la philosophie.
Si Deleuze intègre les théories scientifiques à son discours, en vue d’une nouvelle définition de la science, de la philosophie, et de leur relation, alors Deleuze ne contribue-t-il pas alors à une nouvelle approche de la connaissance du vivant ?
Pour répondre à cette question, on étudiera le rapport que le texte deleuzien entretient avec les sciences et la philosophie. Autrement dit, on analysera la manière dont Deleuze opère l’intégration des sciences au discours philosophique et les conséquences que cela peut avoir sur les conceptions communes de la science et de la philosophie.
On essaiera de montrer qu’à chacune de ses thèses Deleuze y joint une théorie scientifique et ce pour l’élaboration d’une nouvelle approche de la connaissance.
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Un concept mathématique comme outil pour s’acheminer vers la structure de l’idée
Dans « La méthode de dramatisation »[5], Deleuze s’explique sur la manière dont l’Idée se constitue. L’Idée deleuzienne n’est plus une réponse à la question platonicienne « Qu’est-ce que ? » mais aux questions « Qui ? », « Comment ? », « Dans quel cas ? ». Ces diverses questions attestent de la multiplicité de l’Idée. La question « Qu’est-ce que ? » qui permet à Platon d’accéder à l’essence des choses ou à leur Idée, suppose un idéal type ou un modèle intelligible des choses opposé au sensible qui n’en est qu’une imitation. Or pour Deleuze l’idée doit être adéquate à l’objet qu’elle définit. L’idée deleuzienne est « une objectivité », qui correspond, comme telle, à une façon de poser les questions. Elle ne répond qu’à l’appel de certaines questions. » (Ibid, p. 132). Il faut selon la méthode bergsonienne « tailler pour l’objet un concept approprié à l’objet seul, concept dont on peut encore à peine dire que se soit encore un concept, puisqu’il ne s’applique qu’à cette seule chose. »[6]. Définir ce qu’est une chose, se donner les moyens d’en avoir une Idée, ne consiste pas, pour Deleuze, à prendre l’objet d’un point de vue surplombant, d’un point de vue d’ensemble pour émettre des généralités. Au contraire, il faut prendre la chose de l’intérieur pour dégager sa structure. Ce que rend possible le « procédé de vice-diction [qui] consiste à parcourir l’idée comme une multiplicité. La question n’est plus de savoir si l’Idée est une ou multiple, ou même les deux à la fois; « multiplicité », employé comme substantif, désigne un domaine où l’idée, par elle-même […] ne peut être déterminée que par les questions qui ? Comment ? Combien où et quand ? Dans quel cas ? Toutes formes qui en tracent les coordonnées spatio-temporelles. » (MD, p. 133-134) De telle sorte que c’est « l’inessentiel qui comprend l’essentiel, et qui le comprend seulement en cas. » (Ibid, p. 133) Accéder à l’Idée ne consiste plus à aller vers un idéal transcendant ou de hautes généralités qui dépassent le sensible, comme c’est le cas chez Platon. Au contraire son accès se fait par une recherche du singulier au sein même du donné. L’idée n’est plus transcendante, une et immuable, mais elle est une multiplicité, immanente et hétérogène. L’idée est immanente parce qu’elle s’attache au donné, et hétérogène parce que la singularité du donné ne peut être atteinte qu’à l’aide des multiples questions énumérées plus haut et permet de cerner le donné dans sa diversité.
L’idée est une multiplicité, une variété, une « organisation propre au multiple en tant que tel, qui n’a nullement besoin de l’unité pour former un système. L’un et le multiple sont des concepts de l’entendement qui forment des mailles trop lâches d’une dialectique dénaturée procédant par opposition. […] La multiplicité variable, c’est le combien, le comment, le chaque cas. Chaque chose est une multiplicité pour autant qu’elle incarne l’Idée. » (Ibid, p. 236). L’opposition renvoie au jugement dialectique et négatif de la représentation. Contre cette pensée du négatif, Deleuze convoque le calcul différentiel, qui lui permet de penser l’idée dans toute sa positivité. Il en retient l’interprétation de Russell selon laquelle « la notion de limite est une notion purement ordinale » et non plus négative comme c’était le cas chez Carnot. Selon ce dernier, le calcul différentiel était « une erreur utile » (Ibid, 230) qui compense une plus grande erreur. L’idée est différence de différence, et c’est par cette multiplicité différentielle, « multiplicité définie et continue, à n dimensions […] par dimensions, il faut entendre les variables ou coordonnées dont dépend un phénomène; par continuité, il faut entendre l’ensemble des rapports entre les changements de ces variables. » (Ibid, 236-237) qu’elle retrouve toute sa réalité. Elle entretient alors un rapport adéquat avec le donné diversifié.
De cette définition de l’idée comme multiplicité, il en découle trois conséquences pour les éléments qui la constitue: « ils n’ont ni forme sensible, ni signification conceptuelle, ni dès lors fonction assignable. », puis ces rapports constituent des « liaisons idéales, non localisables », et enfin, ces liaisons idéales, non localisables constituent « la liaison multiple idéale » ou « un rapport différentiel […] qui doit s’actualiser dans des relations spatio-temporelles diverses, en même temps que ses éléments s’incarnent actuellement dans des termes et formes variées. L’idée se définit ainsi comme une structure. » (Ibid, 237) Les éléments constitutifs de l’Idée-structure ne préexistent pas à l’Idée, ils se forment par son actualisation. Autrement dit, le sens des termes ne préexiste pas la détermination ou actualisation de l’Idée, mais se constitue par les relations des rapports que les éléments entretiennent entres eux. L’idée est la structure même des choses, et peut s’appliquer à tous les domaines de réalité, qu’elle soit physique, biologique, mathématique, sociologique, etc. L’idée est alors une structure universelle, objective et positive de toute chose.
2. Des « modèles techniques » pour la pensée.
Dans « La méthode de dramatisation », Deleuze compare la structure différentielle ou mathématique de l’Idée à la formation d’un œuf. Suite à ce parallélisme, Noël Mouloud (philosophe ayant contribué à une dimension structurale de l’épistémologie32) dit bien ne pas bien comprendre comment « le développement des concepts dans les sciences mathématiques, puisse être comparé à un déploiement biologique, à la « croissance d’un œuf ». » (MD, 146). Il est possible que cette incompréhension soit due au passage direct entre les deux disciplines sans qu’il y ait eu entente sur leur terminologie respective. Le calcul différentiel se préoccupe de la place à accorder aux différences infinitésimales dans la mesure des quantités et ce sans fausser le calcul. Et les dynamismes organisateurs de l’œuf rendent comptent de la manière dont se forme l’embryon. S’il y a passage entre les mathématiques et la biologie, c’est que, répond Deleuze, « l’idée toute entière est prise dans le système mathématico-biologique de la différent/ciation. » (DR, 285) Les dynamismes mathématiques et biologiques rendent comptent de la structure et de la manière dont se compose l’idée. Ils sont les différenciants de la différence, ils relient les disparités entre elles, et constituent l’hétérogénéité de l’idée, et sont alors à la fois ceux des mathématiques et ceux de la biologie. En effet, les dynamismes biologiques par lesquels l’œuf se constituent sont du même ordre que ceux du calcul différentiel: ils lient et intègrent des disparités entres elles. Ces derniers sont alors considérés « comme des modèles techniques pour l’exploration des deux moitiés de la différence, la moitié dialectique et la moitié esthétique, l’exposition du virtuel et le procès de l’actualisation. » (Ibidem). La différence se scinde en deux moments, le premier est dialectique, idéel et le deuxième est esthétique et actuel. La dialectique est le moment rhétorique, et l’esthétique renvoie à la sensation. Les dynamismes mathématiques constituent le premier moment de la différence et les dynamismes biologique le second. La différentiation est le moment idéel, dialectique et objectif de la différence, celui de la formation de l’idée différentielle, avec le calcul différentiel. Et la différenciation est le moment actuel, celui où les relations différentielles constituées par le calcul différentiel « créent des espaces et des temps d’agitation ». En effet, « les embryologistes montrent bien que la division d’un œuf en partie reste secondaire par rapport à des mouvements morphogénétiques autrement significatifs, augmentation de surfaces libres, étirement des couches cellulaires, invagination par plissement, déplacements régionaux des groupes. Toute une cinématique de l’œuf apparaît, qui implique une dynamique. » (Ibid, 277).
L’idée est un complexe « mathématico-biologique », parce qu’elle est différentielle, et expérimentation de la manière dont on se compose. C’est-à-dire qu’elle rend compte du passage du virtuel à l’actuel.
Deleuze, après Bergson, pense le « virtuel » comme le réel indéterminé et l’ « actuel » consiste en l’actualisation de ce virtuel, par création de nouveauté. Le virtuel c’est « l’idée […] réelle sans être actuelle, différentiée, sans être différenciée, complète sans être entière. » (Ibid, 276). L’actuel et le virtuel renvoient à deux types de réalités, aux deux moments de la différence. Quand le virtuel n’est pas actualisé, il est différentié dans son contenu, quand il s’actualise, il se différencie. Autrement dit, l’actualisation du virtuel se fait par différence. La relation entre l’embryologie expérimentale et l’idée différentielle renvoie aux deux sens de l’expérimentation. Dans tous les cas, on fait l’expérience de la manière dont on se compose. Le calcul différentiel permet d’aller à la structure de l’Idée et les embryologistes donnent la voie pour aller à la structure organique du vivant. C’est pourquoi le moment actuel ou esthétique renvoie à l’expérimentation organique ou vitale de la pensée. Deleuze reprend les notions bergsoniennes de « virtuel » et d’ « actuel » pour penser le devenir ontologique de la pensée. Ainsi « les larves portent les idées dans leur chair » mais seulement « quand nous en restons aux représentations du concept.» (Ibid, 283). Autrement dit, à ce stade le processus de « différent/ciation » n’est pas encore abouti. Pour qu’il le soit, il faut aller en deçà de l’ordre de la représentation.
3. L’inter-relation entre les sciences et la philosophie comme moyen pour penser la « perplication » de l’idée
La dramatisation est la force liante des deux moments de la différence. D’une part, elle rend possible les relations réciproques entre les dynamismes mathématiques et biologiques; et d’autre part elle intègre ces dynamismes à la philosophie. Elle est le différenciant de la différence, c’est-à-dire qu’elle rend compte du passage entre les sciences mathématiques, la biologie et la philosophie. En effet, « la dramatisation se fait dans la tête du rêveur, mais aussi bien sous l’œil critique du savant » (Ibid, 282). La dramatisation est pensée grâce au rapport entre les sciences et la philosophie et non seulement par la philosophie seule. L’imagination dont la dramatisation est un effet nous fait donc passer « de la science aux rêves et inversement.» (Ibid, 284). C’est grâce à l’imagination que l’on peut retrouver le donné tel qu’il est donné. C’est assez paradoxal: l’imagination est plus souvent comprise comme une faculté pour s’extraire de la réalité telle qu’elle est donnée. Est-ce qu’alors la dramatisation, effet de l’imagination, ne produit-elle pas des métaphores ? La métaphore est un procédé littéraire par lequel le sens d’un terme est substitué à un autre, son sens d’origine se trouve alors fondu à l’autre, par analogie. Même si les sciences servent de modèle pour la pensée, est-ce que leur intégration dans un contexte philosophique, n’atteste pas d’un processus de métaphorisation?
Sokal dans les Impostures intellectuelles critique Deleuze sur ce point et fait une comparaison entre l’usage de la métaphore en poésie et en philosophie. Selon Sokal la métaphore a pour fonction « d’éclaircir un concept peu familier en le reliant à un concept qui l’est plus – pas l’inverse. »[7]. Il prend l’exemple de l’explication d’un concept technique de théorie quantique à l’aide d’un concept derridien et en constate une incompréhension générale de la part des physiciens. Ce que Sokal veut montrer par cet exemple est l’inutilité de l’intégration de théories scientifiques hors de leur contexte d’origine et pose la question suivante: « Ne s’agit-il pas plutôt de faire passer pour profonde une affirmation philosophique ou sociologique banale en l’habillant d’une terminologie savante? » (Ibidem)
Quand Deleuze expose sa théorie de l’idée différentielle et se sert du calcul différentiel, il dit bien qu’ « il n’y a nulle métaphore, sauf la métaphore consubstantielle à l’Idée, celle du transport dialectique ou de la diaphora. » (DR, 235). Diaphora vient du grec et renvoie au « différent » et au « transport ». Comme on l’a vu en 1, l’idée deleuzienne est intrinsèquement multiple et se compose par intégration de disparités. C’est ce transport ou intégration de différences qui permet l’accès un donné. Quand Deleuze dit que la métaphore est consubstantielle à l’idée comprise comme diaphora ou transport de différence, il affirme, par l’absurde, l’absence totale de métaphores. En effet, si l’idée est une métaphore, alors le donné auquel on accède par l’idée est lui aussi métaphorique. Et si tout le donné est métaphorique, alors il n’est plus possible de parler de métaphore. Il n’y a donc aucune métaphore dans le passage que Deleuze opère entre les sciences et la philosophie. Que se soit les dynamismes mathématiques ou la biologiques, tous deux permettent de rendre compte de la possibilité de l’émergence de la pensée. Cette dernière s’instaure, par collages ou couplages d’éléments hétérogènes. La relation entre le calcul différentiel et la philosophie permet de construire l’idée-problème comme champ problématique.
En effet, le calcul différentiel rend compte des mouvements d’intégrations par lesquels l’idée se constitue. Il révèle la structure interne de l’idée et le mouvement dynamique par lequel elle se compose. D’où le rôle différenciant des dynamismes spatio-temporels. Ils relient les divers points différentiels entre eux pour former l’hétérogénéité de l’idée. Le calcul différentiel constitue « l’alphabet de ce que signifie penser » (DR, 235) en tant que « les idées contiennent toutes les variétés de rapports différentiels et toutes les distributions de points singuliers, coexistant dans des ordres divers et « perpliquées » les unes dans les autres. » (Ibid, 266). L’idée se comprend alors comme « perplication » (Ibid, 242), au sens où elle est « cet état des Idées-problèmes, avec leurs multiplicités et variétés coexistantes, leur détermination d’éléments, leur distribution de singularités mobiles, et leur formation de séries idéelles autour de ces singularités. » (Ibid, 359). L’idée est alors un champ problématique dans lequel chaque idée est en relation avec un point singulier d’un domaine particulier de connaissance. Par exemple, l’Idée physique renvoie à la réalité de l’atomisme, et l’Idée biologique renvoie à l’organisme (Ibid, 239). Pour comprendre ce qu’est l’organisme, Deleuze s’attache à la composition de ce dernier et peut donc écrire: « Le double aspect du gène est de commander à plusieurs caractères à la fois, et de n’agir qu’en rapport avec d’autres gènes. » (Ibid, 240). La relation entre les gènes est semblable à celle des éléments du calcul différentiel. En effet, la composition génétique d’un organisme est pensée sur le modèle de l’intégration différentielle et rend compte de la coexistence des différents types d’idées entres elles (Ibid, 241). Le calcul différentiel permet d’accéder à l’idée comme champ problématique, où prolifère diverses idées en relation réciproque. L’idée est donc intrinsèquement multiple et ne peut advenir que par collages ou pliages qui s’intègrent les uns aux autres. Autrement dit, sans son caractère « perpliquée », l’idée n’aurait aucune existence.
Conclusion
Le recours aux sciences mathématiques ou biologiques permet d’accéder à l’idée comme multiplicité. En effet, les sciences sont un matériau pour la pensée philosophique, qui sans elles ne pourraient avoir aucune objectivité, universalité ou positivité. Peut-être que la critique de Sokal au sujet de l’intégration de la science à la philosophie renvoie à une opposition entre l’abstrait et le concret. Dans son exemple Sokal avait opposé l’exposition d’un concept technique de physique quantique à celle d’un concept derridien. Or le projet empiriste de Deleuze est justement de penser la philosophie en relation avec un domaine extérieure à elle (ici les sciences) pour lui rendre toute sa dimension concrète. L’empirisme est un projet philosophique qui s’efforce de briser la dichotomie entre les sciences et la philosophie, au point qu’« il n‘y a que l‘empiriste qui puisse dire: les concepts sont les choses mêmes, mais les choses à l‘état libre et sauvage, au-delà des prédicats « anthropologiques ». Je fais, refais et défais mes concepts à partir d’un horizon mouvant, d’un centre toujours décentré d’une périphérie toujours déplacée qui les déplace et les différencie. » (Ibidem). Le projet empiriste consiste précisément à briser les frontières entre la science et la philosophie afin de construire une philosophie à l’état pur ou une philosophie du concret. Les relations entre les sciences et la philosophie ne sont alors plus exclusives, mais inclusives. Toutes deux se répondent ou s’intègre l’une à l’autre pour retrouver les choses à l’état pur par le biais du concept.
Hélène Letzelter
[1] Sophie Rabau, L’intertextualité, Paris, Flammarion, coll. GF-Corpus/Lettres, 2001, p. 16.
[2] G. Deleuze, « A quoi reconnaît-on le structuralisme ? » in L’île déserte: textes et entretiens 1953-1974, Dir. D. Lapoujade, ed. De Minuit, 2002, p. 239 (ID).
[3] François Zourabichvili, Deleuze une philosophie de l’évènement, in F. Zourabichvili, A. Sauvagnargues et P. Marrati, La philosophie de Gilles Deleuze, Quadrige, PUF, 2004, p. 112.
[4] Sokal et Bricmont, Imposture intellectuelles, ed. Odile Jacob, 1997, p. 15.
[5] « La méthode de dramatisation » (MD) in ID, pp.131-163.
[6] Bergson, La pensée et le mouvant, Puf, Quadirge, p. 223.
[7] Sokal et Bricmont, op. cit., p. 19.