Gadamer – recension
Isabel Weiss, Gadamer, Bibliothèque des philosophies, Vrin, 2009, 23 Euros.
Introduction
Comprendre est plus qu’une manière de connaître, c’est une manière d’être de l’Homme. Voici en quelque sorte la conviction sur laquelle repose l’herméneutique, du moins telle qu’elle fut comprise et développée par Gadamer. L’herméneutique trouve historiquement son point de départ dans le problème qui concerne le langage et les textes, puis, au cours du XXième siècle, elle prend un ultime virage en s’engageant sur le terrain philosophique et ontologique, notamment sous l’impulsion de Heidegger. L’herméneutique est alors devenue une voie majeure, à côté de la philosophie analytique, pour entériner le dépassement de la voie métaphysique. Une question toutefois demeure : l’herméneutique pourra-t-elle se présenter comme une alternative assez nette au courant analytique, à sa manière de quadriller le langage et de poser les normes de la rationalité ? (p. 207). En s’attachant à la figure de Gadamer, Isabel Weiss nous donne dans son ouvrage des éléments de réponse.
Gadamer est un penseur qui se révèle particulièrement sensible à la tradition et à sa capacité à transmettre des interrogations à travers les âges et dont la force se conserve par delà la diversité des contextes. Il existe une permanence de l’interrogation. En un sens, la vie de Gadamer est un miroir de sa conception de l’herméneutique car il n’a cessé de se former au contact des autres. C’est à ce titre que l’ouvrage de Isabel Weiss, Gadamer, une herméneutique philosophique, se révèle essentiel pour qui souhaite appréhender l’originalité de ce penseur. Gadamer a tenté de s’arracher au cadre kantien, notamment par une double critique de la conscience historique et esthétique. Il est à noter que Gadamer a pris du temps avant de se penser lui-même comme philosophe, de sorte qu’il puise chez Heidegger et Hegel sans être lui-même en position de philosophe. « Les éléments singulier de sa pensée ne se détachent pas avec autant d’évidence que chez certains de ses contemporains. » (p. 17)
La question de savoir si un parrainage hégélien peut être partiel sans menacer la cohérence du propos est un des fils conducteurs de l’ouvrage. Il s’agit de comprendre dans l’horizon de la totalité d’un sens. Gadamer a proposé un programme qui reste malheureusement inachevé, car les continuateurs (Ricoeur, Vattimo, Rorty) se fédèrent plutôt dans le rejet de la totalité, du système. Bien plus qu’une simple introduction à la pensée de Gadamer, il s’agit ici de re-découvrir ce programme, de revenir, en quelque sorte, à l’intuition originaire de l’herméneutique philosophique.
La vérité de l’art et sa signification herméneutique
L’auteur s’attache à replacer le problème dans une perspective plus générale. A cette fin elle rappelle que pour Gadamer, l’herméneutique est d’abord une pratique. L’art de comprendre, l’exigence méthodique est donc repensée en direction de la pratique. Parler comme exister, c’est produire un effort, un dépassement. Il nous faut percevoir à quel point, dans l’optique qui est celle de Gadamer, le langage possède une dimension existentielle. Ce qu’il entend contester, c’est le statut de la méthode comme question première ou préalable. Parce que la vérité est événement, la méthode ne peut prendre le statut de thème premier. Et il va jusqu’à dire que la philosophie n’a pas d’histoire, toute question philosophique est à la fois reprise et actuelle.
La cohérence de la pensée herméneutique tient pour une large part au fait que ses critères se donnent à travers une médiation historique, une tradition, un héritage au sein duquel ils ont déjà été mis à l’épreuve. La compréhension peut se définir comme appropriation appropriée. « Appropriation » d’un objet car elle assimile un objet extérieur, « appropriée » parce que l’attitude herméneutique suppose un sens du contexte, de la situation, de la disposition dans laquelle se trouvent le soi et l’autre.
Isabel Weiss souligne le fait que la pensée de Gadamer s’inscrit dans un humanisme réactivé, notamment par les concepts de sens commun et de tact. Il s’agissait pour lui de redonner à ces concepts une dignité philosophique que les Lumières ont quelque peu entachée, en ravalant le sens commun à quelque chose de négatif (« on ne peut aller contre le sens commun »).
Après un premier moment consacré à repréciser les contours de l’herméneutique, l’ouvrage s’attache ensuite à isoler et à retracer le premier faisceau de critiques dirigées contre la conscience esthétique. Pour Gadamer, la réforme kantienne de la connaissance a pesé négativement sur la fondation ultérieure des sciences de l’esprit et il convient de rétablir ces savoirs sur d’autres bases. Tel est le sens du projet de destruction de la conscience esthétique. Cette critique, dans les faits, vise principalement le formalisme de l’esthétique kantienne.
La reprise herméneutique de la contribution spécifique de l’art à la connaissance a pour ambition de montrer comment les sciences de l’esprit peuvent produire des vérités sans être prisonnières des tendances ou du sentimentalisme. La tâche est d’autant plus ardue que les sciences esthétiques ont eu une fâcheuse tendance, avec Goethe, Rousseau ou Schiller, à renforcer les aspects irrationnels, en particulier en faisant référence à des concepts comme les sentiments ou l’intuition.
Il faudra donc corriger ce tournant à la fois formaliste et subjectiviste pris par les esthétiques romantiques pour retrouver dans l’art une dimension spéculative. C’est dans ce cadre qu’intervient la réhabilitation de la rhétorique dans Vérité et méthode. Les arguments de Gadamer contre la conscience esthétique convergent finalement vers l’idée d’abstraction, à laquelle aboutit naturellement le mouvement de la pensée kantienne.
L’insertion de l’art dans la vie est une réalité avant d’être un objet d’analyse. Il s’agit avant tout de réinvestir le concept de vécu esthétique. Toutes les analyses inspirées par ce mouvement de subjectivation (l’idéal formel, la perception pure) aboutissent à une même aporie : l’impossibilité de s’accorder avec l’expérience que nous faisons de l’art. En effet, la pensée abstraite et formelle n’est finalement pas autre chose qu’une forme aiguë de pensée à distance alors que le « comprendre » de l’herméneutique ne cherche pas tant à supprimer la distance, qu’à trouver la bonne distance. S’opposant en cela à Paul Valery, ou à une certaine lecture de Paul Valery, Gadamer s’attache à penser l’identité de l’œuvre. Le lecteur ou le spectateur ne sont pas les créateurs de l’œuvre, ce serait oublier les contraintes de création de l’œuvre. L’identité est la condition de toute saisie particulière. Mais elle n’est ni absolue ni relative. Contre le relativisme herméneutique, Gadamer explique que l’œuvre se donne avec des contraintes qui lui sont propres et qui s’imposent aussi bien à celui qui produit qu’à celui qui la reçoit. Toute cette conception repose en fait sur celle de la virtualité du sens. Toute notre historicité s’effacerait si elle ne se prolongeait dans des exécutions et des interprétations multiples.
En posant la question en ces termes, il s’agit de comprendre que ce qui est préservé, c’est avant tout la possibilité de transmettre un sens, même quand le monde qui a vu germer l’œuvre s’est éteint. A cet égard, on peut penser à l’exemple des traductions.
L’expérience herméneutique dans les sciences de l’esprit : la tradition comme horizon
La problématique historique est posée dans le dernier paragraphe de la première partie de Vérité et méthode à travers une critique du principe de reconstitution de l’intention de l’auteur. Pour Gadamer, c’est toute la philosophie qui chez Hegel tient lieu d’herméneutique.
La finalité de l’histoire est la deuxième figure du débordement du fini par lui-même qui est la conception du comprendre. Pour Gadamer, le souci historique consiste à confronter son propre horizon à celui du passé. Toutefois, dans sa Postface de 1972, il reconnaît lui-même la partialité de sa relecture de l’histoire de l’herméneutique, et notamment de Schleiermacher. Comme le reconnaît Isabel Weiss, la lecture de ces passages de Vérité et méthode est rendue difficile car Gadamer fait subir des déplacements aux références. Cela est particulièrement patent pour les passages consacrés à Hegel, car les termes utilisés par Gadamer ne correspondent pas exactement à ceux de Hegel. Par ailleurs, Gadamer est un héritier de la lecture fautive qu’en donne Heidegger et il reprend ainsi la construction d’un sens donné d’avance, éliminant par là même la dimension spéculative chez Hegel.
Pour Gadamer, il est rationnel du point de vue historique qu’il y ait du préjugé. C’est là une condition et une exigence de la raison historique que Gadamer relie à l’herméneutique de la facticité. L’idée de cercle herméneutique intervient ici de façon centrale dans les tentatives significatives de définition de l’herméneutique. Le préjugé permettra de le modérer, de l’aménager, de le corriger. Ce n’est pas un présupposé plus radical , puisqu’il se veut justement négateur de toute présupposition en réfutant un aspect incontournable de la réalité de toute interprétation. Il ne s’agit pas d’oublier ses opinions, mais de s’ouvrir aux autres. L’idéal de neutralité ne correspond pas à la réalité des conditions générales de la compréhension. Toutefois, afin de lui rendre justice, Isabel Weiss n’oublie pas de signaler que sur la question du statut du préjugé et de l’autorité, Gadamer n’a pas négligé les nuances que pouvait lui apporter sa discussion avec Habermas. En effet, le recours à la tradition n’est pas un impératif historique. Il n’y a pas de place dans l’herméneutique pour une autorité qui se légitimerait d’elle-même.
L’auteur nous rappelle que la tradition qui intervient dans l’interprétation n’est pas seulement un autre par rapport à nous, un ensemble de pensée qui se constituerait en dehors de nous c’est-à-dire un facteur d’étrangeté. La pré-compréhension constitue la première des conditions herméneutiques. Cette anticipation et bien un postulat formel général, mais il ne se réduit pas à cela, il implique aussi ce que Gadamer appelle des attentes de sens transcendantes. Comprendre pour Gadamer se situe dans un entre-deux du familier et de l’étranger.
Dans la perspective herméneutique celui qui ne manque pas d’horizon est celui qui sait hiérarchiser et distinguer les plans, qui sait regarder au-delà du plus immédiat, autrement dit non pas simplement juger, mais évaluer, mesurer, interpréter
A la lisière du relativisme phénoménologique et herméneutique de l’existence
Gadamer conteste cependant dans la manière hégélienne de penser le devenir historique la digestion de l’historique dans l’absolutisation de la conscience de soi. Il convient de rappeler avec force que dans toute la philosophie de Gadamer, l’expérience est expérience d’une butée, d’une limite, d’où le caractère spécifique de la souffrance qui ne nous donne pas à voir telle limite mais la conscience de notre être comme limite. « Ainsi, l’expérience véritable est celle qui donne à l’homme la conscience de sa finitude. »
Le concept de question a une portée herméneutique décisive. Sans saisie de la question la signification d’un texte reste opaque, il n’y a de texte que parce que qu’il y a des questions à faire apparaître et à adresser à quelqu’un. Comprendre suppose d’entrer dans un horizon herméneutique, un horizon interrogatif.
C’est cependant le statut du concept d’existence, envisagé dans l’optique de l’amplification du comprendre qui, dans la pensée hégélienne, semble insuffisant aux yeux de Gadamer. La décision elle-même suppose ce sens de la situation dont Gadamer parlait à propos de l’humanisme et de la morale anglo-saxonne, qui demande de se laisser agir par un ensemble extérieur de facteur.
L’universalité de l’herméneutique philosophique : l’humain en dialogue
Dans le compte-rendu, particulièrement détaillé et argumenté, que donne I. Weiss, elle insiste sur la dimension critique bien plus que fabricatrice que cette pensée adopte dans son acception gadamarienne. L’essentiel de la démarche méthodique de l’herméneutique peut se résumer ainsi : ne pas brandir un étalon fixe, exogène à ce à quoi il s’applique mais, au contraire, veiller toujours au caractère approprié des normes et des mesures qu’on se donne chaque fois pour apprécier un contenu ou un vécu. (P. 159.)
S’attardant sur l’essence dialogique du langage, I. Weiss, réexamine le débat qui oppose Habermas à Gadamer. Habermas a reproché à Gadamer de ne pas suffisamment prendre en compte les limitations qui affectent la possibilité pratique de l’entente, dès lors que la discussion ne bénéficie pas d’un éclairage réflexif suffisant.
Quels arguments la philosophie peut-elle développer pour sortir de l’affrontement d’un langage contre un autre, alors que le langage est lui-même placé en position d’arbitre ? Gadamer se confronte à Hegel précisément sur ce terrain. Le statut de l’altérité intervient dans la compréhension de soi.
Toutefois, I. Weiss insiste particulièrement sur ce point, les arguments de Gadamer pour fonder l’universalité du dialogue peuvent être appréhendés d’une double manière : soit dans la solidarité avec la question de la finalité de l’histoire et du langage. Soit dans leur différence avec la compréhension hégélienne de la rationalité de l’histoire et du statut du fini. Lorsque Gadamer préserve l’idée de vérité et de sens des choses mêmes ce n’est pas pour se fermer les perspectives interprétatives. En l’absence d’une reconnaissance d’une vérité possible des énoncés, quelle forme de validation peut-il exister ?
La dimension spéculative du langage se montre dans la capacité du dialogue à saisir le particulier, l’événement, l’œuvre et la multiplicité qu’ils présentent depuis une donation plus ample d’unité et de totalité. Elle cristallise ce qui pour Gadamer fait l’essence du langage, la médiation du fini et de l’infini. En ce sens, on peut se demander si la finitude humaine ne représente pas tant une limite qu’un seuil, le langage serait porteur d’une certaine infinité renvoyant à la totalité du langage. Gadamer a du affronter une critique forte, venant de Derrida : il fut en effet accusé par ce dernier de défendre une conception de la raison unitaire et totalitaire, qui ne prendrait pas suffisamment en compte l’irréductibilité du pluralisme individuel, les obstacles à l’entente, les phénomènes de fuite, de refus.
L’idée de mesure correspond à ce qui est visé ici : une adéquation qui n’est pas de l’ordre de l’exact, mais de l’approprié, du convenable. On ne peut être juste dans le domaine moral si on ne prend pas en considération le milieu de ce qu’il faut faire pour préserver l’harmonie d’un moment. A l’arrière-plan se dessine une philosophie de l’humanité. Si la vie éthique ne dispose pas d’un art tout constitué, cela ne doit pas entraîner une déresponsabilisation individuelle, un renoncement à la quête du meilleur. De ce point de vue, l’existence éthique est toujours herméneutique dans la mesure où le comprendre et l’agir sont d’autant plus ouvert qu’ils sont tenus par la nécessité de l’avoir à être. Le sujet de l’herméneutique langagière reste l’homme et le sens ne peut être compris que dans le langage. L’absolu ne met pas en cause cette facticité car l’humain reste la mesure du sens, mais il caractérise le soulèvement de l’humain au delà de lui-même qui crée une communauté, une éthique.
Conclusion
« L’herméneutique apparaît par là comme une manière de répondre au désenchantement du monde contemporain. » (p. 13)
Gadamer n’est pas nihiliste : son herméneutique repose sur une transcendance dans le langage qui signale un sens de l’hétérogénéité. L’interprétation n’est pas seulement discours et réalité, mais une manière pour le discours et la réalité de se dépasser ou de dépasser leur propre finitude. La démarche de Gadamer aboutit à revaloriser le concept d’absolu là où la conscience historique et les sciences contemporaines de l’esprit ont eu tendance à le congédier et à l’inverse, à introduire de la virtualité là où elles se sont laissées aller à une pente presque dogmatique. Le formalisme de la méthode à cet égard, conduit à ramener les choses à l’anhistorique.
A l’arrière-plan de cette présentation de la pensée de Gadamer se dégage ainsi la vision d’une refonte de la société, où serait privilégiée la puissance créatrice de l’individu sur son pouvoir d’adaptation. La pratique du détour rappelle en continu qu’un renouvellement authentique exclut tout geste tranchant. Gadamer insista tout au long de sa vie sur la difficulté à faire entendre ce qui n’est pas assez nouveau. On ne peut véritablement affirmer l’universalité de l’herméneutique qu’à partir de détermination du comprendre qui vont au delà des sphères dans lesquelles se manifestent les contraintes de la pratique sociale.
Comprendre, c’est faire sien le sens déployé par un autre dans un œuvre, rejoindre ou s’adjoindre un contenu, bien plus qu’on ne rejoint l’âme de l’autre. Gadamer ne se contente pas de préserver l’idée d’ontologie, il en fait le fil conducteur de l’enquête herméneutique dans la mesure où le langage fait être quelque chose et non simplement renvoyer à des objets, le réel se comporte comme un langage. Il est capable de se dépasser dans le temps et dans l’expérience, il tend au surcroît d’être, à une forme de conservation et de reprise de lui-même. L’expérience herméneutique est donc celle d’un être qui se fait être et reconnaître, le débordement s’entend comme devenir du sens.
Ce qui constitue l’apport le plus précieux de Gadamer, et que l’ouvrage de Isabel Weiss met particulièrement bien en évidence, c’est sans doute sa critique du formalisme de la méthode. La vigilance à l’égard de la fragilité du politique ne peut être pratiquée sérieusement que si le souci du contenu, des fins, de la totalité n’a pas disparu, or le formalisme méthodique menace précisément ce souci des fins.