Clefs pour le XXIe siècle. Lire Daniel Innerarity
Navarro Pardiñas, B., & Vigneault, L., Clefs pour le XXIe siècle. Lire Daniel Innerarity, Presses de l’Université Laval, Québec. ISBN 978-2-7637-9062-6.
Il arrive que des œuvres philosophiques permettent de déchiffrer le présent et de mieux envisager l’avenir. L’œuvre de Daniel Innerarity est probablement de celles-là. Pour lui d’ailleurs, récupérer l’avenir est la tâche la plus urgente de la politique car celle-ci n’est pas dépassée, dit-il, elle est plutôt transformée par la mondialisation. Innerarity est ainsi aujourd’hui l’un des rares intellectuels à ne pas se décourager face aux défis inédits auxquels nous sommes confrontées dans nos démocraties libérales en crise. Son travail, ne serait-ce que pour cette raison, mérite d’être pris très au sérieux et présenté à un large public. Si lire Innerarity est une affaire moins facile qu’il n’y paraît à première vue, cette tâche sera un peu plus aisée maintenant puisque nous disposons d’une introduction rédigée par ses meilleurs lecteurs, à savoir ses traducteurs Blanca Navarro Pardiñas et Luc Vigneault. Ces professeurs de l’Université de Moncton ont très bien répondu à la proposition des Presses de l’Université Laval en présentant, pour un public de non spécialistes, des clefs permettant d’entrer dans l’œuvre du penseur espagnol le plus traduit actuellement. Cela étant dit, présentons la structure du livre et attardons-nous à son contenu.
L’ouvrage se divise en trois parties répondant à des buts différents. La première partie offre des clefs de lecture tirées de l’œuvre de Innerarity pour mieux comprendre notre temps. La partie suivante se compose d’un entretien avec l’auteur visant à le présenter resitué dans son parcours. Intitulée « espionner le futur », la troisième partie est consacrée à la question du temps dans la politique et plus précisément à la manière de l’approcher sans le banaliser.
Innerarity et l’interprétation des sociétés complexes
Si l’ouvrage propose d’entrée de jeu des clefs pour décrypter un monde postmoderne complexe, subtil et opaque, c’est parce que notre monde, malgré les apparences et les discours médiatiques, résiste à nos analyses et exige une attitude théorique inédite et plus patiente. On cherchera avant tout à attirer l’attention du lecteur sur un « réel » qui nous échappe sans cesse, non sans rappeler au passage que le temps, invisible et impalpable, est devenu un enjeu décisif dans nos sociétés avancées se développant à un rythme effréné.
La pensée d’Innerarity engage d’abord un regard neuf sur un quotidien qui n’est pas aussi banal qu’on le croit trop souvent. La réalité est en effet plus complexe qu’elle n’en a l’air, c’est pourquoi il faut la penser autrement. L’auteur de La Sociedad invisible (en traduction) insiste sur le rôle de la distance et de l’observation pour quiconque veut approcher un réel subtil qui nous échappe sans cesse. Dans ce réel, la société a moins à voir avec des variables objectives qu’avec des possibilités et des significations. Le défi que pose la société aux théoriciens est plus à chercher dans sa virtualité, ses formes d’exclusion, ses risques, ses opportunités, ses dissimulations, dans sa représentation d’elle-même bref, que dans sa métaphysique. Si les médias, par exemple, posent une distance non neutre, sont des acteurs et contribuent à l’opacité, ce phénomène exige en retour une attention particulière autant qu’un certain détachement (5-6). La société est « invisible » non pas au sens où elle disparaît sous nos yeux ou qu’elle est devenue virtuelle, mais plutôt parce qu’un écart demeure entre ce qui est et ce que l’on voit. Au lieu d’être simples et directes, les causes des phénomènes « apparaîtront » dans leur dissimulation, c’est pourquoi elles nous obligent à la prudence, à la patience et à une nouvelle ouverture.
Les espaces, loin d’être séparés et nets, se touchent, s’interpénètrent et se confondent avec l’horizon infini. Si les territoires de jadis s’entremêlent aujourd’hui, c’est parce que la mobilité et la vitesse brouillent les frontières et que la notion de limite tend à se perdre dans les rets de la réalité. Lorsqu’on pense à la disparition des frontières et à la perte des repères traditionnels, on note aussi la fin de la politique « classique » accomplie dans l’achèvement de l’État moderne, qui opérait à partir de dialectiques métaphysiques définies par les oppositions ami/ennemi, intérieur/extérieur, privé/public. Le monde actuel est l’affaire de cultures vivant en interactions obligées ; dans un monde rond duquel on a fait le tour plusieurs fois, de nouvelles formes de respect apparaissent. Celles-ci reposent sur le fait que des réseaux invisibles gravitent sous notre présent et nos représentations du social. On ne se trouvera donc plus dans un monde délimité, mais dans un espace obscur où il est devenu difficile d’identifier des causes, des normes fixes ou encore des coupables (7).
Or notre monde en mouvement exige l’hospitalité, à savoir la capacité à accueillir l’étranger, celui que l’on n’attendait pas et qui teste notre fatigue. La réceptivité à la contingence s’érige chez l’espagnol en impératif éthique et en méthode critique (10). D’un côté, il convient d’apprendre à accepter la montée de l’étrange, ce qui peut impliquer aussi, de l’autre, de se mettre à son école et de tirer profit de nos conditions anthropologiques. Accepter les surprises, dire oui à ce que qui change sans cesse, tels sont les nouveaux défis de nos sociétés libérales fluides. Pour progresser, il faut accueillir l’autre, le traduire sans le réduire et s’« auto-étonner » (11). Se mettre éthiquement en jeu avec la possibilité de tirer profit des imprévus et de ce que les étrangers (les autres) peuvent nous apprendre, voilà le cœur de l’Éthique de l’hospitalité développée par Innerarity.
De la vie universitaire à la vie philosophique
L’entretien avec l’auteur, qui occupe le centre du livre, va du parcours universitaire à la construction et au développement de l’œuvre philosophique. On y apprend que si l’auteur a montré très tôt un intérêt pour les arts, il s’est rabattu – lors d’un séjour en Allemagne (marqué par Luhmann et Habermas) – sur la question de l’intersubjectivité. Après l’étude de Hegel et du Romantisme, sa pensée s’est élargie à la politique, à la démocratie et à l’espace public. Si ces pages précisent le sens de l’hospitalité à l’heure du multiculturalisme, elles présentent aussi Innerarity sous les traits du « philosophe espion » – ce thème reviendra dans la dernière partie – parce qu’il a repensé l’opposition entre le visible et l’invisible et qu’il « n’y a [pour lui] de signe qui n’occulte pas à son tour quelque chose » (18). La figure de l’espion, de celui qui est réceptif aux détails et à l’imprévu, actif dans l’observation distante et discrète, caractérise excellemment le travail d’Innerarity qui a montré que dans le visible se tient toujours quelque chose qui échappe au regard. L’espion sait se méfier d’un réel « complexe », c’est pourquoi il refuse l’explication immédiate et s’abstient de toute précipitation dans son jugement. Hospitalier dans la distance et attentif aux différences parfois intraduisibles, Innerarity montre assez de patience pour glaner ce qui se refuse à l’explication immédiate, voilà comment il mène ses travaux et oriente sa vie. L’entretien se termine sur la présentation de La démocratie sans l’État. Ces quelques pages d’une grande clarté assurent un regard neuf sur l’ouvrage en lien avec les livres antérieurs, comme La société invisible, en faisant voir les articulations d’une pensée. Si ces pages montrent comment il se positionne par rapport aux idées de Habermas et de Taylor (26), elles n’en traduisent pas moins le développement de toute sa philosophie, tout en expliquant le sens que l’on doit donner, à rebours, à sa « trilogie ».
Le philosophe espion confronté au problème de la politique du futur
Le chapitre final résume sa réflexion sur le temps politique. Il s’agit d’un survol du Futur et ses ennemis (Climats, 2008) qui s’intéresse à l’accélération du temps et à ses effet sur la démocratie actuelle. Attentif au temps, nous sommes conduits à concevoir autrement la politique, c’est-à-dire à la tourner vers un futur qui, inexistant, détermine pourtant déjà notre présent collectif. Dans ce contexte unique, le défi de la « gauche » consistera à mieux dépeindre la réalité, à la présenter autrement (28) que le courant auquel elle s’oppose, afin de renouer avec le changement et une espérance rationnelle.
À la fin, on réalise à quel point Innerarity est un auteur qui questionne nos habitudes sclérosées et nous oblige à réinventer notre réalité autant que le langage du pouvoir. Si la politique est aujourd’hui sans héros, confrontée à la disparition de ses anciens repères et contours, elle est alors invitée à dépasser sa tendance au contrôle pour accepter que le pouvoir se répartisse autrement désormais. Cet apprentissage difficile l’aidera à envisager autrement son rôle qui s’est compliqué par les conflits sociaux issus des diachronies caractérisant un monde opaque, différencié et interdépendant. S’il rappelle les avantages du compromis sans renier le besoin d’innovation, le penseur espagnol reconnaît la fragilité d’un monde qui exige de nous encore plus d’ouverture, de courage et d’humilité que par le passé. Cette leçon devra être entendue, voilà pourquoi nous remercions ses traducteurs dévoués de l’avoir présentée avec élégance et clarté au profit d’un public destiné à s’élargir sans cesse.
Dominic Desroches, Ph.D. (philosophie)
Département de philosophie
Collège Ahuntsic / Montréal
* L’auteur a rédigé en 2009 de nombreux textes sur la pensée de Daniel Innerarity, notamment pour les revues Sens Public et La Vie des Idées. Avec Innerarity, il prépare d’ailleurs un ouvrage sur la politique du temps qui paraîtra aux Presses de l’Université Laval (début 2011).
j’ai découvert ce petit livre et j’en suis ravi….