Publier en ligne
Paul Mathias, agrégé et docteur en philosophie, est actuellement directeur de programme au Collège international de Philosophie, où il conduit des recherches sur l’Internet et ses implications épistémologiques, notamment autour de la question du «sujet». Il est également l’auteur Des libertés numériques (PUF) et de Qu’est-ce que l’Internet ? (Vrin).
Les ressources numériques en ligne ne forment pas un thesaurus défini de connaissances. Perpétuellement nourries des ajouts et des publications d’opérateurs et auteurs innombrables, elles composent une manière d’encyclopédie incertaine et en gestation dont l’organisation tient d’une part aux architectures informatiques mobilisées et d’autre part à l’impondérable des investissements personnels ou collectifs qui les sous-tendent.
Publier en ligne peut paraître un geste culturel anodin, mais il mobilise en réalité un outillage intellectuel relativement lourd. Il n’est en effet pas seulement question de penser clairement et de savoir écrire. La maîtrise de l’outillage et des médiations informatiques représente une dimension importante du geste de publier en ligne, quel qu’en soit le contenu. Or tout, de cette maîtrise, ne ressortit paradoxalement pas à une véritable maîtrise : connaître une langue et sa grammaire et être habile à dactylographier un texte ne sont que l’effet épiphénoménal du geste éditorial et numérique. Dans son fond, ce geste est enraciné dans un dispositif technique et une architecture syntaxique dont l’usager ordinaire n’a généralement pas même une idée confuse. Écrire, publier, diffuser doivent l’essentiel de leur réalité à des fonctions et des opérations parfaitement transparentes à l’usager, c’est-à-dire fondamentalement invisibles à sa propre expérience intellectuelle. Ainsi toute dispersion de sens à travers les réseaux repose en fait sur une inscience constitutive de cette dispersion même : nous n’écrivons pas et ne publions pas ce que nous pensons et voulons mais ce que les machines et leurs algorithmes permettent de cristalliser, d’essaimer et de rendre public.
Par quoi nous ne sommes pas seulement attachés aux machines mais également tributaires des autres. L’acte de publier en ligne est collaboratif et communautaire, non pas accessoirement mais bien essentiellement. À au moins deux égards : premièrement, parce que l’utilisation de l’outil informatique à des fins de publication contraint à une discipline technologique très différente, quant à sa nature, des contraintes que fait peser une langue naturelle à travers sa morphologie et sa syntaxe. Dans l’univers de la technologie, la grammaire et ses normes sont dictées par des entreprises ou des groupes d’individus dont c’est le métier de développer des instruments syntaxiques appropriés. La question de la norme ne se pose donc pas en termes naturalistes — le biome d’une culture — mais bien en termes d’intérêts collectifs, économiques, industriels. Or en outre, deuxièmement, les contenus de sens diffusés en ligne ont un mode d’existence intrinsèquement communautaire. Immédiatement appropriables, tout texte, toute image, tout son peuvent être intégrés à des systèmes de qualification et de rediffusion imprévisibles pour leur auteur. Les liens hypertextes et les balises sont des moyens très ordinaires et redoutablement efficaces pour extraire un contenu de sens de son espace sémantique propre et l’intégrer à celui d’un autre ou d’une communauté qui se le réapproprient ainsi tout à fait.
Il n’est dès lors pas aisé d’affirmer que les espaces numériques sont des espaces de liberté. Il paraît cependant assez évident que ce sont des espaces de libération du sens, si l’on entend par là des espaces qui rendent possible et même favorisent une reconfiguration permanente des pensées que nous tentons d’exprimer et de rendre publiques.
Paul Mathias