Définition par le corps
Par Nolwenn Picoche. Vous pouvez réagir ici.
Mots-clés : nature contre culture, conte philosophique, définition de l’homme.
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L’aspect physique
Leur visage, si proche qu’il soit encore de celui de l’orang-outang, est beaucoup plus expressif.[1]
L’un des principaux problèmes auquel sont confrontés les protagonistes est l’aspect physique. En effet les tropis ressemblent plus aux grands singes qu’aux hommes. Pourtant dans leurs attitudes ou expressions ils font penser aux hommes. Les scientifiques appelés dans l’ouvrage à s’exprimer sur ce thème se contredisent tous. Le problème de l’aspect physique est qu’entre les premiers hommes et les grands singes il n’y a pas tant que ça de différence. Cf. Annexe sur l’Homo sapiens. Une limite entre les deux a été décrétée mais elle est arbitraire. Pouvons-nous définir l’homme uniquement sur son aspect ? Les individus soufrant de malformations physiques ne sont-ils plus des hommes ? Quels critères physiques choisir pour dire qu’un homme est un homme ? Aujourd’hui il serait possible de régler la question grâce à l’ADN puisque tous les hommes ont en commun 90% de leur ADN. Mais les 10% restant sont ce qui nous différencie des grands singes. Il ne serait donc pas impossible de penser que les tropis puissent avoir également ces 90% communs avec les hommes.
Le problème est de savoir si nous parlons de l’Homo sapiens uniquement ou du genre Homo, ce qui implique l’Homo neandertalensis ou l’Homo erectus qui diffèrent de l’Homo sapiens. Cela nous renvoie à une erreur de langage qui parle « d’espèce humaine » alors que ce terme n’a pas de définition précise. Selon la généalogie, il faut parler de genre Homo et d’espèce Homo sapiens pour désigner les hommes qui vivent actuellement. De plus, parmi les hommes qui sont sur Terre, il y a des différences physiques notables. En morphologie, les scientifiques parlent, par exemple, de crâne de type « caucasien » pour désigner certaines spécificités des os. La couleur de la peau, la taille, la forme des yeux, toutes ces caractéristiques diffèrent d’un individu à l’autre. A partir de quand une trop grande différence fait-elle que nous ne sommes plus humain ?
Il existe plusieurs maladies graves qui modifient l’aspect physique des personnes. C’est le cas des neurofibromatoses ou du syndrome de Protée qui est connu à travers le film Elephant Man de David Lynch et de son héros Joseph Merrick qui a réellement vécu de 1862 à 1890. En voyant un tel visage, il semble difficile de dire qu’il s’agit de celui d’un être humain et pourtant c’est le cas. Le syndrome de Protée est une maladie génétique complexe comprenant des hamartomes (malformation du tissu d’aspect tumoral) de taille importante impliquant plusieurs tissus : tissu conjonctif, tissu épidermique et tissu osseux.
Dire que les tropis ne sont pas humains parce qu’ils « avaient le corps couvert de ce poil fauve et ras, (…) avaient enfin quatre mains et ces jambes trop courtes, ces bras trop longs, ce front fuyant et ces crocs » semble insuffisant quand nous voyons les dégâts physiques que peuvent engendrer certaines maladies. Certains spécimens du genre Homo ressemblent à cette définition.
Le cerveau
Il convient donc d’appeler humain, à mon avis, tout être dont le cerveau comporte la totalité des liaisons dénombrées, et animal celui dont le cerveau ne les comporte pas.[2]
Au XVIIème siècle apparaît le matérialisme qui désigne toute conception philosophique qui affirme le primat de la matière sur l’esprit. Mais dès l’Antiquité il est possible de trouver les « ancêtres » du matérialisme, les philosophes mécanistes comme Héraclite, Démocrite, Diogène ou Épicure. Ils prônent l’utilisation de la matière et du réel comme base fondamentale pour expliquer les phénomènes, philosopher et produire le savoir. De là découle le matérialisme scientifique qui désigne les théories scientifiques qui affirment que les phénomènes de conscience sont d’ordre physico-chimique uniquement. Le terme est inventé par Leibniz en 1702 et revendiqué pour la première fois par La Mettrie vers 1748. La Mettrie considère que tous les philosophes passés se sont trompés dans leur raisonnement sur l’homme. Seule la méthode empirique lui paraît légitime. L’esprit doit être considéré comme une suite de l’organisation sophistiquée de la matière dans le cerveau humain : l’homme n’est donc qu’un animal supérieur. Dans L’Homme-machine, il étend à l’homme le principe de l’animal-machine de Descartes et rejette par là toute forme de dualisme au profit du monisme (qui considère l’ensemble des choses comme étant réductible à la matière).
Dans le cerveau se trouve le néocortex, la calotte pensante, masse de matière grise qui a évolué durant le dernier million d’années pour produire l’être humain que nous connaissons aujourd’hui. Nous partageons le néocortex avec les mammifères supérieurs, tels que les chimpanzés, les dauphins ou les baleines. Ce qui distingue le cerveau de l’être humain de celui des autres animaux est que notre néocortex est plus grand par rapport au cerveau et au corps. De nombreuses personnes parlent des animaux comme une forme dégradée des humains. Mais en fait, chaque lignée a évolué de façon indépendante. Par conséquent le succès, d’un point de vue évolutif, ne dépend pas de la taille du cerveau. Les cerveaux d’éléphants et de baleines sont quatre à cinq fois plus gros que le cerveau humain et pourtant la majorité s’accorde à dire que leur comportement est moins complexe que celui des humains. Pour rendre significative la relation entre la taille du cerveau et la complexité comportementale, il faut considérer la taille du cerveau en relation avec la taille du corps de l’animal. De plus, le développement des différentes parties du cerveau n’est pas le même chez tous les êtres et va avoir un effet sur le comportement. Par exemple, le poids du cervelet par rapport au reste du cerveau est remarquablement constant chez tous les mammifères. À l’opposé, celui du néocortex varie grandement. Les poissons et les amphibiens en sont complètement dépourvus, tandis que le néocortex représente 20% du poids du cerveau d’une musaraigne et 80% de celui de l’humain.
Ces considérations scientifiques tendent à prouver que la différence entre les hommes et les animaux est effectivement quantitative au niveau du cerveau. Le développement du néocortex de l’homme ne se trouve chez aucun autre animal. Réduire l’homme à son cerveau est problématique. Le débat entre matérialisme et idéalisme se déroule depuis l’Antiquité et la supériorité de l’un ou l’autre varie selon les époques. Les avancées scientifiques nous montrent que le cerveau est l’organe le plus complexe chez les hommes. Luc Ferry explique que selon David Hume, dans L’Enquête sur l’entendement humain, « Aussi n’existe-t-il pas, à ses yeux, de différence essentielle entre l’homme et l’animal, car l’un et l’autre possède la même faculté de penser. Seule diffère la puissance du raisonnement »[3]. Cette théorie s’oppose à tous ceux qui estiment que l’homme possède un élément en plus, une âme, une conscience qui aurait pu lui être attribuée par un élément transcendant, comme un Dieu selon les théologiens.
La conscience de la douleur comme exemple de passion
Cette douleur, cette horreur, c’est la beauté de l’homme. Les animaux sûrement sont plus heureux, qui ne les ressentent pas. Mais je ne troquerais pas pour un empire cette douleur.[4]
Nous ne savons pas précisément ce qui se passe dans le psychisme animal. La thèse la plus répandue, néanmoins pas la seule, est que les animaux sont capables de ressentir certaines émotions, sensations. Ils ressentent la douleur par exemple. La différence entre l’homme et l’animal serait que l’homme est conscient de cette douleur. L’animal ne ferait que la sentir, l’homme pourrait la ressentir. Mais la conscience des sensations suffit-elle à faire de nous des hommes ?
L’Association Internationale pour l’Etude de la Douleur la définit chez l’homme comme « une sensation désagréable et une expérience émotionnelle en réponse à une atteinte tissulaire réelle ou potentielle » et complète la définition pour les animaux de la façon suivante « la douleur est une expérience sensorielle aversive causée par une atteinte réelle ou potentielle qui provoque des réactions motrices et végétatives protectrices ». La douleur chez l’homme ne pose pas les mêmes problèmes chez un sujet conscient ou chez un sujet inconscient. Ainsi, la douleur vécue inconsciemment par un individu opéré n’est pas prise en compte. La conscience est un élément important et se pose alors la question de la conscience chez l’animal. L’absence de communication verbale chez l’animal est un obstacle gênant l’évaluation de la douleur mais des éléments physiologiques et physiques tendent à prouver que les animaux réagissent à la douleur d’une manière ou d’une autre.
Dans l’étude des passions, Descartes représente un tournant. Au lieu de faire un reproche moral aux passions comme pouvaient le faire les stoïciens, Descartes les appréhende comme des phénomènes naturels qu’il faut comprendre. Dans l’Antiquité, les passions sont définies comme étant des phénomènes pathologiques, des séismes de l’âme. Cette vision est due à la séparation de l’âme et du corps. La passion est une erreur de jugement, elle est le paradoxal, l’irrationnel. Descartes, dans Les passions de l’âme, pense au contraire que les passions appartiennent à la nature même de l’homme. Les passions des hommes diffèrent de celles des animaux dans la façon dont l’homme va réagir face à ses passions. Les passions sont le résultat du lien entre l’âme et le corps. Le corps est axiologiquement neutre. Les passions peuvent être bonnes au sens où elles avertissent l’âme de ce qui peut nuire au corps. Seul l’usage que l’homme fait des passions peut être mauvais. Ainsi même si les animaux perçoivent des passions, ce ne sont pas les passions telles que l’entend Descartes puisque pour lui les passions nécessitent la présence de l’âme. En ce sens, les passions ne sont pas le propre de l’homme mais elles sont une illustration de la présence de l’âme qui, chez Descartes, n’est présente que chez les hommes.
Dans le Traité de la nature humaine, livre II, Hume distingue les impressions de sensation et les impressions de réflexion. Les premières relèvent de notre constitution naturelle et n’ont besoin d’aucune explication. Les secondes résultent de la réaction aux sensations. Les impressions de réflexion procèdent des impressions originales soit immédiatement soit par interventions d’idées. Les passions se développent à partir d’interventions d’idées. Il existe des passions directes et des passions indirectes. Les rapports entre ces deux types de passion occupent tout l’espace du comportement humain. La raison seule est impuissante à motiver nos actions, seule la passion est motivante. Les hommes partagent avec les animaux les impressions de sensation. La passion, selon Hume, n’appartient qu’aux hommes étant donné qu’elle nécessite l’intervention d’idées qui n’est pas présente chez les animaux. Là encore, tout dépend de la façon dont la passion est définie.
Les perversions sexuelles
Il en était arrivé à la conclusion qu’une seule chose était uniquement et entièrement propre à l’Homme : les perversion sexuelles.[5]
Cette remarque est faite lors des débats qui ont lieu dans la recherche de la définition de l’homme. Elle est très vite écartée par un autre personnage qui ajoute : « les ménages homosexuels, mâles et femelles, sont une chose courante chez les canards ». Toutefois cette phrase est intéressante dans le sens où chez les hommes les actes comme la pédérastie sont perçus, dans l’ouvrage, comme des déviances sexuelles alors que chez les animaux il n’y a pas cette remise en question de ce qui est « normal » pour l’ensemble de la population ou de ce qui ne l’est pas. Est-ce naturel et l’interdit est-il culturel ? Cette question des perversions sexuelles est liée à celle des tabous, des interdictions.
Le mot tabou vient du polynésien « tapu kapu ». Il fut popularisé en Europe par James Cook au retour de sa première expédition durant laquelle il séjourna à Tahiti. Il désigne, selon Durkheim, un « ensemble d’interdictions rituelles qui ont pour effet de prévenir les dangereux effets d’une contagion magique en empêchant tout contact avec une chose ou une catégorie de choses où est censé résider un principe surnaturel ». Aujourd’hui un tabou désigne un sujet qu’il est préférable de ne pas évoquer si l’on veut respecter les codes de la bienséance d’une société donnée et ne pas mettre en danger son intégrité personnelle. Le tabou est toujours une interdiction, jamais une prescription. Il comprend trois éléments : une croyance dans le caractère impur ou sacré de telle personne ou de telle chose ; une prohibition : l’interdiction de toucher ou d’user de cette personne ou de cette chose ; la croyance que la transgression de cet interdit entraîne automatiquement la punition du coupable.
Selon Freud, dans Totem et tabou, le tabou est un sentiment ambigu, c’est ce qui est aimé et haï. Le tabou est un acte interdit vers lequel l’inconscient est fortement poussé. Il y a une analogie entre le phénomène psychologique du tabou et la névrose obsessionnelle chez l’individu. Les névroses sont caractérisées par l’ambivalence : d’un côté le plaisir de l’acte, de l’autre le dégoût qui en découle. La prohibition doit sa force au caractère inconscient du désir qu’elle réprime. Elle a été acceptée car posée comme légitime mais elle n’a pas pour autant supprimé la tendance, elle l’a juste refoulé. La tendance se déplace constamment pour échapper à l’interdiction. La genèse du tabou est souvent inaccessible. Les tabous seraient des prohibitions très anciennes qui auraient été autrefois imposées par l’extérieur et qui sont entrées à l’intérieur. Elles se sont maintenues de génération en génération. Le premier tabou de l’humanité est le tabou de l’endogamie : interdiction d’avoir des relations sexuelles avec sa famille. Il évoluera ensuite en tabou de l’inceste avec la complexification des sociétés humaines.
Les tabous avaient pour cause la peur et notamment la peur du danger. Il est possible de retrouver cette peur dans les tabous ou les interdictions morales actuelles. La peur de ce qui n’est pas compris, de ce qui a été diabolisé par la société ou par l’Eglise entraîne ces tabous. Ils diffèrent selon les sociétés et selon les individus. Ce qui pouvait être perçu comme une perversion sexuelle à une époque, comme l’homosexualité, ne l’est plus aujourd’hui. Pourtant même si le contenu des tabous ou des interdictions varie, la faculté des hommes à en formuler demeure à travers les siècles. Les perversions sexuelles ne sont pas l’apanage des hommes mais la façon dont elles sont perçues l’est. Cette « diabolisation » des perversions sexuelles trouve ses origines dans la peur mais également dans des constructions culturelles plus complexes telle que la religion. En ce sens les tabous ou les interdictions sont liés à la culture et ne sont que des conséquences de ce que les protagonistes de Vercors vont appeler « l’esprit religieux ».
Lire la suite :
[1] Idem, p. 62.
[2] Idem, p. 147.
[3] Ferry Luc & Germé Claudine, Des animaux et des hommes, Paris, Librairie Générale Française, 1994.
[4] Vercors, Les Animaux dénaturés, Paris, Albin Michel, 1952, p. 212.
[5] Idem, p. 183.