Les utopies en philosophie (2)
Marie-des-Neiges Ruffo
Utopie et ironie
Howland nous l’a montré, il nous faut interpréter tous les discours auxquels nous sommes confrontés pour les comprendre. Cette interprétation est d’autant plus nécessaire pour l’utopie car elle contient une part d’ironie. Ricœur l’évoque chez Fourier. « En tant qu’elle véhicule l’ironie, l’utopie peut fournir un outil critique afin de miner la réalité, …[1]». L’utopie est l’image inversée de la société, ce qui met en avant ses problèmes et permet de la remettre en question par cet aspect « saugrenu ». Une utopie peut présenter une part de satire, comme ce que Engels pensait de Fourier par exemple, parce qu’en présentant une société « mise à l’envers » elle rend la société de son temps étrange aux yeux de ses contemporains, transforme le quotidien pour démasquer ce qui semblait « aller de soi ». Il faut aussi l’interpréter pour dégager la composante émotionnelle de celle-ci. Puisque pour Mannheim l’utopie est le discours d’un groupe social, il nous faut retrouver quelles sont les revendications présentes.
L’utopie montre à la fois les problèmes que nous devons résoudre, et des pistes de résolution. Pour chaque utopie il faut également discerner l’intention de l’auteur, ce qu’il faut faire pour comprendre la signification de n’importe quelle ironie. Cette interprétation nécessitera notre imagination sympathique, pour nous projeter dans l’intention d’autrui, à laquelle nous n’avons primairement pas accès. Comprendre une utopie implique de mettre autrui à découvert, mais aussi nous-mêmes, puisque voir à travers les yeux de l’autre, comme dans le mythe de Gygès, nous renvoie à nous-mêmes.
Chaque utopie nous renseigne sur les désirs de son auteur. Tout comme la Callipolis avait été élaborée en partant des aspirations de ses interlocuteurs, il en va de même pour l’utopie. Et, parce que la mise à découvert de la Callipolis mettait à découvert quelque chose de l’âme de ceux qui l’avaient élaborée, l’utopie nous dit quelque chose des aspirations de l’auteur mais aussi des hommes en général. Par exemple, l’aspiration au bonheur et la capacité d’espérer sont présentes en tout homme. Le fait que l’homme imagine d’autres choses, prenne distance avec la réalité, et que cela soit constitutif de tout individu, voilà ce que nous révèle l’utopie de la nature humaine en général. Cette capacité de se projeter dans ce que l’on n’est pas encore était une des structures du Dasein chez Heidegger. Le Dasein est être-là, il possède une certaine disposition. Mais « Pour être là, Dasein, je dois aussi pouvoir être nulle part[2] ». Et c’est le nulle part de l’utopie qui nous le démontre. Une fois encore c’est par un récit que nous pouvons atteindre l’être.
Utopie et idéologie
Ricœur cherchait à comprendre l’idéologie et l’utopie. Il liait cette compréhension aux deux versants de l’identité, qu’elle soit celle d’une communauté ou d’un individu. « Ce que nous appelons « nous-mêmes » est aussi ce que nous attendons et ce que nous ne sommes pas encore[3] ». L’idéologie, comme les mythes que nous avons vus, provient de cette capacité à rester « nous-mêmes », « le même », et l’utopie provient de notre capacité à pouvoir se projeter dans ce que nous serons mais ne sommes pas encore, un ailleurs. La capacité utopique de nous projeter dans un « nulle part » nous permet de concevoir notre identité comme dialectique entre cette projection, et ce que nous sommes toujours déjà, Dasein. L’utopie, comme expression d’un versant de l’imaginaire nous permet donc de réfléchir rationnellement sur la nature humaine, et de trouver des solutions pour le vivre-ensemble. « Les symboles qui règlent notre identité ne proviennent pas seulement de notre présent et de notre passé mais aussi de nos attentes à l’égard du futur [4]», voilà pourquoi l’utopie est liée à notre capacité à nous projeter, et pourquoi son interprétation nous éclaire sur « nos attentes à l’égard du futur ».
L’utopie provient de notre imagination, celle-ci peut créer du neuf, et c’est à notre rationalité d’opérer le jugement de convenance dont parlait Mannheim, pour voir quelles sont les idées qui conviennent ou non pour interpréter ces revendications. Et c’est en partant de leur interprétation que nous pourrons réfléchir sur le vivre-ensemble, sur la politique, parce que l’utopie aura donné une base à notre réflexion, comme les mythes l’avaient fait. L’utopie permet à des discours qui n’ont pas été pris en compte dans la société historique d’exister malgré tout, et de continuer à travers les âges, soit à proposer un autre vivre-ensemble pour réfléchir sur le notre, soit à proposer des idées dont nous pouvons nous inspirer pour améliorer nos conditions de vie. L’utopie est un principe d’espérance pour Ernst Bloch, sa rédaction permet de croire qu’autre chose est possible. Mais on pourrait dire aussi qu’elle tente d’évacuer une frustration sur le fait qu’un discours ne soit pas pris en compte. Grâce à la fiction, l’utopie permet « d’explorer le possible », c’est le propre de l’imagination.
Si la capacité utopique, en tant que capacité d’imaginer des solutions et de se projeter dans un ailleurs, provient de notre capacité à réfléchir et des structures de notre être, elle ne saurait disparaître. Mannheim voyait l’évolution des utopies se diriger vers la mort de l’utopie. Or, ce n’est pas parce que ces modèles ne font plus l’objet de parutions que cette capacité a disparu. Le souvenir des totalitarismes doit dorénavant faire planer une ombre de défiance envers ce type de rédaction. L’utopie s’est modifiée, mais n’a pas disparu. Elle s’est enfermée en partie à l’intérieur de la subjectivité de chacun, d’où elle provenait. Elle est perceptible lorsque nous émettons une opinion à chaque fois qu’un problème apparaît, que nous imaginons des solutions pour améliorer les choses. Lorsque nous voulons agir parce que nous ne considérons pas ces dysfonctionnements normaux, que nous nous insurgeons contre la fatalité, c’est la composante émotionnelle de l’utopie qui se manifeste. « L’intention utopique est de changer les choses[5] ».
La capacité utopique fait appel à une croyance, semblable à celle qui soutend les mythes que nous avons étudiés. Avec une croyance limitée dans la réalisation de l’utopie, le lecteur et l’auteur sont conscients que cette réalisation ne se fera pas comme le décrit le récit. C’est parce que nous avons foi en la capacité de l’homme à améliorer les choses, aussi difficiles que cela soit, que nous imaginons des solutions.
Utopies contemporaines
L’utopie s’est transformée. Si les utopies d’autrefois se laissaient coucher sur papier pour nous donner à imaginer un état achevé de bonheur, les utopies de nos jours ne sont plus perceptibles que dans l’action (ce qui peut tout d’abord paraître paradoxal pour l’utopie). Les utopies se situent en amont des actions, comme ce qui a motivé la mise en œuvre d’initiatives en vue d’un but précis. Mais également en aval de l’action, dans le but choisi, mais toujours très éloigné. Ce dernier est d’ailleurs plus à comprendre comme un processus pour conserver dans l’avenir un état achevé à réaliser. L’utopie comme représentation figée s’est transformée en motivation pour agir, elle a elle-même prise en charge ce « versant pratique » que les utopies sur papier souhaitaient faire naître. Les utopies rédigées ne se donnaient pas de programme pour arriver à leur concrétisation, et désiraient d’avantage leur prise en compte par le pouvoir que la réalisation de leur idée de société. De nos jours les utopies qui nous motivent se donnent les moyens d’arriver à leurs fins, pour mettre en place le processus auquel elles aspirent.
L’utopie de nos jour telle que nous venons de l’exposer correspond à la définition qu’en donnait Mannheim, en tant qu’elle s’oppose à toutes les autres formes d’utopies antérieures. La seule mort de l’utopie est la mort d’une représentation d’un vivre-ensemble accompli, qui souhaitait motiver une action ultérieure. La mort de l’utopie rédigée se fait au profit d’une action présente, motivée par un désir utopique antérieur, en vue de concrétiser un autre vivre-ensemble qui sera toujours un devenir mais jamais un état achevé. C’est le cas de l’écologie par exemple, la sauvegarde de la planète est un processus qui ne devra jamais s’achever. Ces types d’utopies sont destinés à se conserver et, donc, à rester des utopies malgré la mise en œuvre de leurs actions, parce que leur revendication ne cessera jamais. Voilà pourquoi l’écologie reste une utopie même si chacun de nous est sensibilisé au tri de ses déchets par exemple.
Et, s’il fallait encore une justification à l’écologie comme utopie, l’utopie étant une contestation du pouvoir tel qu’il s’exerce selon Ricœur, on peut souligner l’existence d’un parti politique écologiste aujourd’hui.
[1] RICOEUR, l’idéologie et l’utopie, Paris, Seuil, 1997 p. 405
[2] RICOEUR, Op. Cit p 407
[3] RICOEUR, Op. Cit. P 408
[4] Idem.
[5] RICOEUR, Op. Cit.p 380
Juste un passage pour te dire merci, Marie-des-Neiges pour ce bel article, cette typologie et cette analyse éclairante de l’utopie comme contrepoids à l’idéologie selon Karl Mannheim. J’ai dû soutenir à Sciences Po, une présentation orale sur ce thème il y a quelques jours à peine, et j’ai bien sûr pensé à toi. Il m’aurait été plus profitable de te lire avant, qu’après… Mais enfin …
Ce qui me fascine dans l’utopie, hormis son lien à la philosophie par la mise en récit, c’est la problématique du glissement, le passage de l’utopie comme histoire (récit d’une société idéale), à l’Histoire comme lieu d’utopies. La question est bien de savoir si l’on peut réformer sans imaginaire, et s’il faut tirer une leçon de l’Histoire, c’est bien que l’utopie, loin d’être toujours un Eden, peut devenir un Enfer : par l’exigence d’un idéal, l’utopie est menacée d’être carcérale. Ce qui me fascine, donc, dans l’utopie, ce sont surtout les contre-utopies, le passage de la fiction-imaginaire qui libère, à l’utopie qui aliène.
Il y aurait beaucoup à dire, mais tu en as dit déjà beaucoup. Merci encore, pour cette agréable lecture.