Pour une approche horizontale de l’organisation de la société
Marine Dhermy
Une organisation en systèmes/environnements et sous-systèmes
Luhmann se livre à un véritable déchiffrement de nos sociétés modernes dites complexes, par opposition aux sociétés traditionnelles qualifiées de rudimentaires. A l’origine de sa réflexion se trouve le constat que nos sociétés ont évolué d’une manière telle qu’une analyse correspondant à un type de société ancienne ne peut plus être valable pour nos sociétés actuelles. La raison en est que le pouvoir a changé d’échelle et avec lui ses modes de légitimation. Ce changement d’échelle du pouvoir entraîne une organisation différente puisque les décisions qui en émanent ne peuvent plus être aussi simplement légitimées.
Luhmann a évidemment en vue Habermas auquel il reproche de penser une société complexe à partir de notions trop simples qui ne correspondent pas du tout à la réalité sociale. C’est le cas de l’opposition entre le système et le monde vécu social. Habermas distingue en effet le système par excellence dont font partie les divers organes politiques, la bureaucratie et les experts, du monde vécu social qui n’a plus aucun moyen de contrôle sur ce premier : d’un côté, l’individu, de l’autre l’organisation ; d’un côté le monde vécu, de l’autre le système.[1] C’est là une organisation verticale. Habermas tente d’en estomper les effets par la mise en pratique de sa théorie de l’agir communicationnel où s’instaure un véritable dialogue entre savant, politique et citoyen. Bien qu’Habermas ait peu à peu renoncé à l’idée maîtresse de ses œuvres de jeunesse, à savoir l’idée d’une situation idéale de parole, mais non à l’opposition du système au monde vécu, Luhmann s’oppose clairement à cette théorie, lui reprochant d’avoir conçu une entité « système » opposée à une autre entité « monde vécu social » alors que la société est composée d’une pluralité de systèmes et de sous-systèmes, composant ainsi une structure horizontale. Il n’y a pas un système « en haut » et un monde vécu social « en bas », mais une diversité de systèmes en rapport les uns avec les autres et dont les limites respectives constituent un « environnement ».
La théorie des systèmes traite du monde comme il est appréhendé au travers d’une différence spécifique, celle du système et de l’environnement […]. Toute accumulation de connaissances dépend de l’imputation au système et à l’environnement.[2] Chaque sous-système est conçu de manière à résoudre un problème bien particulier, au sein de systèmes fonctionnellement différents, de telle sorte qu’aucune hiérarchie des fonctions et des systèmes n’est envisageable : qui peut affirmer que la science est plus importante que l’éducation, le droit plus important que l’économie, l’économie plus importante que l’éducation, etc. tout autant de systèmes fonctionnellement différents ? Chaque système accorde le primat à sa propre fonction et […] considère dès lors les autres systèmes fonctionnels – et en l’occurrence la société tout entière – comme son environnement.[3] Cette horizontalité de l’organisation n’est pas anodine car elle permet une diffusion du pouvoir et prévient toute contestation « par le bas ».
Aucune autorité unique ne contrôle les citoyens comme ce pouvait être le cas dans les sociétés traditionnelles : de par l’absence de hiérarchie entre les systèmes et les fonctions qui leur correspondent, le pouvoir est partout au même niveau dans les moindres systèmes, qui agit dans la différenciation du système et de l’environnement. Ce point est important car Foucault critiquait précisément la conception du pouvoir unique et localisé, véhiculée par un appareil politico-économique, usant de répression et d’interdictions par la loi. La procédure luhmanienne fait bien partie d’un tel appareil ; simplement, l’analyse de la procédure se rapproche bien davantage d’une théorie du dispositif, elle qui fait pourtant partie de cet appareil politico-économique dont la nature est critiquée par Foucault. Il n’y a dans la procédure ni localisation du pouvoir, ni répression, ni interdictions à proprement parler. La procédure est déjà en-deçà d’un Etat souverain lequel n’a plus aucune signification. Foucault dénonce une opposition qu’il reprend schématiquement à Marx et bien d’autres auteurs entre un Etat souverain et l’individu, et remplace ce paradigme vertical par une diffusion du pouvoir dans tous les champs sociaux. Luhmann est pleinement engagé dans cette perspective : il n’est pas question dans la procédure juridique d’opposer un Etat puissant à un individu soumis. Tout doit se penser comme système et environnement. Le système social (c’est-à-dire les individus) reste également un système tout en constituant l’environnement du système juridique : le pouvoir se trouve dans tous les systèmes ; les individus aussi produisent du pouvoir en participant à la procédure. (Ceci sera plus longuement étudié dans un prochain article, consacré plus spécifiquement à la manière dont le pouvoir se manifeste par le biais de la procédure).
Une fonction autopoïétique du droit
Le pouvoir est véhiculé d’abord par le droit qui édicte des normes de conduites. Or – et l’on retrouve là une opposition majeure à Habermas – la norme n’a absolument rien à voir avec le principe de vérité ou de justice. Luhmann est un partisan du droit positif, attribuant le droit naturel à des sociétés superstitieuses ou du moins naïves qui pensent encore pouvoir trouver une vérité des normes morales alors que tout n’est que contingent. Luhmann définit ainsi le droit positif : il faut comprendre les normes juridiques qui sont instituées comme étant valides au moyen d’une décision et qui, par conséquent, peuvent être invalidées également au moyen d’une décision.[4]
Luhmann fait disparaître le droit naturel dans la transition vers la modernité où la fonctionnalité de l’économie prend le pas sur la fonctionnalité du système politique. L’économie dans sa primauté est très éloignée de tout rapport à l’idée de perfection ou de valeurs suprêmes telles la justice ou la vérité (idée que l’on retrouve aussi chez Weber, Adorno, Lukacs ou encore Habermas). Or, tous les systèmes s’étant ordonnés sur elle, le droit s’est de fait positivé. Luhmann entre donc dans un certain décisionnisme où une norme n’est légitimée que dans la mesure où elle est l’objet d’une décision. Or, cette décision est prise si elle sert à la réduction de la complexité sociale, ce que Luhmann appelle la consistance d’une décision. Cette réduction de la complexité de nos sociétés est au cœur de toute la théorie luhmannienne qui ne repose que sur le constat d’une société hautement complexe dont la régulation est nécessaire pour fonctionner. Cette régulation, c’est le droit qui la prend en charge, qui valide les décisions ou les invalide. Cela ne signifie rien d’autre que le droit ne fait référence qu’à lui-même, il est un système auto-poïétique, auto-référentiel : il légitime lui-même ses décisions et produit lui-même ses normes, non en une auto-création car son autonomie vis-à-vis de son environnement ne le rend pas totalement indépendant, mais en un auto-renouvellement des normes qu’il produit. Encore une fois, l’organisation est horizontale : point n’est besoin de faire référence à des critères extérieurs au droit pour légitimer ses décisions. Seule la consistance de la décision la rend légitime, elle qui opère une réduction de la complexité sociale.
[1] HABERMAS Jürgen, La technique et la science comme « idéologie », éd. Gallimard, coll. « Tel », Francfort-sur-le-Main, 1968, p. 211
[2] LUHMANN Niklas, « Développements récents en théorie des systèmes », in G.Duprat, Connaissance du politique, éd. PUF, Paris, p. 281-293
[3] LUHMANN Niklas, Politique et complexité, trad. Jacob Schmutz, éd. Cerf, coll. « Humanités », Paris, 1999.
[4] LUHMANN Niklas, La légitimation par la procédure, trad. Lukas K Sosoe, éd.Cerf, coll. « Passages », Laval, 2001, p. 137