Recension – Une discipline sans réflexivité peut-elle être une science ? Épistémologie de l’économie
Loïg J.F. Pascual est doctorant au département de science politique de l’Université du Québec à Montréal. Ses travaux s’inscrivent en sociologie politique et portent sur la santé publique à l’échelle locale et les enjeux d’accessibilité linguistique en Ontario.
Etienne Goron est doctorant en histoire intellectuelle à l’Université Sorbonne-Nouvelle (ICEE). Sa thèse porte sur les politiques de l’environnement au sein de la gauche française, des années 1970 à nos jours.
Robert Boyer, Une discipline sans réflexivité peut-elle être une science ? Épistémologie de l’économie, Éditions de la Sorbonne, 2021
L’ouvrage est disponible ici.
Dans un article d’opinion de mars 2024, l’économiste Dani Rodrik, professeur à l’Université Harvard, affirme que l’« économie mainstream est devenue étroitement associée avec un ensemble spécifique de politiques publiques étiqueté “néolibéralisme” ». « Cette approche, poursuit-il, a échoué sur un certain nombre de points importants » [1] : inégalités globales, transition écologique, résilience des chaînes d’approvisionnement, etc. Ce genre de critique, qui se risque volontiers à la généralité, est désormais fréquente chez certaines figures de la science économique. À travers la dénonciation des policy failures des économistes, ce sont les méthodes dominantes de la discipline, les conditions de la recherche, ou même son statut scientifique qui sont mis en cause.
Le dernier ouvrage de Robert Boyer, Une discipline sans réflexivité peut-elle être une science ?, paru en septembre 2021, poursuit ce même objectif d’examen critique de l’économie. Bilan d’une carrière de chercheur, cet essai met en question la diversité des pratiques de recherche qui définissent sa discipline. Comment comprendre les lacunes actuelles de la science économique et peut-on la faire progresser vers davantage de scientificité et de pertinence théorique ?
L’argument central de R. Boyer porte sur le recul du travail réflexif et théorique en économie à l’époque contemporaine. Selon lui, la fragmentation et la spécialisation croissante des programmes de recherche – tendance globale de la discipline depuis les années 2000 – ont contribué à détourner les économistes des « grandes questions de l’économie politique » (p. 109). Cherchant à renouer avec les ambitions explicatives qui animaient son champ disciplinaire jusqu’au milieu du XXème siècle, l’auteur invite à penser des institutions de recherche différentes, ouvertes au débat avec les non-professionnels et reposant sur un socle commun de concepts et de méthodes. Au fil de l’argumentaire, Une discipline sans réflexivité peut-elle être une science ? présente les termes d’un problème général d’épistémologie, celui de la bonne gestion du pluralisme méthodologique et théorique dans les sciences sociales.
Vers une anomie de la discipline économique
L’auteur se propose durant la moitié de l’ouvrage de retracer l’histoire de la discipline économique depuis les années 1930. Constatant une désaffection croissante envers la théorisation macroéconomique à notre époque, il conclut à la montée de l’anomie entre les branches de sa discipline. Ce bref récit offre à R. Boyer l’occasion de prendre position sur le plan épistémologique. Son originalité est de lier les évolutions intellectuelles de l’économie aux mutations historiques de la profession d’économiste, des capitalismes et de l’action publique.
Son point de départ est la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie de J. M. Keynes. Dans le sillage de la crise de 1929, la récession et le chômage de masse fragilisent les théories, notamment celle d’Alfred Marshall, qui présupposent un rééquilibrage automatique des salaires et des taux d’intérêt (pp. 46-47). S’efforçant de comprendre des phénomènes inexpliqués par la pensée néoclassique, Keynes promeut une approche globale dans laquelle dépense publique, investissement, emploi et croissance font système. Par ailleurs, c’est grâce à une alliance tacite entre économistes et réformateurs dans les gouvernements occidentaux que le keynésianisme acquiert une position hégémonique jusque dans les années 1970. Les réformateurs sociaux trouvent dans les idées du Britannique la justification d’un volontarisme en matière de politique économique. Les développements de la comptabilité nationale et du modèle IS-LM de John Hicks renforcent l’adhésion au keynésianisme, en fournissant les bases d’une économétrie de l’intervention d’État à destination des banques centrales et des ministères des Finances (p. 47).
Dans l’après-guerre, des économistes formés aux mathématiques et enthousiasmés par les avancées de la physique, partent en quête des « fondements axiomatiques de l’analyse économique » (p. 33). Cette démarche, qui reproduit en un sens le formalisme des sciences exactes, s’illustre chez Kenneth Arrow et Gérard Debreu. Leur modèle d’allocation optimale des ressources, finalisé en 1954, est pensé dans les conditions d’une économie pure – un système d’hypothèses évacuant les contingences du monde. Cette approche de l’équilibre général est une impulsion majeure pour la théorie économique jusque dans les années 1980. D’après R. Boyer, ces divers courants, marginaux à leurs débuts, ont fait preuve d’« intelligence stratégique » au cours des années 1970 : peu à peu s’impose l’idée que la stagflation signale l’obsolescence du keynésianisme (p. 48).
La « nouvelle macroéconomie classique » de Robert Lucas, qui émerge au début des années 1980, met en cohérence les théorèmes de l’équilibre général avec une microéconomie. « Approche fondamentaliste de l’économie de marché » selon les termes de R. Boyer (p. 51), elle accorde aux individus et aux firmes une capacité d’adaptation pratiquement illimitée aux signaux des marchés. La théorie des anticipations rationnelles, au cœur des modèles de Lucas, constitue pour certains une justification à la levée des « contraintes » (réglementations, conventions collectives, etc.) qui pèsent sur le jeu des prix dans l’économie réelle. Avec l’internationalisation de la profession d’économiste, cet arrangement théorique entre équilibre général et anticipations rationnelles exerce une grande influence. Des théoriciens de premier plan sont régulièrement appelés au chevet des gouvernements et des organisations supranationales, auprès de qui ils relaient ces idées. L’auteur entend montrer la connexion entre histoire de la pensée économique et socio-histoire du métier : l’émergence d’une élite transnationale d’économistes-conseillers a contribué à la reconnaissance des modèles universels et invariants de la nouvelle macroéconomie classique (cf. schéma p. 85).
Dans les années 1990 et 2000, la sophistication des outils mathématiques et l’expansion des banques de données changent la donne de la discipline. Faisant fructifier les nouvelles possibilités informatiques et statistiques, des mathématiciens mettent au jour les discordances entre propriétés micro- et propriétés macro- dans la modélisation économique. Ils battent ainsi en brèche les formules de la nouvelle macroéconomie classique, en particulier la démarche de déduire de comportements individuels standardisés des effets économiques généraux (p. 36). Selon l’auteur, la crise de 2008 porte également un coup sérieux au paradigme né des travaux de R. Lucas, révélant son incapacité à prévenir la bulle financière.
Pour R. Boyer, une partie significative de l’économie au XXIème siècle fait désormais preuve de méfiance à l’égard des projets de modélisation macroéconomique totalisante. Les évolutions de l’organisation académique sont en partie responsables de ce déclin de la théorisation. De plus en plus formés aux techniques mathématiques et à la littérature anglophone (p. 113), les économistes sont valorisés pour leur expertise dans la manipulation des bases de données ou des instruments économétriques. Les approches empirique et expérimentale sont ainsi privilégiées par les jeunes générations (p. 114). En l’absence de programme de synthèse, les orientations théoriques tendent à se diversifier à l’extrême. Souvent bornés à un horizon contextuel et local, les projets de recherche se développent à distance les uns des autres et s’ignorent mutuellement (économie comportementale, expérimentale, environnementale, historique et institutionnelle, expérimentations contrôlées, science des données, modèles à agents hétérogènes, etc.).
R. Boyer s’efforce de démontrer que l’histoire de la discipline économique n’est pas celle d’une pure progression vers une meilleure intelligibilité des phénomènes. La succession des paradigmes est essentiellement rythmée par les crises économiques, les recompositions du cursus et de la profession d’économiste, et les demandes des personnels administratifs et politiques. R. Boyer est proche d’un point de vue kuhnien : la succession des théories dans le temps est moins analysée sous le mode du progrès que comme le produit de luttes politico-scientifiques et de circonstances changeantes : « les théories sont filles de l’histoire » (p. 99).
Aujourd’hui, il règne selon lui au sein de la discipline économique une inquiétante « anomie de la division du travail » scientifique (p. 113). À dominante empiriste, l’économie contemporaine est devenue un ensemble de sous-champs spécialisés et clos. Dépourvue de cohésion, la discipline est moins apte à rendre compte des grandes forces qui régissent les régimes économiques. Si les économistes n’ont pas pris la pleine mesure de la crise qui se profilait en 2007-2008, c’est que les notions et méthodes qui se prêtent à l’analyse globale des régimes économiques ne sont pas assez établies et répandues.
Reconstruire une macroéconomie intégratrice
Si l’on suit l’auteur, c’est l’adhésion dogmatique aux macroéconomies classiques qui a conduit la science économique dans l’impasse (p. 56). Rendre ses lettres de noblesse à une approche macroéconomique suppose donc de partir de nouvelles bases (p. 20). Devant les échecs répétés des précédentes tentatives, pour quelles raisons l’auteur continue-t-il de placer ses espoirs dans une forme de grand renouveau théorique ?
La position de R. Boyer s’appuie sur une épistémologie particulière de l’économie. Un critère décisif, tiré du positivisme logique, est introduit pour évaluer la scientificité d’une théorie : la prédictivité vis-à-vis des phénomènes réels (p. 54). Ce qui est attendu d’une macroéconomie qui mettrait en commun les savoirs économiques dispersés, est qu’elle soit davantage en mesure d’anticiper les crises des systèmes économiques (p. 67-69). Cette conception est pour le moins ambitieuse, les formes de prédiction étant extrêmement rares dans les sciences sociales. Par ailleurs, elle porte à indexer la légitimité de la science économique sur l’intérêt public des recherches : pour l’auteur, leur but serait de rendre davantage intelligible aux contemporains les mutations globales qui affectent les économies.
À cet argument s’ajoute une réflexion qui traverse l’école de la régulation : la macroéconomie pourrait former un lieu de rencontre entre connaissances et offrirait l’opportunité de rétablir une cohérence entre les spécialités. Une macroéconomie intégratrice rassemblerait les différents secteurs de la recherche dans une conversation sur les normes scientifiques communes. C’est en référence à cette idée que R. Boyer critique l’épistémologie de Dani Rodrik. Ce dernier dessine dans Economics Rules: The Rights and Wrongs of The Dismal Science (2020) un portrait modeste de la pratique des économistes, qui place l’accent sur la conception et la manipulation de modèles contextuels. R. Boyer reproche à D. Rodrik de donner son aval à la « balkanisation » du savoir économique : aucun critère commun et général n’est convoqué pour jauger de la pertinence scientifique de ces modèles (p. 62).
Cela étant, l’argument en faveur d’une unification et d’un relèvement des standards épistémologiques de l’économie ne doit pas être simplifié. Derrière la proposition de reconstruire une macroéconomie intégratrice et potentiellement prédictive, l’auteur se prononce pour l’approfondissement du pluralisme méthodologique [2]. Il envisage ainsi l’ouverture des débats entre communautés d’économistes, par exemple à travers la création d’instituts, d’agoras, de forums (p. 116) – ce qui évoque les « forums hybrides » de Yannick Barthes, Michel Callon et Pierre Lascoumes [3]. Il tire là les conclusions de son récit de l’histoire de la discipline : les théories économiques réagissent à un contexte social et politique, il est donc absurde d’espérer établir une fois pour toutes les fondations transhistoriques de la science. Favoriser les échanges entre groupes de chercheurs, ou même entre chercheurs et profanes, permet de se prémunir contre la sclérose d’un corpus : la découverte de nouvelles circonstances historiques attise l’innovation scientifique.
Une constitution mixte pour la communauté des économistes ?
Comme le remarque déjà Christian Bessy dans sa recension de l’ouvrage de R. Boyer [4], sa proposition de rénovation de la discipline économique est écartelée entre deux objectifs distincts. D’un côté, l’ambition d’avancer vers des explications plus systématiques et prédictives, se plaçant à l’échelle des régimes économiques. Les différents programmes de recherche, dans cette logique, doivent graviter autour d’un même référentiel. C’est ce que le philosophe Michael Polanyi imaginait dans son modèle d’organisation polycentrique du travail scientifique [5] : la pluralité des contributions devrait se déterminer en fonction de buts communs, fixés d’avance, pour se cumuler et gagner en force explicative. De l’autre, la volonté d’assurer la coexistence des écoles de pensée et de donner cours aux interactions entre concepts et contextes. Le passé de la discipline témoignant de l’implication réciproque entre théorisation et temps historique, la réflexivité de la discipline et sa pleine reconnaissance publique dépendraient de l’ouverture de lieux de débat démocratique avec les profanes. La diversité ou même l’incommensurabilité des paradigmes est alors préférable, puisqu’il s’agit de suivre les aléas de l’histoire.
De toute évidence, ces deux aspirations ne sont pas entièrement incompatibles. Or, R. Boyer propose peu de pistes pour penser leur conciliation. Seule la notion de « communauté épistémique », abordée très ponctuellement, semble déclinable dans ce projet de constitution mixte de la recherche économique.
Cette notion a été initialement développée par Peter M. Haas pour décrire, dans la gouvernance climatique internationale, des formes de consensus entre groupes d’acteurs spécifiques [6]. Peu à peu, ses usages l’ont déplacée au point de couvrir des configurations plus larges. Dans De la défense des savoirs critiques (2022), le philosophe des sciences sociales Claude Gautier voit dans la communauté épistémique la principale solution au problème des intérêts axiologiques des chercheurs. La discussion critique entre points de vue variés au sein de cet espace devient une garantie de progression vers une forme d’objectivité. C. Gautier retient l’idée clé du concept de P. M. Haas : l’importance des coopérations entre acteurs experts et profanes dans la production d’un savoir objectif. Ainsi, d’après lui, la force des sciences sociales a été leur ouverture ces dernières décennies aux mouvements féministes, antiracistes, LGBTQI+, etc. Les interactions entre ces acteurs et les chercheurs ont rendu possible l’inclusion d’expériences sociales jusque-là peu étudiées. Ces échanges ont ainsi contribué à étendre le champ du savoir, c’est-à-dire à réduire sa partialité.
Reprenant à son compte des études de sociologie de sa discipline, R. Boyer dresse un constat assez similaire. Alors que les jeunes chercheurs et diplômés semblent davantage se tourner vers la finance ou les firmes privées, il déplore que « les syndicats et associations représentatives des préoccupations des citoyens [aient] peu de moyens pour susciter les expertises nécessaires à la défense de leurs intérêts » (p. 41). Peut-on, comme le suggère C. Bessy, imaginer les économistes entrer en conversation avec la société civile, les conduisant à « devenir les explorateurs de modes de régulation émergents […], alternatives aux institutions favorisant le tout marché » [7] ?
Faire progresser l’objectivité et la pertinence de la science économique supposerait, de ce point de vue, d’aménager les conditions d’une démocratisation des communautés épistémiques. Pour produire une expertise reconnue et scientifiquement exigeante, la recherche économique aurait donc à se soucier de l’inclusivité et de l’indépendance de ses forums vis-à-vis des acteurs privés puissants. Ces questionnements sont déjà monnaie courante. Dans de nombreux milieux scientifiques, les échanges avec des acteurs de terrain, entreprises et autorités publiques sont indispensables au bon déroulement de la recherche. Dans les sciences médicales, les coopérations entre malades et laboratoires pharmaceutiques durant l’épisode de la crise du Sida constituent un exemple paradigmatique de ces compromis entre intérêts savants et profanes donnant lieu à la validation publique des procédures scientifiques [8].
Si le pluralisme se définit sur le plan scientifique et politique comme inévitable voire désirable, comment penser son organisation académique sous la forme d’une constitution mixte, afin de réfléchir dans un référentiel scientifique commun des expériences sociales diversifiées et toujours neuves ? On reconnaîtra à l’ouvrage de R. Boyer d’avoir formulé les termes d’un problème général d’épistémologie, qui dépasse les enjeux d’une critique de sa discipline. Ce problème concerne au fond les conditions d’une collectivisation raisonnée de la production des savoirs. Au terme de l’ouvrage, il reste encore à en préciser la portée et les implications.
[1] Dani Rodrik, “Addressing Challenges of a New Era,” Finance & Development, FMI, March 2024, p. 10. Le passage entier (nous traduisons).
[2] L’auteur ne mentionne pas les travaux récents dans le domaine. Pour une critique des mouvements monistes en économie, voir Esther-Mirjam Sent, « Pluralism in Economics » dans Stephen H. Kellert, Helen E. Longino et C. Kenneth Waters (ed.), Scientific Pluralism, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2006. Nous remercions nos relecteurs de nous avoir fait parvenir la référence.
[3] Cf. Yannick Barthes, Michel Callon et Pierre Lascoumes, Agir dans un monde incertain : essai sur la démocratie technique, Paris, Points, 2014.
[4] Christian Bessy, « Vers une science économique réflexive », Œconomia. History, Methodology, Philosophy (12‑1), 2022, p. 115‑134.
[5] Michael Polanyi, The Logic of Liberty. Reflections and Rejoinders, Londres, Routledge, 1951.
[6] Peter M. Haas, « Introduction: reconstructing epistemic communities », dans Epistemic communities, constructivism, and international environmental politics, Londres, Routledge, 2015, pp. 23-46.
[7] Christian Bessy, op. cit.
[8] La référence classique sur le sujet est Steven Epstein, Impure Science: AIDS, Activism, and the Politics of Knowledge, Berkeley, University of California Press, 1996.