Recension – Le contrat racial
Marie-Lou Reymondon est doctorante en philosophie des sciences au laboratoire « Sciences, Normes et Démocratie » de Sorbonne-Université. Elle travaille sur les apports épistémiques de la diversité sociale en sciences et plus globalement sur les questions d’épistémologie sociale et d’injustices épistémiques. Sa dernière parution est l’article « défiance envers la médecine – une injustice épistémique envers les médecins ou envers les patient·es ? », Éducation et socialisation, 71, 2024.
Charles W. Mills, Le contrat racial, trad. Aly Ndiaye, Mémoire d’encrier, 2023.
L’ouvrage est disponible ici
Introduction
Vingt-cinq ans après sa parution et deux ans après le décès de son auteur, la traduction en français du Contrat racial invite la réflexion philosophique à ne plus cantonner la question de la race et du racisme à des notes de bas de page ou à ignorer les réflexions produites par les philosophes non-blancs. S’il apparaît comme nécessaire de replacer le racisme au cœur de la philosophie politique, morale et épistémologique, c’est que celui-ci ne fut pas une exception mais fut au contraire la norme durant toute l’époque moderne. Pour rendre compte de la réalité historique et politique de la race, Mills recourt au vocabulaire philosophique hégémonique du « contrat social » pour lui opposer une « métaphore concurrente », celle d’un « contrat de domination » qu’il nomme donc « contrat racial » (23). Sur ce point, Mills note sa dette à Carole Pateman et à son essai Le Contrat sexuel qui établissait le constat similaire de l’existence d’un « contrat de domination » des femmes sous-tendant les théories modernes du « Contrat social »[1] (37). Mills nous propose de « réorienter [n]otre vision » (32) vers ce qui demeure imperceptible pour les dominants tant qu’ils n’adoptent pas la perspective des dominés. Son objectif n’est pas de concevoir une philosophie noire séparée de la philosophie blanche, mais au contraire d’offrir « une cartographie révisionniste du même territoire », voire même « un pont conceptuel entre deux domaines aujourd’hui largement séparés l’un de l’autre » (34) : d’un côté une philosophie minoritaire, les pensées politiques afro-américaines, autochtones, et du tiers-monde, de l’autre une philosophie dominante d’une « blanchité aveuglante » (18). Par sa « philosophie née de la lutte » (16), Mills se fait le passeur de la voix minoritaire dans la langue des dominants, de façon à sortir les Blancs de leur ignorance – si ceux-ci acceptent d’être de bonne foi.
Quand les Blancs disent « Justice », ils veulent dire « Juste nous » – aphorisme populaire noir américain.
Cet aphorisme placé en tête de l’ouvrage résume à lui seul les deux thèses centrales du Contrat racial : d’abord, le soi-disant contrat social qui constitue la justice humaine est en réalité un contrat racial. Ensuite, la (re)connaissance de cette réalité diffère entre les Blancs et les non-Blancs, et si les non-Blancs peuvent voir au-delà du voile, et traduire « justice » en « juste nous », les Blancs demeurent largement ignorants de la nature de cette domination, dont ils sont pourtant à l’origine.
Pour défendre la réalité historique d’un contrat racial, Mills part de la distinction entre le « Contrat social » en tant que théorie élaborée par les philosophes contractualistes modernes et le « contrat social » comme réalité historique supposément décrite par cette théorie, mais qui est en réalité un contrat racial. Mills traite davantage des rapports entre les différentes théories du « Contrat » dans la troisième partie de l’ouvrage, tandis qu’il décrit la réalité du contrat racial dans les deux premières parties.
1. « Vue d’ensemble »
Dans la première partie intitulée « Vue d’ensemble », Mills souligne que si le contrat social – dans la version contemporaine de John Rawls – est présenté comme un accord universel entre tous les hommes, le contrat racial est au contraire un « ensemble d’accords (…) entre les membres d’un sous-ensemble d’êtres humains désormais désignés par des critères « raciaux » en tant que « Blancs » » (43). La majorité de l’humanité ne signe donc pas le contrat racial, mais est automatiquement catégorisée comme étant des « non-Blancs » et se voit attribuer « un statut moral différent et inférieur », celui de « sous-personnes » (45). Le but du contrat racial est d’attribuer aux Blancs des privilèges en leur reconnaissant des droits d’exploitation du corps, des terres et des ressources des non-Blancs, tout en niant que ces derniers puissent faire de même. Il ne faut donc pas confondre le contrat racial de Mills avec le « pacte d’esclavage » théorisé par Grotius[2], car chez Mills, les non-Blancs « deviennent les objets plutôt que les sujets de l’accord » (45) : ils n’adhèrent en rien à leur expropriation, à leur exploitation ou à leur mise en esclavage.
Chez Mills, la race ne renvoie pas à une réalité biologique – contrairement à ce qu’affirme la science européenne du XIXe siècle – mais à une construction sociale que les erreurs scientifiques sont venues renforcées. La race est donc un ensemble de représentations reposant sur des croyances erronées, mais dont on peut appréhender la réalité par les très fortes conséquences qu’elle a eu et continue d’avoir sur la structuration du monde. Ainsi, le contrat racial ne découle pas de la race, mais au contraire, c’est « le contrat racial [qui] construit la race » (110) – de la même manière que chez Rousseau le peuple ne préexiste pas au contrat social et ne devient peuple que par l’acte de consentir au contrat. Ainsi, la blanchité n’est pas une catégorie biologique mais juridique : « la race blanche est inventée et l’on devient “Blanc en vertu de la loi” » (111).
Les distinctions opérées entre des sous-ensembles d’êtres humains prennent appui sur des critères « changeants » : critères phénotypiques, généalogiques, géographiques ou culturels. Mais l’appartenance à la race blanche dépend aussi et surtout de l’adhésion au contrat racial. Mills trace une distinction entre deux sens du mots « Blanc » (166) : le premier sens renvoie à l’appartenance à la blanchité, soit au consentement passif ou actif au contrat racial, c’est-à-dire au projet de suprématie blanche. Le second sens renvoie à la blancheur, c’est-à-dire à la correspondance avec les critères raciaux sus-mentionnés. Il est donc possible pour Mills que des Blancs le soient du fait de leur blancheur de peau tout en étant des « renégats de la race » n’appartenant plus à la blanchité du fait des actions qu’ils ont pu mener pour s’opposer à la suprématie blanche. Mais il ne suffit pas de ne plus croire dans l’existence des races et dans les autres thèses du contrat racial pour s’extirper de la suprématie blanche, dans la mesure où les Blancs qui ne sont pas signataires du contrat demeurent tout de même bénéficiaires des avantages qui leur sont octroyés par la suprématie blanche.
À l’inverse, des formes d’adhésion à la blanchité peuvent se faire du côté des non-Blancs qui peuvent eux aussi constituer un contrat racial, comme le montre l’exemple des Japonais, dont le statut racial a été fluctuant en fonction des époques (191). L’existence d’autres contrats raciaux n’impliquant pas de relations Blancs/non Blancs, comme par exemple lors du génocide des Tutsis, montre la contingence de la blanchité, qui « n’est pas vraiment une couleur, mais plutôt un ensemble de relations de pouvoir » (191). Si le contrat racial blanc est « le plus dévastateur et le plus important », et si c’est la suprématie blanche et aucune autre qui « a fait du monde moderne ce qu’il est aujourd’hui » (31), Mills considère que « tous les peuples peuvent tomber dans la blanchité », ce terme ne renvoyant alors plus à la suprématie blanche, mais au sentiment de supériorité raciale.
2. « Détails »
Dans la deuxième partie intitulée « Détails », Charles Mills s’appuie sur différents travaux historiques pour décrire la façon dont le contrat racial « norme (et racise) » l’espace et les individus (83). Mills revient notamment sur le concept d’état de nature tel qu’il a été conceptualisé par les auteurs contractualistes européens : l’état de nature est à la fois un état hypothétique ou très anciens pour les Blancs, et à la fois l’état actuel des non-Blancs, ce qui justifie que les individus non-blancs ne devaient pas être dirigés par les mêmes règles : pour J.S. Mill par exemple, les peuples « barbares » devaient être contraints « pour leur bien » par la violence étatique, tandis que les peuples européens pouvaient se suffire d’un état libéral pour fonctionner.[3] En même temps, l’espace de vie des non-Blancs est considéré comme une terre vierge, vide de véritables habitants et donc ouverte à la colonisation blanche, par exemple chez John Locke remettant en cause l’appropriation du territoire américains par les Premières Nations.[4]
Mills revient également sur le statut de personne, conçu par Kant en opposition à celui de sous-personne, qualificatif renvoyant à ceux dont les facultés cognitives les empêcheraient d’adhérer à la « loi morale » et donc au contrat social. Kant serait même pour Mills – « le théoricien fondateur de la division moderne entre Herrenwolk et Untermenschen, personnes et sous-personnes, sur laquelle la théorie nazie s’est plus tard appuyée » (122). Mais les non-Blancs ne sont pas tant des sous-personnes qu’ils le deviennent, par la violence et le conditionnement idéologique (133). L’imposition du contrat racial suppose une « opération métaphysique » (136) de transformation des non-Blancs, brisés mentalement et physiquement de façon à les arracher à leur ancrage culturel. Un exemple paradigmatique est le passage des esclaves africains nouvellement débarqués par un site « d’acclimatation » (seasoning) avant d’être envoyés dans les plantations (136).
3. « Mérites naturalisés »
Dans la troisième partie intitulée « Mérites naturalisés », Mills en appelle à « naturaliser l’éthique » (146) dans une référence implicite à l’injonction à « naturaliser l’épistémologie »[5] de Quine. Il revient sur les mérites d’une philosophie politique partant d’une description précise des injustices passées et présentes, plutôt que d’une théorisation abstraite de la justice idéale à des fins uniquement normatives. La cible est ici Rawls, et plus largement une certaine forme de philosophie analytique qui prétendrait au désintéressement et aborderait les questions d’une façon atemporelle plutôt que contextuelle (16). Ce n’est qu’à partir d’une description précise de ce qui a « mal tourné dans le passé » que l’éthique peut fournir de « meilleures prescriptions pour la société » (146).
Dans la préface de l’œuvre, écrite vingt-cinq ans après la parution du Contrat racial, Mills développe sa vision normative de la justice, et s’y définit comme un défenseur d’un « libéralisme radical noir » (21). Ce modèle ne s’oppose pas catégoriquement au modèle rawlsien d’un contrat social universel et libéral, mais cherche plutôt à le modifier pour le rendre plus sensible aux questions de race et aux critiques féministes noires (22). La critique de la philosophie des Lumières et de son héritage ne conduit donc pas nécessairement à un rejet du principe d’universalisme, c’est-à-dire de l’égalité universelle des droits, mais peut au contraire constituer une défense de l’universalisme contre les Lumières, puisqu’il s’agit de s’opposer à une vision tronquée et autocentrée de l’universel par les auteurs blancs et masculins du canon philosophique blanc.
Adhérant à la thèse de l’épistémologie du positionnement selon laquelle il existerait un avantage épistémique des dominés, Mills soutient que les non-Blancs disposent « [d’]un avantage cognitif perspectif basé sur l’expérience phénoménologique de la disjonction entre la réalité officielle (blanche) et la vraie réalité (non blanche) » (170). Si cette thèse plonge ces racines dans la théorie marxiste et ses lectures féministes, elle puise aussi sa source chez les auteurs noirs-américains qui inspirent Mills, notamment chez W.E.B Du Bois, et sa théorie de la « double conscience » noire[6], Les Noirs-Américains sont ainsi « les hommes et les femmes qui en savent trop, qui – selon cette magnifique expression américaine – savent où les corps sont enterrés (après tout, beaucoup d’entre eux sont les [leurs]) » et qui représentent de ce fait une « menace cognitive » pour la domination blanche (196) qui requiert le maintien actif de l’ignorance.
Ce privilège épistémique des minorités a comme corollaire une déficience épistémique des dominants qu’il nomme « ignorance blanche » :
« Les Blancs agiront de manière raciste tout en pensant qu’ils agissent de manière morale. En d’autres termes, ils éprouveront de véritables difficultés cognitives à reconnaître certains comportements comme étant racistes, de sorte qu’indépendamment des questions de motivation et de mauvaise foi, ils seront, du simple point de vue conceptuel, moralement handicapés dans leur capacité à voir et à faire la bonne chose. (…) le contrat racial prescrit, comme condition d’appartenance à la communauté politique, une épistémologie de l’ignorance. » (147)
Cette ignorance blanche s’exprime à l’époque moderne par une cécité sur le caractère politique et immoral de la domination blanche, dans la mesure où les Blancs conçoivent le racisme et la suprématie blanche, non comme la résultante d’un contrat passé entre dominants, d’une construction sociale, mais bien comme le résultat d’une loi morale naturelle (31). Elle s’exprime ensuite par le consensus des philosophes modernes européens sur le bien-fondé du contrat racial, « orthogonal » (148) à leurs divergences politiques, tout comme ils s’accordent également sur la subordination des femmes, mais aussi par la quasi-absence de réflexion sur les conditions des non-Blancs, sur l’impérialisme, le colonialisme, le racisme, l’esclavage, etc. La domination blanche est « la manière dont les choses sont » (69), un « toujours déjà présent », « un arrière-plan » sur lequel peut se bâtir une diversité de théories et configurations politiques, mais qui pour sa part ne sera que trop rarement discuté. Cette ignorance s’exprime enfin par une confusion faite entre la condition masculine blanche et la condition universelle. Pour la philosophie blanche contemporaine, cette épistémologie de l’ignorance se poursuit d’une autre manière, notamment via la conception rawlsienne des sociétés occidentales comme des « tentatives de coopération en vue de l’avantage mutuel »[7], qui passe sous silence les effets historiques de la domination blanche sur les individus contractants.
En comprenant que le racisme était au cœur de la philosophie des Lumières, la théorie de Mills nous permet de ne plus regarder les massacres de l’époque moderne avec consternation et incompréhension en se demandant « mais comment ont-ils pu ? ». Comment expliquer que les philosophes des Lumières aient pu considérer que l’exclusion d’une part de l’humanité des droits de l’homme était compatible avec le contrat social ? Comment expliquer que « le libéralisme des Lumières antipatriarcal, avec ses proclamations d’égalités de droits, d’autonomie et de liberté pour tous les hommes, a[it] eu lieu en même temps que le massacre, l’expropriation et l’assujettissement à l’esclavage héréditaire d’hommes qui, au moins en apparence, sont humains » ? (111). En ne considérant plus que le contrat social comme une « norme acquise » par les Lumières, mais en ouvrant les yeux sur la réalité historique du contrat racial durant la modernité, « le mystère s’évapore ». Remplacer le contrat social par le contrat racial permet de donner sens à ces massacres, de sortir de « l’auto-mystification » qui est aussi un produit la construction active de l’ignorance blanche. Ces atrocités commises par les Européens s’expliquent parce que la norme réelle, celle du contrat racial, n’est pas « la valeur infinie de toute vie humaine », mais « la valeur beaucoup plus grande de la vie blanche » (160).
Le mérite de cette œuvre est également d’avoir choisi une forme d’écriture accessible et claire, sans jamais basculer dans une forme d’auto-référencement philosophique, mais en défendant au contraire un ancrage dans des travaux empiriques, avec des faits historiques précis qui rendent ses conclusions implacables. Loin de se limiter aux seuls intérêts des philosophes, ce livre s’adresse à toutes celles et ceux qui s’intéressent aux questions de racisme. Enfin, on peut souligner que le Contrat racial a l’intérêt de ne pas tomber dans une critique des Lumières qui conduirait à jeter les principes d’universalisme et de libéralisme avec l’eau du bain, mais il en propose au contraire une réhabilitation critique depuis une perspective noire. À cette perspective libérale on peut cependant opposer des approches marxistes, comme celle de Balibar et Wallerstein dans Race, Nation, Classe, qui mobilisent le concept d’accumulation primitive coloniale/raciale plutôt que celle de contrat, et qui ont l’avantage d’expliquer la perpétuation d’une domination raciale économique et politique, malgré l’élimination relative d’une suprématie blanche « formelle et juridique ». Pour Mills, cette perpétuation de la suprématie blanche peut s’expliquer en partie par l’épistémologie de l’ignorance. L’ignorance blanche se maintient par l’idéologie de la cécité aux races (« color blind ») : puisque le droit est le même pour tous, l’égalité raciale est considérée comme effectivement réalisée, en oubliant que plusieurs siècles d’expropriation et d’exploitation permise par le droit ont notamment produit une accumulation de richesses pour les Blancs. Cette ignorance blanche s’exprime également par une forme d’amnésie collective vis-à-vis de l’histoire génocidaire et tortionnaire du contrat racial dont les pages 154 à 159 offre une énumération glaçante. Si aujourd’hui la philosophie critique de la race rencontre une forte opposition politique, cette réaction d’hostilité, loin de contredire les thèses de Mills, vient appuyer son constat : l’épistémologie de l’ignorance perdure, et avec elle ce qui demeure de la domination blanche.
[1] Pateman, Carole (2010) [1988] Le Contrat Sexuel, La découverte.
[2] Grotius, Hugo (1625) Le Droit de la guerre et de la paix, III, VII, §1
[3] « Le despotisme est un mode de gouvernement légitime quand on a affaire à des barbares, pourvu que le but vise à leur avancement et que les moyens se justifient par la réalisation effective de ce but. » Mill, John S. (1859) De la liberté.
[4] Locke, John (1690), Traité du gouvernement civil, V, « de la propriété des choses ».
[5] Quine, Willard V. O. (1969) Epistemology naturalized in Ontological Relativity and Other Essays, Columbia University Press.
[6] Du Bois W.E.B. (2007) [1903] Les âmes du peuple noir, La Découverte.
[7] Rawls, John (2009) [1971] Théorie de la justice, Editions Points, p. 30.