Recension – Le discours philosophique
Diplômé de l’Université Libre de Bruxelles et de l’ENSAV La Cambre, agrégé en philosophie, Noé Gross poursuit ses recherches en philosophie à l’ULB. Sa thèse, écrite sous la direction de Didier Debaise, porte sur la transformation de la subjectivité dans l’expérience du recommencement de soi. Ses centres d’intérêt articulent alors des théories du devenir et de la subjectivation (Nietzsche, Foucault, Butler) à des récits autobiographiques de réinvention de soi (not. Jean-Luc Lagarce, Edouard Louis, Didier Eribon).
Michel Foucault, Le Discours Philosophique, Paris, Seuil, Coll. Sciences humaines, 2023, 320p.
L’ouvrage est disponible ici
Introduction
Durant l’été 1966, dans la foulée de la parution des Mots et les Choses, Michel Foucault entreprend l’écriture d’un essai qu’il choisira de ne pas publier et dont le manuscrit termina dans les archives de la Bibliothèque nationale de France. Cet essai, Le discours philosophique, est donc à la fois un livre qui vient du passé, et un nouvel inédit de Foucault dont on comprend le projet par une lettre qu’il écrit en juillet 1966 : « Essayer de dire ce que peut être un discours philosophique aujourd’hui[1]». Dès les premières lignes, Foucault donne ainsi à la philosophie cette tâche de diagnostic, empirique et tâtonnante, qui consiste à dire ce que c’est qu’ « aujourd’hui » :« Reconnaître, à quelques marques sensibles, ce qui se passe. Détecter l’événement qui fait rage dans les rumeurs que nous n’entendons plus, tant nous y sommes habitués. Dire ce qui se donne à voir dans ce qu’on voit tous les jours. Mettre en lumière, soudain, cette heure grise où nous sommes. Prophétiser l’instant. » (p. 13).
Loin du goût des replis vers l’origine et de la fondation des choses, de l’interprétation dans la profondeur du sens, et de l’apaisement du mal – rôles massifs à jouer s’il en est –, pour Foucault, la philosophie rajeunit face à « la tâche énigmatique de diagnostiquer, sans écouter une parole plus profonde, sans pourchasser un mal invisible […] ayant à dire ce qu’elle a à dire, sans les ruses des sens, sans les ombres du mal. » (p. 16). Sur ce diagnostic philosophique de l’actualité, qui consiste à savoir ce qui se passe et ce qui se passe maintenant, plane d’emblée l’ombre de Nietzsche et du philosophe comme « médecin de la culture », mais un médecin qui n’a cependant pas reçu la mission de guérir, ni d’apaiser, ni de réconcilier, un « médecin sans remède » qui, n’ayant nul pouvoir de sauver de la maladie ou de dévoiler l’énigme, doit simplement dire « ce qu’il y a, sans recul ni distance dans l’instant même où il parle » (p. 17), faire scintiller ce que c’est qu’aujourd’hui, en quoi il diffère d’hier. Ainsi, « il est seulement l’homme du jour et du moment : passager, plus près que personne du passage. » (p. 17)
L’histoire du discours philosophique
S’agit-il pour Foucault de définir le discours philosophique ? A l’été 1966, cette question revêt une importance particulière pour le philosophe qui reçoit, pour la première fois de sa vie, une chaire de philosophie à l’université de Tunis. Mais cette période est également celle où Foucault souhaite répondre à une série d’objections[2] qui lui ont été faites depuis la parution de L’Histoire de la folie en 1961 jusqu’à celle de son livre Les Mots et les Choses en 1966. Que ce soit Jacques Derrida en 1963, ou Michel de Certeau et Jean-Paul Sartre après 1966, Foucault reçoit des objections à l’égard du statut et de la pratique de l’histoire au sein de son travail, ayant affirmé à travers ses ouvrages entreprendre l’histoire d’institutions au sein de notre culture occidentale, et même l’archéologie de notre propre culture. Quel est le statut par exemple de ces épistémè dont parle Foucault comme des isomorphismes dans lesquelles prennent place une série de savoirs différents ? Quel est le statut de ces “systèmes de pensée” adossés à des périodisations ? Et qu’est-ce qui fait qu’on passe d’une épistémè à une autre dans l’histoire ? Sartre pourra par exemple dire que le philosophe nie la praxis ainsi que l’histoire et remplace le mouvement par une série d’immobilités[3]. Bien-sûr, ce contexte intellectuel des années 60-70 est marqué par l’apogée du structuralisme (insistant sur les structures) et des rapports antagoniques qu’il entretient avec l’existentialisme et le marxisme, respectivement épris d’humanisme et d’historicisme. Foucault prendra ses distances avec chacun de ces modèles et la question de l’histoire deviendra un problème philosophique central dans son travail. Il lira de plus en plus de livre d’historiens[4], dimension qu’on retrouvera dans L’Archéologie du savoir en 1969, et initiera petit à petit une série de dialogues avec des historiennes telles que Michelle Perrot (L’impossible prison, 1980) ou Arlette Farge (Le Désordre des familles, 1982). Mais si rendre raison de l’histoire ne suffisait pas, Le discours philosophique nous apprend que Foucault a voulu se positionner vis-à-vis de l’histoire de la philosophie elle-même et des historiens de la philosophie de son époque (notamment Martial Gueroult et Jules Vuillemin). Tout au long du manuscrit, Foucault produit bien une tentative d’historicisation de ce qu’est le discours philosophique à travers trois figures : Descartes, Kant et Nietzsche. De cette façon, Foucault dessine une histoire de la philosophie dont l’instauration reposerait sur des modèles dont il faut faire l’histoire. À ce titre, le livre nous renseigne bien à la fois sur le modèle d’histoire que Foucault mobilise dans ses diverses enquêtes[5], et sur son positionnement même dans l’histoire de la philosophie.
Maintenant
D’emblée, la singularité de ce « discours philosophique » qui s’instaure, pour Foucault, à partir de Descartes, est sa détermination par un « maintenant » dans lequel il prend place. Ce « maintenant » est à la fois ce qui échappe à toute verbalisation et la tâche de diagnostic de la philosophie. Foucault va alors consacrer trois chapitres à différencier le discours philosophique de différents autres types de discours, à savoir le discours scientifique, le discours de fiction et le discours quotidien, à partir de la triade non linguistique de ce qu’il nomme le « je-ici-à présent » qui définit le maintenant du discours, et dont seul la philosophie ne peut s’affranchir puisqu’elle prend en charge ce point d’énonciation et ce moment depuis lequel une subjectivité parle. En effet, contrairement au discours scientifique, qui fixe les coordonnées de l’expérience par une objectivation des conditions de l’expérience, résorbant ainsi son « maintenant », la philosophie doit justifier la possibilité de ce qu’elle est en train de dire à travers un sujet parlant à qui le discours s’est dévoilé (Foucault songe aux philosophies de René Descartes, Nicolas de
Malebranche, Baruch Spinoza et David Hume) ou manifesté (Foucault pense ici à la dialectique hégélienne). Si le discours philosophique essaie de trouver un sujet universel ou faire de la philosophie avec la forme de la science, il oublie que la philosophie doit en réalité justifier comment elle a accès à la vérité, ce qui explique pour Foucault la manière par laquelle l’histoire de la philosophie a été conduite inévitablement, par le sujet connaissant, à devoir formuler une théorie du sujet par lequel passe le discours en vue d’aspirer à un discours de vérité.
Donc la philosophie ne peut jamais être séparée du maintenant dans lequel elle articule sa parole, de l’ici où elle se déploie, du présent dans lequel elle vibre : « la présence d’un maintenant qui la borde est indispensable à la philosophie. » (p. 41) Commentant les rapports entre fiction et philosophie, Foucault note que ces deux discours ne peuvent supprimer le maintenant de leur parole : des deux côtés, le sujet est pris dans l’épaisseur de la parole. Ainsi, si la philosophie a eu besoin d’une théorie du sujet, la littérature a elle eu besoin d’une fiction du sujet. Pourtant, il existe une différence majeure entre littérature et philosophie : la littérature instaure elle-même, comme une invention, le présent et le sujet à partir de quoi elle parle, reconstituant le langage ordinaire à sa fantaisie et selon sa souveraineté. L’œuvre littéraire instaure « sa propre voix parlante » écrit Foucault (p. 49). On a pensé que la littérature n’était pas faite pour imiter mais pour exprimer et se signifier soi-même, « signifier sa propre absence » (p. 49), en réalité elle n’a exercé les fonctions qu’on lui a assigné que par le jeu de cette imitation essentielle qui efface le maintenant pour le faire renaître en elle sur un autre mode (« une ombre de maintenant »). C’est par l’imitation que la littérature rend dans une image le scintillement des choses, se glisse dans le langage humain et dans les monologues intérieurs, tisonne le ressaisissement de leur conscience.
Enfin, pour distinguer le philosophique et le quotidien, Foucault montrera que le discours philosophique est toujours ouvert à une réactualisation qui dépasse le maintenant de son énonciation, contrairement au discours quotidien. De plus, par son aspiration critique, le discours philosophique n’est dans la posture du langage quotidien par rapport au monde que pour faire apparaître « le reste du monde comme la prose naïve de tous les jours » (p. 66). Du point de vue critique, la philosophie est le discours de tous les autres discours, « elle saura dire ce qu’ils ne peuvent pas énoncer sur eux-mêmes » (p. 66). On comprend, à travers cette thématisation de Foucault de « la disposition générale du discours philosophique » (p. 91), que le rapport au « maintenant » devient pour lui un principe d’historicisation archéologique de l’histoire de la philosophie, dans laquelle la philosophie reprend sans cesse ce « maintenant » à l’intérieur de son discours même, mais chaque fois différemment selon des mutations que Foucault va étudier dans la suite de l’ouvrage.
Trois mutations : Descartes, Kant, Nietzsche et après
Dans son analyse historique du discours philosophique, Foucault met en lumière les mutations (il en pointe trois majeures) dans la relation entre ce discours et ce qu’il appelle le « je-ici-à présent ». Depuis Descartes, la philosophie s’est caractérisée par une manière spécifique de concevoir le lien entre le discours et le sujet parlant. Traditionnellement, on attribue en effet à Descartes le renversement de l’emprise théologique sur la philosophie, son recours aux mathématiques, et son engagement avec les sciences dans la rationalisation de la nature, marquant ainsi la sécularisation et l’éloignement de la croyance en Dieu. Pourtant, la philosophie ne s’est pas passée de Dieu, qui ne fut jamais plus nécessaire qu’à Descartes, Malebranche ou Spinoza. Le phénomène décisif n’est donc pas la fin de la croyance en Dieu, mais plutôt une évolution des discours religieux et philosophiques telle qu’il devenait possible dès lors, comme l’écrit Foucault, « de philosopher sans Dieu » (p. 73). Une grande mutation a ainsi modifié tout le régime du discours de la culture occidentale au XVIIème siècle, et c’est à cette mutation que nous devons notre discours philosophique traditionnel[6]. Cette mutation à partir de Descartes dirige ainsi le discours philosophique vers un affranchissement définitif du commentaire de l’Écriture.
Le moment cartésien représente donc une rupture qui marque le début de la modernité. Mais s’en suit le moment kantien, sur lequel Foucault reviendra plus tard (Qu’est-ce que les Lumières ?), qui radicalise le geste et qui sera celui des Lumières définies par une attitude qui consiste à s’emparer de l’actualité comme objet et enjeu du travail philosophique. Avec Kant et la « mutation critique » (p. 140), le discours philosophique se différencie de la méthode cartésienne en ce que celle-ci n’abordait alors le « maintenant » que sous l’angle d’une prise en compte du contexte d’énonciation, et non comme enjeu philosophique. Enfin la rupture qui intéresse le plus Foucault, en ce qu’il lui consacre une place centrale dans le livre, aussi bien au début qu’à la fin, est incarnée par Nietzsche. Celui-ci « brise » encore l’armature cartésienne du discours philosophique (p. 179) comme un discours capable de dire des vérités universelles, éternelles et intemporelles, se déployant depuis une voix sans visage. En 1966, Foucault voit donc déjà en Nietzsche celui qui démystifie la prétention à la vérité et cette allégorie de la profondeur du discours philosophique comme étant la recherche d’un sens caché. Avec lui, le philosophe perd son identité souveraine, la philosophie perd les objets traditionnels qui lui sont associés – l’âme, Dieu et le monde –, et elle est dispersée dans une série d’autres discours. « Penser après Nietzsche » (p. 191), c’est-à-dire philosopher après la mutation nietzschéenne, qui caractérise l’intention de Foucault dans ce livre ainsi que dans tout son travail « généalogique »[7] par la suite, implique de penser entre deux crépuscules : celui de la nuit du discours philosophique traditionnel, qui se clôt, et celui du nouveau matin, encore fragile, que Nietzsche indique ou promet.
Cette promesse sonne ainsi un fracas dans l’histoire de la philosophie et dans le rôle qu’elle se donne, nous mettant face à la « décomposition du discours philosophique » (p. 193), nous obligeant à assumer la discontinuité historique pointée par le diagnostic nietzschéen, tordant le discours philosophique jusqu’à opérer, suggèrera Foucault, un « passage hors de lui-même » (p. 257). L’effacement de ce qui détachait la philosophie de la non-philosophie, ou l’« effet Nietzsche », témoigne par conséquent d’une crise de la philosophie dans la forme qu’elle prend aujourd’hui, crise depuis laquelle Foucault suggère de saisir les nouvelles conditions de possibilité de la philosophie (p. 213). Foucault entamera à partir de là sa réflexion sur l’archive de notre culture, thème qu’il reconduira dans L’Archéologie du savoir en 1969, par une analyse archéologique de cet ensemble des discours qui nous définissent dans notre actualité, elle-même épaisse d’histoire.
Nouvelle ère, nouveau défi. Foucault n’autorisa pas la publication de ce livre de son vivant, il gardera l’intuition du diagnostic nietzschéen en vue de ses futurs travaux. Pourtant, par les problèmes qu’il soulève, il se positionnait face à l’éternelle question que se pose tout philosophe sur le rôle de sa pratique.
[1] Voir la “Chronologie” établie par Daniel Defert lors de la publication des Dits et Ecrits. 1954-1988, t. I, 1954-1975, éd. sous la dir. de Daniel Defert et François Ewald, avec la collab. de Jacques Lagrange, Paris, Gallimard, 2001 [1994], ici p. 37.
[2] Pour une version détaillée de ces objections, voir l’article de Michael Behrent, « Les critiques de Foucault. D’hier à aujourd’hui », in Héloïse Lhérété éd., Michel Foucault. L’homme et l’œuvre. Héritage et bilan critique. Éditions Sciences Humaines, 2017, pp. 154-164.
[3] « Il lui faudrait pour cela faire intervenir la praxis, donc l’histoire, et c’est précisément ce qu’il refuse. Certes, sa perspective reste historique. Il distingue des époques, un avant et un après. Mais il remplace le cinéma par la lanterne magique, le mouvement par une succession d’immobilités. […] Derrière l’histoire, bien entendu, c’est le marxisme qui est visé. » « Jean-Paul Sartre répond », avec Bernard Pingaut pour un numéro de la revue L’Arc, no 30, « Sartre aujourd’hui », octobre 1966, p. 527.
[4] « L’histoire, c’est tout de même prodigieusement amusant. On est moins solitaire et tout aussi libre. », Lettre à Daniel Defert, février 1967, citée dans Michel Foucault, Œuvres, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 2015, vol. 1, p. LII (« Chronologie »).
[5] C’est notamment ce que soutient Judith Revel lors d’une émission radiophonique sur France Culture le treize mai 2023, « Inédit de Michel Foucault : le discours philosophique », Les matins du samedi : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/et-maintenant-l-invite-e-des-matins-du-samedi/inedit-de-michel-foucault-le-discours-philosophique-6370490
[6] Foucault note que Cervantes a manifesté la mutation du discours de fiction, faisant entrer ce qui est raconté dans le temps et l’espace du discours fictif, et Galilée celle du discours scientifique, originant la blessure narcissique copernicienne dans le détachement galiléen du discours sur le monde de tous les repères cosmologiques du sujet qui le tient.
[7] Voir Michel Foucault, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire » [1971], dans DE I, n°84, p. 1004-1024.