Compte-rendu critique – Pesanteur et portance : une éthique de la gravité
« La portance importe »
Élise Tourte, docteure en philosophie et littérature, est membre associée du laboratoire Configurations littéraires (Université de Strasbourg). Après une thèse consacrée aux figures de la distance dans l’œuvre d’Henri Michaux, elle poursuit des recherches à la confluence de la poésie et de la philosophie. Elle enseigne l’esthétique à la Faculté de philosophie de Strasbourg, et les sciences humaines et sociales dans deux écoles d’art à Strasbourg et Tournai (Belgique).
Chiara Palermo, Christine Leroy (dir.), Pesanteur et portance : une éthique de la gravité, Paris, Hermann, 2022.
L’ouvrage est disponible ici.
Résumé :
L’ouvrage collectif Pesanteur et portance : une éthique de la gravité déploie le sens esthétique de la portance, concept formulé par Emmanuel de Saint-Aubert dans un article datant de 2016. Il donne à entendre différentes voix, de philosophes et d’artistes qui façonnent collectivement une définition de cette disposition. La portance relève d’une autonomisation de l’être humain, qui l’autorise à être, à partir de la prise en compte de la trame de ses dépendances. Le premier geste de portance, esquissé par les parents ou l’entourage familial, est répété au long de l’existence, ou au contraire nié par des attitudes d’anti-portance. Les repérer permet d’éclairer ce qui importe pour que les liens sociaux perdurent. La conception du sujet, et notamment du sujet artiste, qui émerge au cours de l’ouvrage, permet de dépasser le paradigme romantique de l’autosuffisance. Les contributeur·rices de Pesanteur et portance l’affirment : il n’est pas possible de porter (une œuvre, un discours, une pensée) sans avoir été soi-même porté auparavant.
Mots-clés : portance, esthétique, éthique, soin, praxis
Abstract :
The collective work Pesanteur et portance – une éthique de la gravité unfolds the aesthetic meaning of portance, a concept formulated by Emmanuel de Saint-Aubert in a 2016 article. It gives voice to different authors, philosophers and artists, who collectively shape a definition of this disposition. Portance is about empowering being, authorizing it to be, by taking into account the weave of its dependencies. The first gesture of portance, sketched out by parents or family circle, is repeated throughout life, or, on the contrary, denied by anti-portance attitudes. Identifying them sheds light on what is important if social ties are to endure. The concept of the subject, and in particular of the artist subject, that emerges in the course of the book helps us move beyond the Romantic paradigm of self-sufficiency. As the contributors to Pesanteur et portance assert, it is not possible to carry (a work, a discourse, a thought) without first having been carried.
keywords : up-holding, aesthetics, ethics, care, praxis
Introduction
Réalisé en 2019 par Cédric Klapisch, le long-métrage Deux moi déroule les trajectoires de deux personnages, Mélanie (Ana Girardot) et Rémy (François Civil), à Paris. La promotion autour de ce film a pu le présenter comme une comédie romantique. Mais son histoire est bien plutôt celle de deux êtres en souffrance, qui vont peu à peu réapprendre à être au monde, et se donner la chance d’une vraie rencontre. C’est notamment grâce à l’accompagnement par des psychothérapeutes incarné·es par François Berléand et Camille Cottin qu’il·elle vont se reconstruire. Le film, visionné pendant la rédaction de ce texte, vient offrir un exemple éclairant de la manière dont des soignant·es, une communauté (autour de l’épicier du quartier qui est le témoin discret des deux parcours de vie), des ami·es ou collègues peuvent porter leurs semblables. Le psychothérapeute joué par François Berléand est lui-même soutenu par sa consœur lorsqu’il craque après une journée de travail. Un chaton qui redonne le sourire à Rémy joue lui aussi le rôle d’allié (preuve, s’il en fallait une, que le care n’est pas qu’une affaire humaine). La scène finale présente une réappropriation, par la danse, des touchers et des corps des deux personnages. Mais pour qu’elle ait lieu, semble dire le film, il faut tout un travail préliminaire : celui de redonner confiance aux êtres dans leurs capacités. À rebours du scénario habituel de ce type de comédies, qui se focalisent sur la rencontre comme point nodal de leurs intrigues, Deux moi fait de ce moment le terme d’une longue quête intime et intersubjective, comme la face émergée de l’iceberg qui n’apparaît que parce qu’en profondeur, tout l’édifice tient.
En 2016, Emmanuel de Saint-Aubert, philosophe spécialiste de Merleau-Ponty, faisait paraître dans la revue Archives de Philosophie un article fondateur. La notion centrale de ce texte, celle de « portance », a depuis été réinvestie par un certain nombre de recherches en éthique, en santé, en psychologie ou psychanalyse. Il restait à montrer les implications esthétiques de la portance, ou plus précisément à articuler éthique et esthétique autour de cette modalité essentielle. C’est désormais chose faite avec Pesanteur et portance – une éthique de la gravité, un volume dirigé par Chiara Palermo, maîtresse de conférences en esthétique à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, et Christine Leroy, chercheuse associée à Paris 1 et au LEGS/Université Paris 8.
Le recueil, qui suggère une « esthétique du soin » (p. 56), s’articule en deux parties : la première donne à lire les contributions de plusieurs philosophes, phénoménologues ou éthicien·nes du care, qui analysent la portance selon leurs regards situés, quand la seconde convoque des praticien·nes (acrobate, chorégraphe, clowns en EHPAD, performeuse, vidéaste) qui engagent la portance dans leur expression artistique et/ou thérapeutique, et précisent ici cet investissement. Le medium de la danse est au cœur de plusieurs élaborations. Le rôle de cet art est également décisif dans le film Deux moi, même s’il n’intervient qu’à la toute fin. Les deux personnages sont confrontés à une épreuve de l’hyper-contemporain, celle décrite par Aimie Purser dans son article : un « sentiment de perte d’autonomie ou de dissociation vis-à-vis de soi comme de l’environnement humain et naturel » (p. 187). Danser leur permettra de s’inscrire dans une relation renouvelée aux autres et au monde.
Nourrie de nombreuses citations, qui dépaysent le lecteur ou la lectrice et l’emmènent vers des champs de la pensée encore trop peu explorés en France, la contribution de Maurice Hamington noue la portance et le care. Ce chercheur de l’Université de Portland montre la manière dont le soin s’incarne. Comme lui, la plupart des contributeurices semblent elleux-mêmes porté·es par les pensées qui les ont précédé·es, à commencer par celle d’Emmanuel de Saint-Aubert. Le livre donne ainsi la démonstration méta-discursive du caractère capital de la portance. La philosophe anglo-australienne Sara Ahmed (j’en reparlerai) a décrit la pratique de la citation comme une pratique avec laquelle on « construit des maisons » (houses, en jouant sur la bisémie du terme, entre maisons et facultés) (Ahmed [2017] 2021). Citer peut certes être le signe d’une inféodation à la pensée d’autrui, d’un asservissement à l’autorité d’auteurs. Mais citer, c’est aussi se reconnaître comme tributaire des autres, soulevé par elles et eux, c’est se hisser sur leurs épaules.
Quelques lignes de pensée se dégagent, dans la continuité des premières figures de la portance esquissées par Emmanuel de Saint-Aubert.
I. Le tour d’un concept
Pour Maurice Hamington, la portance est « tacite et ténue » (p. 40) ; Claudia Serban, phénoménologue à l’Université de Toulouse, parle de « silencieuse portance commune de l’être » (p. 64). Elle a à voir avec ce que Merleau-Ponty nomme le « cogito tacite » (Merleau-Ponty [1945] 1976, p. 461 sq.). C’est sur ce dernier que repose le cogito parlé mais, en tant que fondement insoupçonné, il échappe au langage. Les philosophes qui se succèdent dans la première partie de l’ouvrage semblent tous·tes se confronter à une indiscernabilité du concept, qui n’est précisé que par les exemples concrets qui en sont donnés. Tout se passe comme si la portance devait être éprouvée avant d’être exprimée. Elle est comparable à la chaleur d’un foyer, dont le langage ne saurait révéler le sens profond, dit Bataille. Et pour cause : « Le discours, s’il le veut, peut souffler la tempête, quelque effort que je fasse, au coin du feu le vent ne peut glacer. » (Bataille 1973, p. 25). Le medium poétique, tout comme celui de la danse, est une voie d’accès au sens de la portance. Emmanuel de Saint-Aubert l’affirme :
[c]et ensemble complexe permet le bourgeonnement et la croissance d’une dimension finale, transversale – c’est-à-dire, in fine, une poétique de naissance et de co-naissance, où le désir s’entrelace à la portance de l’être (Saint-Aubert 2020, p. 32).
L’image toute végétale du bourgeonnement se retrouve à l’autre bout du livre, avec un récit de Pascale Weber. L’artiste française parle de son exercice d’observation d’un arbre :
J’observe un vieux chêne. Je ne saurais dire depuis combien de temps je suis ici, apaisée par ce géant qui semble ignorer le temps ordinaire auquel sont soumis les humains. Peut-être connaît-il un temps vertical, accessible par la poésie, étranger aux enchaînements rigides de l’habitude ou de la loi causale (p. 230).
À la suite des nombreuses ramifications théoriques de la première partie, la seconde donne à lire des contributions qui sont de l’ordre du témoignage, plus aux prises avec l’expérience. Mais la distinction entre théorie et pratique est définitivement battue en brèche par le livre. Les anecdotes abondent en effet dans la première partie (j’y reviendrai), quand la seconde voit les praticien·nes formuler des sortes de préconcepts. Tous ces éléments travaillent à dessiner le sens de la portance. Comme beaucoup de concepts, ce dernier est d’abord défini par la négative, comme un toucher sans érotisme.
S’il hérite de la philosophie de Merleau-Ponty, Emmanuel de Saint-Aubert se distancie en revanche de la psychanalyse freudienne. En effet, la portance requiert un toucher non libidinal : elle « accueille le corps de l’autre sans l’investir ni se prolonger en lui, sans qu’il soit à conquérir ni même à explorer » (Saint-Aubert 2016, p. 15) La portance postule un autre sujet que celui qui émerge de la cure psychanalytique. Au niveau gestuel, la poussée de la pulsion se distingue du mouvement de porter. Au héros romantique autocentré, qui s’élance virilement vers le monde, lieu d’expression et de satisfaction de sa libido, répondent quelques figures du soin, qui soutiennent. Anne Boissière fait l’hypothèse intéressante que les jeux ou activités que les psychanalystes privilégient en disent beaucoup sur leur style psychanalytique. En ce qui la concerne, elle prendrait plus volontiers part à un squiggle avec Winnicott (p. 176) qu’au jeu de la bobine de Freud, qui met l’accent sur l’apprentissage de l’absence de la mère et donc de l’autonomie (p. 174). De même, porter ne consiste pas à enjoindre mais à « autoriser à être[1] » (p. 15).
II. Apprendre à tomber
Le thème de l’éducation parentale, comme première manifestation de la portance ou de l’anti-portance, revient dans plusieurs articles. Pierre Delion, cité par Claudia Serban (p. 81), parle de la nécessité d’un « portage de l’enfant sur les épaules psychiques de ses parents » (Delion 2018, p. 15). La phénoménologue se propose, par ce thème, de redéfinir la philosophie :
Car porter l’enfant, dans la portance parentale, non seulement engage tout l’horizon des significations indissolublement anthropologiques et philosophiques de l’enfance et de la parentalité, mais renvoie aussi inlassablement le porteur à son avoir-été-porté ou à une passivité première qui tend trop souvent à se faire oublier (p. 82).
L’oubli de la portance est le risque posé par sa relative indiscernabilité. Prendre soin de l’autre, ce n’est pas lui apprendre à perdre, comme le suggère l’exemple freudien de la bobine, mais lui apprendre à tomber. Les constructions sociales des genres féminin et masculin sont abordées par plusieurs contributeur·ices. Pour Alexandre Fray, il faudrait retrouver le potentiel subversif de l’acte d’être porté·e, face à la « survalorisation sociétale de l’activité et de la productivité » (p. 196). « Car faire confiance, s’abandonner, relève de la prise de risque et il me semble que c’est, en soi, un geste que l’on accorde. » (Id.). Sa démarche, avec son spectacle Grands-mères, est tournée spécifiquement vers les femmes. Au cours d’ateliers réalisés en EHPAD, il propose de porter celles qui ont porté leur vie entière (des enfants, des hommes, les charges diverses d’une existence féminine). Il n’est sans doute pas anodin que deux des articles prennent pour terrain l’EHPAD, cette institution sinistrée par la crise sanitaire. C’est que nos aîné·es portent en elles et eux la trace sensible de tous les accompagnements qu’ils·elles ont reçus, qu’ils·elles ont prodigués. La portance s’énonce au présent, mais elle est aussi un écho gestuel de portés et de tombés anciens. Pour Emma Bigé, c’est parce qu’on a appris ce que cela fait de tomber qu’on est à même de porter, de soutenir l’autre (p. 106). Plus encore, c’est parce qu’on a appris à tomber qu’on sait qu’il est possible de se relever. Dès lors : « Porter ou soutenir, c’est offrir la possibilité à l’autre de tomber » (p. 107). L’article de James Rakoczi, parce qu’il s’intéresse plus spécifiquement à ce thème de la chute, en particulier de la chute épileptique, permet d’envisager un « envers » de la portance (p. 111). Et pour cause : « La possibilité de la chute aiguise la conscience de la précarité et des mécanismes qui soutiennent perception et agentivité – ce qu’assure la portance » (p. 115). Le chercheur donne ensuite plusieurs exemples d’art épileptique, notamment une chanson d’Anohni : “Epilepsy is dancing/ She’s the Christ now departing/ And I’m finding my rhythm/ As I twist in the snow…” (p. 123). Où la crise se révèle comme chance de trouver son rythme. Pour James Rakoczi comme pour Anna Westin avec l’anorexie, la maladie devient un « outil philosophique » à part entière. La deuxième cite la professeure de philosophie de Bristol Havi Carel, qui se découvre en 2006 atteinte d’une maladie chronique dégénérative :
Par son effet pathologisant, la maladie détourne la personne malade des routines et habitudes jugées normales et révèle ainsi des aspects de l’existence humaine qui passent normalement inaperçus (Carel 2016, p. 5) (p. 137).
La méthode Feldenkrais, dont traite Pascale Weber, connaît bien ce mécanisme révélateur de la crise : « Selon Feldenkrais, modifier une partie du corps et du schéma corporel oblige l’ensemble du corps à se reconfigurer » (p. 237). Une telle altération met en lumière ce qu’Henri Michaux a nommé le « Merveilleux normal » (Michaux 2004 [1966]). Pour l’écrivain, ce sont les dysfonctionnements mentaux suscités par la drogue qui lui ont fait voir ce dernier : « Je voudrais dévoiler le ‘normal’, le méconnu, l’insoupçonné, l’incroyable, l’énorme normal. L’anormal me l’a fait connaître » (Ibid., p. 312).
III. Un autre sujet
Mettre au jour ce qui est voilé, recouvert par les prétentions d’un sujet haut-perché, comme sans gravité : telle est l’ambition de Pesanteur et portance. La poète Valérie Rouzeau, dans un des sonnets de son recueil Vrouz, se définit de la sorte : « Sujet très sujette – c’est une elle qui parle — au mal de l’époque qui fut dite épique » (Rouzeau 2012, p. 41). Contre le sujet glorieux, la portance met au jour une autre forme de subjectivité. Emmanuel de Saint-Aubert critique la prétendue autonomie du sujet désirant, en le rapprochant du sujet rationnel :
Autosuffisance et toute-puissance de la raison et/ou du désir : une prétention stérile sinon dangereuse, qui s’apparente à une immaturité typiquement adolescente. Typiquement masculine aussi, même s’il ne faut pas forcer le trait (p. 17).
Le phénoménologue semble se refuser à associer sa réflexion sur la portance à une réflexion sur le genre. Il est pourtant clair que la portance s’accorde en grande partie au féminin : dans les crèches, qui sont les lieux par excellence de la portance, les femmes représentent 97 % du personnel. Elles constituent 70 % des effectifs de santé et des services sociaux. De son côté, Emma Bigé, on lui en sait gré, n’hésite pas à appuyer là où la masculinité hégémonique se dresse. Sa lecture habile du phénoménologue Hans Blumenberg, qui a la présomption de ne faire rien de moins qu’une Description de l’homme (Blumenberg 2006) en témoigne. Pour Blumenberg, l’histoire du redressement humain (de son érection) correspond à l’histoire de la balistique, comme « mise à distance du monde », depuis le pieu jusqu’au drone (p. 95). Or, au lieu de la concevoir comme mise à distance, on peut aussi lire cette histoire, avec Emma Bigé, comme « une série de dépendances, d’appuis et de soins mutuels » (Id.). D’après la philosophe, Hans Blumenberg s’est voilé la face en oubliant qu’« avant d’être debout, il avait été porté » (p. 96). Le déni du porté découle d’une grammaire genrée des gestes. La chorégraphe Mélanie Perrier le repère, en observant des écarts subtils dans la manière de porter de l’homme et de la femme :
Systématiquement, le personnage [masculin] s’adresse au témoin de sa force, et ses mains sont en évidence ; contrairement au regard d’une femme qui porte son enfant et dont l’attention est toute à celui ou celle qu’elle porte. Le geste de l’homme s’expose pour ce qu’il est plutôt que pour ce qu’il vise (soulever, élever, déplacer…). Il expose à ce titre une norme de corps spécifique (un porteur fort) (p. 212).
En tant que spécialiste de la danse, elle travaille spécifiquement sur ces différences de genre, afin de « dégenrer » les gestes (p. 214). Dans une de ses pièces, elle confronte un duo féminin et un duo masculin. La première consigne est d’étreindre l’autre. Rapidement, des dynamiques différenciées se repèrent, d’après la chorégraphe : alors que les femmes enveloppent, les hommes serrent, dans une accolade plus puissante. La deuxième s’adresse aux deux duos séparément : Mélanie Perrier demande au duo féminin d’« user de plus de force », quand le duo masculin est invité à « déployer davantage de douceur » (Id.). À partir de cette invitation qui témoigne en elle-même d’une portance (parce qu’elle autorise à être autre chose, à jouer une autre partition), les rôles se recomposent parmi les danseur·ses :
Le duo masculin prend davantage de temps à goûter le poids déposé et soutenu, les mains englobent, tandis que les danseuses s’attachent davantage à la solidité de la prise en main. Tout se passe comme si chaque duo avait incorporé les normes de l’autre (p. 214).
L’enjeu de la prise en compte de la portance est d’humilier le sujet, au sens premier du verbe, c’est-à-dire de le ramener à l’humus, à la terre, de lui faire perdre sa position souveraine. Derrida, rappelle Louis Klee, définissait l’hospitalité en lien avec ce paradoxe de la souveraineté. Pour accueillir l’autre, il faut être souverain sous son propre toit. Mais par ce geste d’accueil, on prend le risque de perdre cette souveraineté, voire de devenir otage (hostage) de celui·celle qu’on accueille (p. 159). Mais, suivant Hölderlin, « là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve » (Hölderlin [1803] 1967, 867). Apprendre à faire accueil, là est peut-être le grand défi de l’anthropocène. Dans Les Cellules buissonnières, la journaliste scientifique Lise Barnéoud expose la manière dont nous hébergeons des cellules d’autres êtres : c’est le phénomène du microchimérisme. Comme Pesanteur et portance, son ouvrage est une tentative de nous décentrer, de nous déranger. Le rapprochement avec les éléments et les forces naturelles, suggéré dès l’article d’Emmanuel de Saint-Aubert en 2016, demandera encore à être précisé à l’avenir. L’exemple fourni par Pascale Weber, celui d’une portance végétale, éclaire des modes de relation entre les corps et les plantes : l’artiste porte des graines sur sa peau dans Arboretum Recovery (p. 226). Corps et arbre se réfère aux pratiques funéraires de deux peuples : les Mentawai, qui suspendaient les morts dans des arbres, jusqu’à une entreprise prétendument civilisatrice qui les a enjoints à les enterrer (Id.) ; les Torajas qui creusent des arbres pour y déposer les dépouilles d’enfants mort-nés ou morts avant d’avoir eu leurs premières dents (Id.). L’élargissement de la question de la portance à des problématiques écologiques permettrait en outre de rejoindre le care, qui désigne d’après Joan Tronto cette « activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer, et réparer notre ‘monde’, de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible » (Tronto 2009, p. 143). Inventorier ces gestes est une affaire d’éthique plus que de morale. De fait, la portance n’est le point de départ d’aucune morale. Pour Maurice Hamington, l’éthique va au-delà des normes, et il n’est pas possible de rabattre le soin sur un ensemble de règles fixes, préétablies (p. 45). C’est même tout l’inverse, car soigner demande une recomposition permanente. La philosophe Chiara Palermo reprend cette distinction au terme de l’ouvrage : « dans la morale, la normativité de nos actions peut devenir une convention ; en revanche, au prisme de l’éthique, nous en reconnaissons la nécessité » (p. 250). La portance, envisagée dans son sens éthique, ne saurait devenir un impératif catégorique posé définitivement ; sa nécessité doit être sans cesse réaffirmée et revendiquée.
IV. Côte-à-côte
La portance est donc affaire de positions instables, et de dispositions labiles. Dans une certaine mesure, elle touche des configurations de rôles et des entrelacs de postures. Ces entrelacs suppriment les catégories rigides de sujet et d’objet. Emmanuel de Saint-Aubert pense qu’il est nécessaire de penser plutôt le côte-à-côte que le face-à-face : la phénoménologie de Merleau-Ponty dont il s’inspire a pour enjeu de « [n]ous affranchir de ces fausses relations où l’un des deux pôles est purement actif, et l’autre purement passif ; où l’un est vide et l’autre plein » (p. 22). Pour dépasser cette opposition entre actif et passif, le tiers est nécessaire (Id.). C’est de surcroît le collectif qui compte, comme manière de soutenir des individus dans leurs mises en mouvement. Emmanuel de Saint-Aubert parle ainsi des « projets communs » qui engagent les êtres. Le collectif fait éprouver la réversibilité joyeuse d’après laquelle porter, c’est aussi être porté. Le tiers peut être ce fluide ou cette énergie qui circule entre les êtres, les autorisant à sortir de la confrontation ou du choc sur une frontière fermement tracée. C’est un flux qui circule entre les soignant·es et les soigné·es selon Maurice Hamington (p. 54). Le flux est le tiers, il est à considérer en lui-même. D’autres formes de médiations sont invoquées par les contributeurices. Claudia Serban (p. 70) donne l’exemple de Sainte Anne, la vierge et l’enfant, de Léonard de Vinci. Dans ce tableau, c’est le regard d’Anne qui autorise à sortir de la relation duelle, dans ce qu’elle « peut avoir de fusionnel et violent » (Saint-Aubert 2016, p. 335). Pour Anna Westin, dans la portance, l’expérience phénoménologique prend un autre centre que l’ego, elle prend pour centre la relation à autrui. C’est un centre moins stable, plus vulnérable, mais aussi moins polarisant (p. 134). Alexandre Fray présente un nouveau modèle de relation, au-delà de la relation verticale ou horizontale : la « relation diagonale », avec le déséquilibre touchant et créatif qu’elle suscite (p. 195).
V. Un livre émouvant
Paul Ricoeur, rappelait Claire Marin, avait dit l’importance (et le risque) d’une « philosophie émouvante » (Ricœur [1950] 1982, p. 422, cité par Marin 2017, p. 121-132). Il semble que ce recueil allume les étincelles de cette philosophie qui est à faire, émouvante au sens qu’elle nous mettra en mouvement. Pour faire une philosophie émouvante, il faut laisser toute leur place aux anecdotes, qui en réalité sont loin d’être anecdotiques. Emmanuel de Saint-Aubert ouvre le bal :
J’ai connu un hôpital (on pourrait aussi appeler cela un hospice, sinon un mouroir), construit à flanc de colline, où la plupart des chambres sont orientées à l’ouest. Et j’ai connu telle infirmière et tel infirmier de garde qui venaient, le soir, regarder le soleil se coucher. Regarder avec. Avec le « patient », quitte à le soulever un peu, si possible, pour qu’il puisse voir, lui aussi, ou au moins sentir les dernières lueurs du jour sur sa peau devenue aveugle. Voir et sentir ensemble ce qui nous dépasse, et pourtant nous enveloppe (p. 33).
De son côté, l’anthropologue Aaron J. Jackson, cité par Maurice Hamington, a écrit Worlds of Care: the Emotional Lives of Fathers Caring for Children with Disabilities. Dans un passage du livre, il raconte avoir attaché son fils Takoda, polyhandicapé, à ses pieds, afin de lui faire éprouver ce que cela fait de jouer au football (p. 60). La proposition d’Anne Boissière dans son entièreté joue sur l’importance de l’histoire personnelle. « Nous aspirons », écrit-elle, « à un savoir qui ne nous exclue pas en tant que sujet et qui devienne dès lors émancipateur » (p. 167). Elle relate un « voyage avec sa voix » entrepris dans le Centre Artistique International Roy Hart, au cœur des Cévennes (p. 168). On peut regretter que la philosophe utilise le « nous » comme pronom de ce récit, comme si elle ne rompait pas vraiment ainsi avec les exigences de l’article universitaire. Une dernière anecdote point dans le recueil. Celle racontée à Christine Leroy par Véronique, une clown qui intervient en EHPAD. Un patient d’abord rétif, agressif, qui peu à peu conduit les clowns vers lui, en leur indiquant en temps réel la limite à ne pas franchir (p. 208).
VI. Les intellectuel·les et la portance
La portance, explique Saint-Aubert, n’est pas seulement le fait d’individus. Pour porter, il faut soi-même avoir été porté. Les systèmes, parce qu’ils mettent en relation (ou en non-relation) des êtres pétris par leurs propres manques, leurs propres absences, sont propres à générer des mécanismes d’anti-portance. À la lecture de cet ouvrage, je n’ai pu m’empêcher de réfléchir à l’Université française, et à la manière dont elle laisse le sol se dérober sous les pieds de milliers de jeunes chercheur·ses chaque année. En France, pour être recruté·e dans l’enseignement supérieur et la recherche, il faut passer toutes les étapes d’une campagne inhumaine, sur une plateforme nommée Galaxie. Au terme de la campagne, les candidat·es malheureux·ses sont confronté·es à une formule laconique : « Non auditionné. Non admis à poursuivre. » Il me vient que la portance relève d’une autorisation à poursuivre, à persister dans son être ; qu’elle est aussi enveloppante et donc inclusive. Qu’elle permet d’« accompagner vers l’autoportance » (Serban, p. 69), c’est-à-dire la capacité à se porter à son tour, à bien se porter. Maurice Hamington cite (p. 42) les recherches de Trzeciak et Mazarelli, dans une pensée qui concerne la santé mais pourrait s’élargir à d’autres institutions :
La compassion est importante non seulement de manière significative, mais aussi de manière mesurable. Les soins avec compassion sont plus efficaces que les soins de santé sans compassion, en raison du fait que le lien humain présente des bénéfices propres et mesurables (Trzeciak, Mazarelli 2019, p. 322).
Pour élargir cette intuition, on pourrait dire que l’enseignement et la recherche avec compassion donnent envie de bien travailler – pas dans le sens d’une quelconque performance ; de travailler avec intelligence. De fait, toute personne a besoin de portance, ce que Pierre Delion nomme le « besoin phorique » est unanimement partagé (p. 79). Mais pour que les universitaires développent davantage de portance, il faudrait qu’ielles soient conscient·es des effets de portance qui leur ont eux-mêmes permis d’arriver là où ielles sont. Or, comme le diagnostique Hamington : « Les universitaires eux-mêmes ont traditionnellement négligé les soins qui les ont soutenus et par lesquels ils exercent leurs fonctions » (p. 57).
Cette lacune peut être expliquée si l’on explore les soubassements épistémologiques de la philosophie. La phénoménologie, par exemple, au moins dans ses premiers développements, se fonde sur un ego transcendantal qui soutient tous les actes de conscience, mais qui n’est pas lui-même soutenu (p. 65). Pour Emma Bigé, Husserl ignore les soutiens dont sa pensée dépend, et c’est l’exemple de la table de travail qui le révèle. Pour qu’Husserl puisse travailler à sa table, un pan entier de son existence doit être maintenu à l’arrière-plan :
Ce sont « les enfants sous la tonnelle », la véranda, le jardin. Husserl est dans son bureau, les enfants jouent au loin. Mais tout ceci ne peut être pensé (ce n’est pas le moment) voire ne doit pas être pensé pour élucider l’apparaître de la table elle-même (p. 88).
Dès lors, comme le montre Sara Ahmed, cette phénoménologue queer citée par Emma Bigé, l’arrière-plan n’est pas qu’un effet optique : (p. 89) :
On peut penser l’arrière-plan non seulement en termes de ce qui est à la périphérie de ce que nous voyons, comme l’« à-peine perçu », mais comme le produit d’actes de relégation : certaines choses sont reléguées à l’arrière-plan afin de pouvoir soutenir une certaine direction ; afin de pouvoir conserver l’attention en direction de ce qu’on regarde en face (Ahmed 2006, p. 31-32).
Plus généralement, la phénoménologie (ou la philosophie) devrait abandonner sa prétention universalisante et prendre en compte les situations particulières que ses opérations relèguent dans l’ombre.
Conclusion
Il existe heureusement quelques moments de portance dans un système plutôt hostile. Vivre ces circonstances nous persuade de l’importance de donner la place à ce que James Thompson, professeur de théâtre appliqué, nomme « des rencontres plus durables et plus artisanales entre les personnes » (Thompson 2020, 44). Les vivre nous persuade aussi de l’implication que cette mesure sollicite : « Chercher à surmonter l’indifférence sociale généralisée implique un engagement dans des processus profonds et étendus » (Id.) (cité p. 45). L’ethos du soin que Maurice Hamington appelle de ses vœux suppose lui aussi un « engagement spéculatif » (Puig de la Bellacasa 2011, p. 96) (p. 48) : une telle éthique s’adresse à ce qui pourrait être, et met en œuvre les conditions de faire apparaître ces mondes possibles. Une autre Université est possible, dès lors qu’on ne se laisse pas décourager par le monde qu’on nous lègue et qu’on nous fait. L’article d’Emma Bigé prend le parti d’examiner des gestes phénoménologiques, et de redonner à ces gestes leur portée corporelle, avec l’idée que « cela compte de savoir avec quels gestes nous pensons les gestes » (p. 84). Son analyse du geste phénoménologique de l’épochè est particulièrement stimulante. Elle pose alors une question qui doit interpeller les philosophes : « qu’est-ce qui vous supporte, qu’est-ce qui vous soutient quand vous pratiquez ainsi la suspension ? » (p. 86). Elle hérite cette question de Sara Ahmed, dont la queerness lui offre un angle oblique sur le monde et lui permet d’entrevoir des questions qui seraient peut-être masquées pour un·e philosophe straight. On se dit, à lire Emma Bigé, que cette queerness, source d’une vision elle-même oblique, est une grande chance pour la pensée. La chance, entre autres, d’une reconnaissance des dettes, dont la philosophe donne l’exemple manifeste dans un des passages parmi les plus enthousiasmants du livre :
Pour écrire les mots que vous lisez en ce moment, il me faut le soutien d’une société qui divise le travail. Je suis assise à ma table de travail, en face de mon ordinateur, et ce qui me permet d’être ici aujourd’hui mêle à la fois le temps libre qui m’est accordé par l’école où j’enseigne, le travail gratuit des personnes avec qui je vis et qui, aujourd’hui, ont fait à manger (demain ce sera mon tour), le service rendu par mes voisins qui m’ont vendu du bois parce que j’avais oublié d’en passer commande, les livres et les revues livrées par la poste, sans parler de l’ami qui a assemblé les composantes de mon ordinateur et y a installé les programmes, ou des personnes qui viennent débarrasser les déchets de la communauté où j’habite, de l’acheminement de l’électricité et de la connexion à Internet (p. 90).
Cette liste relève en elle-même d’un geste éthique, qu’il est possible de s’exercer à accomplir en tant que chercheur·se. À rebours du mythe de l’auto-détermination, favorisé par un contexte de travail qui porte au pinacle la vocation solitaire, les intellectuel·les sont amené·es à reconnaître « le sol intrarelationnel qui soutient [leurs] activités » (Id.). Il faudra donc compter sur la portance, et plus que compter sur elle, en faire l’un des points de départ nécessaires des recherches intellectuelles dans les temps qui viennent. Car la portance importe ; ce livre en est une élégante démonstration.
Bibliographie
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[1] Dans son article, Emmanuel de Saint-Aubert ne donne pas d’explication précise de cette expression, qu’il importe plutôt, me semble-t-il, de laisser résonner sans chercher à en dégager le sens.