Recension – Philosophie libérale de la religion
Andy Serin est agrégé de philosophie, doctorant contractuel à l’EPHE-PSL et à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, rattaché au Laboratoire d’études sur les monothéismes (UMR 8584).
Cécile Laborde, Philosophie libérale de la religion, Traduit de l’anglais par Patrick Savidan, Paris, Hermann, coll. L’avocat du diable, 2023, 340p.
L’ouvrage est disponible ici.
Dans Philosophie libérale de la religion[1], Cécile Laborde commence par affirmer qu’il ne suffit de définir la laïcité pour lever le débat sur celle-ci, il faut encore la justifier dans sa mise en application. En effet, répondre que la laïcité est un principe de séparation ne dit toujours pas pourquoi et comment il est juste de séparer les religions de l’État, d’autant plus que les nombreuses entorses et accommodements raisonnables manifestent très vite qu’il n’y a pas en réalité de « mur de séparation » entre les deux. À quelles conditions ou selon quels critères la laïcité est-elle donc justifiée et légitime dans un État libéral démocratique ? Laborde se propose de démontrer que la laïcité n’est pas un principe premier et autosuffisant, mais toujours à justifier par un ensemble de principes qui ne sont pas tant en prise avec « la religion » elle-même qu’avec telle ou telle de ses dimensions interprétatives particulières[2]. Par rapport à Joycelin Maclure et Charles Taylor qui avaient déjà examiné les « principes constitutifs de la laïcité »[3], l’auteure se distingue essentiellement par sa méthode de « désagrégation »[4] de la notion de religion, car la justifiabilité de la laïcité varie selon la dimension interprétative du fait religieux qui est problématique. Or ces principes de la laïcité que l’analyse désagrégeante permet d’identifier offrent en retour des critères à l’aune desquels mesurer la « légitimité libérale » d’un État laïc (introduction, p. 19). Ainsi, ce que Cécile Laborde nomme « sécularisme minimal (ou laïcité bien entendue) » (préface, p. 9) peut se résumer en quatre points : 1° la mise en articulation de principes de la laïcité avec les dimensions du religieux, 2° le traitement égal du religieux avec le non-religieux qui présente des dimensions similaires, 3° une laïcité non laïciste, sans nécessité de séparer lorsque nulle dimension de la religion n’est problématique, 4° une laïcité qui est compatible avec une forme de « reconnaissance » étatique des religions, au moyen d’accommodements raisonnables, si tant est que cela satisfasse les conditions de justifiabilité.
Tout au long de la première partie « Penser le religieux par analogie », Laborde met en dialogue ceux qu’elle appelle « théoriciens critiques » du sécularisme libéral et « égalitaristes libéraux » de la justice, afin d’étayer la méthode qu’elle entendra opérer dans la seconde partie « Désagréger le religieux ». Les premiers (Stanley Fish, Saba Mahmood, Steven Smith et Winnifred Sulligan) soutiennent que l’État n’est jamais neutre quand il se sépare de la religion, qu’une séparation ayant une légitimité libérale est ainsi « mission impossible »[5]. Quant aux seconds (Ronald Dworkin, Charles Taylor, Jonathan Quong, Christopher Eisgruber et Lawrence Sager) pour dénier tout régime spécial à la religion, ils font de celle-ci une sous-espèce de « conception du bien », qui est donc égale parmi d’autres. Pesant les arguments des uns et des autres, Laborde concède aux théoriciens critiques, bien que trop radicaux, d’avoir identifié deux difficultés importantes auxquelles les égalitaristes libéraux doivent répondre (chapitres « II. L’égalitarisme libéral et le casse-tête des exemptions » et « III. L’égalitarisme libéral et le casse-tête de la neutralité de l’État »). D’une part, la « saillance éthique » : puisque les égalitaristes libéraux mettent sur un pied d’égalité le religieux et le non-religieux, qu’est-ce qui permet de justifier et d’accorder des exemptions qui n’ont pas moins une finalité protectrice ? Même en subsumant la religion sous une catégorie plus englobante du bien, ne faut-il pas juger et arbitrer de ce qui est éthiquement à prendre en considération ? Or n’est-ce pas incompatible avec la neutralité morale de l’État et l’égalité citoyenne ? D’autre part, la « frontière juridictionnelle »: certes l’État est neutre à l’égard de la religion et du bien, mais qui a tracé la frontière de juridiction entre le religieux et le non-religieux, le public et le privé, le bien et le mal, sinon l’État qui jouit d’une « souveraineté méta-juridictionnelle » (V, p. 227) ? Les égalitaristes libéraux minimisent le fait que l’exercice de la neutralité libérale repose sur une prédéfinition de son champ d’application qui ne peut être neutre. L’égalitarisme libéral, selon Laborde, doit ainsi être « reformulé » afin de pouvoir désamorcer ces deux objections (introduction, p.19), mais la notion de religion doit être pour cela désagrégée, au lieu d’être pensée en analogie avec une conception englobante du bien.
Comme l’analyse Laborde dans sa seconde partie, la religion est un fait multidimensionnel. En premier lieu, « Lorsqu’une raison n’est pas accessible à tous, les représentants de l’État ne devraient pas la mobiliser pour justifier la contrainte de l’État. » (IV, p. 168). Si l’agent d’État n’a pas le droit d’invoquer des raisons religieuses, comme la volonté divine ou son expérience de la Révélation, pour justifier la promulgation de lois qui s’imposent à tous, c’est parce que celles-ci ne sont pas « publiques », c’est-à-dire accessibles à la raison commune et discutables alors que le débat public a pour condition de pouvoir discuter de la validité de toutes les raisons qui y sont alléguées. La religion est donc un discours épistémiquement inaccessible. L’auteure précise toutefois qu’il ne faut pas croire que cela exclut ex ante la religion du débat public : toutes les « opinions religieuses ne sont pas inaccessibles » (IV, p. 177), puisque certaines d’entre elles peuvent être détachées de leur cadre épistémique et aussi dans la mesure où elles se sont « sécularisées » au sens de culturalisées. Enfin, elle insiste sur l’idée que ce principe d’accessibilité publique ne fait pas peser sur les citoyens qui sont croyants le fardeau disproportionné de devoir traduire leurs raisons religieuses en raisons publiques, si tant est que cela soit possible, parce que cela ne vaut que pour les agents de l’État. En second lieu, « Lorsqu’une identité sociale est un marqueur de vulnérabilité et de domination, elle ne doit pas être symboliquement assumée et promue par l’État. » (IV, p. 192). Outre que l’État pourrait encore justifier par des raisons accessibles une loi qui a des effets discriminatoires, Laborde souligne que la reconnaissance étatique d’une religion, même si ce n’est que « symbolique »[6], ne traiterait pas de manière égale tous les citoyens, parce que cela revient à « suggérer que l’identité religieuse est une composante de l’identité civique » (IV, p. 190) et les minorités qui n’en font pas partie risquent alors d’être traitées comme de « sous-citoyens ». La religion, mais aussi bien l’ethnie ou la culture, est donc une identité sociale qui peut être un moyen de domination de minorités vulnérables. En troisième lieu, dans le sillage de Rawls et Dworkin, Laborde défend que « lorsqu’une pratique relève d’une éthique englobante, elle ne doit pas être imposée aux individus » (IV, p. 203). L’État ne doit pas être intrusif et paternaliste en matière de religion ou de conception de bien, car il doit garantir le cadre de justice dans lequel chacun peut mener sa vie selon ses opinions religieuses et morales, tant que cela ne porte pas atteinte à la liberté d’autrui.
En particulier, l’auteure explique que le respect de la liberté personnelle s’opère à deux niveaux. D’une part, l’État ne doit pas justifier une loi par des raisons éthiquement englobantes, comme une religion ou une conception du bien. Raisons accessibles et raisons non-englobantes se recoupent. D’autre part, la loi, quand bien même elle serait justifiée par des raisons éthiquement non-englobantes, ne doit pas affecter déraisonnablement la capacité fondamentale de chacun de vivre selon ses opinions religieuses et morales, soit une « liberté liée à l’intégrité »[7]. Mais, il n’en va pas de même pour les « libertés ordinaires » (IV, p. 207) qui ne sont justifiées que par la simple préférence de l’individu. Laborde prend l’exemple du dimanche en tant que journée de repos légale : d’un côté, l’État a tout intérêt pour une meilleure organisation et productivité du travail à ce qu’il y ait un seul et même jour de repos, mais d’un autre côté, le choix de l’État a manifestement tenu compte de la majorité chrétienne au sein de la population. Faisant cela, l’État est-il laïc et respectueux de la liberté personnelle ? Oui, répond-elle, à la double condition de ne pas l’avoir justifié au nom d’une raison religieuse, inaccessible et englobante (« c’est le jour du Seigneur » ou la vérité du christianisme) et de ne pas affecter déraisonnablement les « libertés liées à l’intégrité » des autres minorités religieuses. Autrement dit, il est nécessaire et juste de compenser le « biais majoritaire » de la loi du repos dominical par des accommodements raisonnables ») et en accordant des exemptions aux minorités religieuses vulnérables (voir en particulier les chapitres « V. Souveraineté de l’État et liberté d’association » et « VI. Désagrégation de la religion et liberté religieuse. Exemptions individuelles et justice libérale »). Mais, revenons sur une potentielle difficulté : dans l’exemple du dimanche, l’auteure a précisé que « pour l’instant, je veux seulement indiquer que les lois sur le dimanche ne portent pas atteinte aux libertés liées à l’intégrité des non-croyants. Parce qu’un jour de repos plutôt qu’un autre ne limite nulle liberté liée à l’intégrité (bien qu’il limite des libertés ordinaires), il est acceptable. » (IV, p. 209). En d’autres termes, le non-croyant peut bien avoir son jour de repos le dimanche, puisque cela n’est pas lié à son intégrité et que cela permet de respecter l’intégrité religieuse d’autrui. Pourtant, il n’est pas si évident ni nécessaire que le jour de repos ne soit pour les non-croyants qu’une liberté ordinaire, parce que « non-croyant » n’est pas une catégorie aussi univoque mais recèle un spectre de positions allant d’une indifférence totale à un athéisme militant. Or le jour de repos ne revêt pas à leurs yeux la même importance éthique : si les raisons de l’indifférent ne constituent apparemment qu’une préférence, en revanche, l’athée objectera qu’il en va d’une liberté liée à l’intégrité de son irréligion de ne pas se voir imposer un jour de repos qui a été politiquement ou culturellement déterminé par la majorité religieuse. Cet athée n’est-il pas en plein droit de réclamer à l’État, comme les autres minorités religieuses, un accommodement raisonnable ou une exemption ? Il est problématique que l’État tienne d’abord compte de la majorité religieuse, puis des minorités religieuses, mais pas vraiment ou du moins seulement en dernier des non-croyants. Il n’en demeure pas moins qu’au terme de son analyse désagrégeante, Laborde tient les principes de la laïcité qu’elle recherchait. La religion, a-t-elle démontré, présente trois dimensions – épistémique, sociale et éthique –, vis-à-vis desquelles l’État doit veiller à être justifiable, inclusif, limité, pour que sa mise en œuvre de la laïcité satisfasse les conditions de la légitimité libérale.
[1] D’origine française, Cécile Laborde est professeure de théorie politique à l’université d’Oxford. Sa réflexion sur le sécularisme libéral s’inscrit dans le champ de la philosophie politique normative anglosaxonne. Après Français, encore un effort pour être républicains ! paru en 2010, (version abrégée de Critical Republicanism : The Hijab Conspiracy and Political Philosophy, 2008), Philosophie libérale de la religion (Liberalism’s religion, 2017) est son second ouvrage traduit en français.
[2] Pour Laborde, il s’agit de distinguer deux approches de la notion de religion : la première consiste dans une description sémantique, la seconde qui est celle de Laborde procède à une interprétation normative qui permet d’éviter une notion fortement occidentale et chrétienne.
[3] Charles Taylor, Jocelyn Maclure, Laïcité et liberté de conscience, La Découverte, coll. « La Découverte », 2010.
[4] En anglais : desagregation. Laborde propose également de traduire par dissociation, qui connote moins une idée d’opposition ou destruction.
[5] Laborde reprend l’expression à Stanley Fish : « Mission Impossible: Settling the Just Bounds between Church and State. », Columbia Law Review, vol. 97, no. 8, 1997, p. 2255–333.
[6] Laborde traite ici de la présence de symboles religieux dans l’espace public, comme un crucifix ou croix dans l’école, le tribunal, le parlement.
[7] IV, p. 205. Cf. VI, p.282 sqq. sur la définition et les critères de l’intégrité.