Réflexions sur l’ontologie dans Émergence de Maurizio Ferraris
Traduction de l’allemand par Florian Forestier et Pauline Nadrigny
Après avoir consacré sa thèse à l’idéalisme de Schelling, Markus Gabriel enseigne successivement à la New School for Social Research de New York, à l’université de Bonn (où il est le plus jeune récipiendaire d’une chaire de philosophie d’Allemagne) et à Berkeley, en Californie. Spécialiste de la théorie de la connaissance et de la philosophie contemporaine, il est l’auteur de nombreux ouvrages, dont Pourquoi le monde n’existe pas (Paris, Le Livre de poche, 2015). Il défend l’idée d’un « nouveau réalisme » et revendique une volonté de rupture dans l’histoire de la pensée pour mieux appréhender la singularité de notre époque.
Résumé
Quoique stimulant, l’ouvrage de Maurizio Ferraris présente un certain nombre de rechutes dans la pensée post-moderne qu’il prétend dépasser. Il souffre d’abord d’un manque de précision concernant la portée théorique de son concept d’émergence. Quel est le point commun des différents cas qualifiés d’émergence ? Qu’est-ce qui permet de les caractériser comme tel ? On peut également mettre en question la façon dont il cherche à fonder le réalisme sur l’indépendance de l’ontologie et de l’épistémologie au sens où Ferraris l’envisage, ainsi que la conception des individus qu’il défend. Cela conduit finalement à un dilemme : ou bien la pensée de l’émergence de Ferraris se ramène à un réalisme métaphysique très classique, où il représente une forme de pensée nouvelle, mais qui n’est pas réaliste.
Mots clés : Emergence faible, Emergence forte, réalité, vérité, état de chose, proposition
Abstract
Although stimulating, Maurizio Ferraris’s book suffers from a number of lapses in the post-modern thinking it claims to go beyond. First of all, it lacks precision regarding the theoretical scope of its concept of emergence. What do the various cases of emergence have in common? What makes it possible to characterise them as such? We can also question the way in which he seeks to base realism on the independence of ontology and epistemology in the sense that Ferraris envisages it, as well as the conception of individuals that he defends. In the end, this leads to a dilemma: either Ferraris’s thought on emergence boils down to a very classical metaphysical realism, or he represents a new form of thought, but one that is not realistic.
Key words : Weak emergence, Strong emergence, reality, truth, state of affairs, proposition
Le petit livre de Maurizio Ferraris, intitulé Émergence, est, comme toujours, très agréable à lire. Il expose une appréhension spéculative de la réalité. Mais elle va trop loin selon moi, en particulier, comme je voudrais le montrer dans les remarques qui suivent, à cause de certaines rechutes dans la pensée postmoderne.
Dans la tradition de la pensée de l’événement, dans laquelle il s’inscrit par la confrontation critique qu’il a menée avec Heidegger et Derrida (ainsi qu’avec Deleuze, indirectement), Ferraris s’intéresse désormais aux sauts, aux émergences au sein de la réalité. On peut d’ailleurs trouver surprenant qu’un livre dont la table des matières évoque d’une manière qui n’est sans doute pas fortuite les Milles Plateaux de Deleuze et Guattari ne traite pas plus en détail de Deleuze, qui n’apparaît qu’en passant. En tout état de cause cependant, l’émergentisme de Ferraris diffère sensiblement de la dynamique du devenir thématisée par Deleuze ou Derrida dans le cadre de leurs pensées de l’événement. En particulier, son émergentisme se distingue de celui de Mille plateaux en ce qu’il embrasse nettement moins de choses et ne charrie pas tout à la fois « nature organique, esprit, volonté, impôts et ventes à crédit. » (p. 8). L’image du monde proposée est moins chaotique que celle de Deleuze et semble reposer sur des strates elles-mêmes fondées sur un matériau originaire constitué de choses individuelles, mais j’y reviendrai plus loin. En général, Ferraris comprend « l’émergence » ainsi :
Une propriété est dite émergente à partir d’une certaine base de faits lorsque, bien qu’elle en dépende, elle ne peut être entièrement expliquée dans les termes des faits en question. (p. 8)
Ce faisant, il construit une vision du monde émergentiste, une métaphysique, dont cette contribution souhaite examiner les fondements de manière critique. Cette vision du monde, que je ne partage nullement, s’exprime dans le passage suivant :
La conscience, le savoir, les valeurs et les philosophes transcendantaux sont des morceaux de réalité, au même titre que l’électricité, la photosynthèse et la digestion, et ils émergent de la réalité à la façon dont poussent les champignons. Le monde entier, c’est-à-dire la totalité des individus, est le résultat d’une émergence qui ne dépend pas de la pensée ni des schèmes conceptuels, bien que ces derniers puissent bien entendu le connaître. (p. 10)
Les deux passages cités soulèvent de nombreuses questions qui mettent en jeu la cohérence de la métaphysique de Ferraris. Tout d’abord, les termes « base de faits », « monde » et « réalité ». Selon Ferraris, la propriété du mental advient, émerge du fait d’un vide explicatif. De cela, je déduis que Ferraris veut caractériser une émergence forte et pas seulement faible. Alors que l’émergence faible est épistémique, c’est-à-dire qu’elle n’a pas à être ontologique au sens où il entend ce terme, par hypothèse, seule l’émergence forte est ontologiquement significative. Mais encore faudrait-il savoir comment Ferraris caractérise le sens de l’émergence au-delà de son caractère seulement explicatif. Les atomes émergent-ils d’événements subatomiques ? L’espace-temps émerge-t-il de processus qui ne sont pas encore spatio-temporels, comme le pensent certains physiciens ? Et s’il s’agit bien là de cas d’émergence, qu’ont-ils exactement à voir avec des explications ? Malheureusement, cette question ne trouve pas de réponse dans Émergence.
Cela m’amène au cœur même de ma première critique. Je suis d’accord pour dire que la conscience, la connaissance, etc., font partie de la réalité, tout comme la photosynthèse et la digestion. Mais je ne vois pas pourquoi cette pensée méréologique aurait quoi que ce soit à voir avec l’émergence. Je suis d’accord avec Ferraris pour dire que la conscience ne peut pas être entièrement expliquée par le cerveau. Mais il ne s’ensuit pas automatiquement que la relation entre les propriétés neuronales et mentales soit du type d’une émergence diachronique. En tout cas, il n’y avait pas initialement de cerveaux dans l’univers à partir desquels la conscience a ensuite surgi. Au mieux, il existe une relation d’émergence synchronique entre des parties du cerveau humain et les phénomènes de conscience, pour lesquels un corrélat neuronal peut être recherché de manière significative. Mais même alors, le sens dans lequel l’émergence doit être ontologiquement affirmée n’est absolument pas clair, à moins que la thèse ne soit que la conscience n’est pas identique aux états cérébraux. Mais « ne pas être identique » ne signifie nullement « émerger de ». Ferraris est loin d’être clair sur la portée théorique précise de son concept d’émergence. Mon soupçon à ce stade est que le concept d’émergence est excessivement généraliste et tente essentiellement de saisir ce qui pourrait être décrit comme l’émergence de nouvelles structures dans l’univers. On peut certes accorder que la conscience et la vie n’existaient pas pendant le Big Bang (en tout cas, c’est ce qu’il semble à l’aune de l’état de nos connaissances) et qu’elles sont apparues plus tard. Mais il ne s’ensuit pas qu’elles aient émergé.
Mais Ferraris soutient une thèse bien plus mystérieuse :
Le monde entier, c’est-à-dire la totalité des individus, est le résultat d’une émergence qui ne dépend pas de la pensée ou des schèmes conceptuels. (p. 10-11)
Si la totalité des individus résulte d’une émergence et si, de plus, l’émergence se définit comme le rapport entre une base et quelque chose qui émerge à partir d’elle, alors la base elle-même ne peut pas émerger. Il semble y avoir une erreur théorique ici. Peut-être Ferraris pense-t-il que les individus se constituent préalablement en totalité, en monde par une émergence préliminaire, mais il ne l’explique pas, de sorte qu’une contradiction tangible demeure : il est tout simplement absurde de supposer que « le monde entier » est le résultat d’une émergence si l’émergence nécessite toujours une base.
Cela nous amène directement à deux autres distinctions centrales que Ferraris introduit pour penser les concepts de base de son ontologie. Je considère que ces deux distinctions sont incompatibles. Il s’agit de la distinction entre « réalité et vérité » d’une part et entre « individu et objet » d’autre part.
Ferraris affirme que la réalité (realtà) est indépendante de la vérité (verità). En même temps, il annonce : « L’état des choses (ontologie) auquel se réfère la proposition reste vrai indépendamment de toute proposition, formulation, connaissance. » (p. 20) Si un état de choses peut être vrai indépendamment des propositions, alors l’état de choses lui-même est quelque chose de réel ou non. S’il est lui-même quelque chose de réel, réalité et vérité ne sont plus distinguables. S’il n’est pas réel, on ne comprend pas comment une proposition peut s’y référer comme à quelque chose d’indépendant. Un problème supplémentaire se pose ici : on ne considère généralement pas que les propositions se réfèrent à quelque chose. La relation entre vérifacteur et porteur de vérité n’a pas à être calquée sur le modèle de la référence des termes à des choses individuelles. Les propositions ne réfèrent pas, seuls certains termes apparaissant dans des expressions de propositions le font. Si Ferraris a une position différente ici (ce qui est possible), cela devrait être expliqué.
Par ailleurs, cela pose le problème de l’appartenance des propositions au réel, comme le suppose Ferraris. Mais alors il y a des propositions réelles qui traitent de propositions réelles, comme la proposition : « L’état des choses (ontologie) auquel se réfère la proposition reste vrai indépendamment de toute proposition, formulation, connaissance. » Mais cette proposition n’est pas vraie indépendamment du fait qu’il y a des propositions, des formulations et de la cognition. Par conséquent, il n’est évidemment pas toujours vrai que les propositions traitent de quelque chose d’indépendant d’elles. Il y a des propositions vraies qui ne traitent que d’elles-mêmes.
Pour ces raisons, parmi d’autres, je rejette l’idée que le réalisme soit une conception fondée sur l’indépendance par rapport à la conscience : l’ontologie n’est pas indépendante de l’épistémologie au sens où Ferraris l’envisage dans le cadre de son réalisme métaphysique. Au contraire, Ferraris confond ontologie et épistémologie, lorsqu’il comprend la vérité comme découverte (« scoperta ») et affirme parallèlement que la vérité est indépendante de la découverte.
La deuxième distinction qui me pose problème est celle entre individu et objet. En conséquence, l’ontologie et l’épistémologie ont des domaines catégorials différents. « Si l’ontologie est composée des individus, l’épistémologie se réfère à des objets (obiectum : ce qui est placé devant). » (p. 21) En outre, Ferraris fait la distinction entre individui canonici, par lequel il comprend les entités spatio-temporelles, naturelles, et individui atipici, par lequel il comprend les objets idéaux. Ce faisant, il sape la distinction entre individus et objets lorsqu’il affirme, par exemple, que les objets eux-mêmes peuvent être des individus.
Des précisions supplémentaires sont apportées lorsque Ferraris définit les individus en termes d’extériorité et d’inamendabilité, cette dernière étant à son tour également une propriété des objets en tant qu’ils opposent une résistance aux sujets. L’ « extériorité » signifie une indépendance fonctionnelle et semble correspondre à ce qu’on appelle traditionnellement substance. L’« inamendabilité », en revanche, est définie comme une résistance, c’est-à-dire dans sa relation au sujet, et ne convient donc pas à tous les individus. Elle ne peut donc en réalité s’appliquer qu’à des objets, mais pas à des individus en tant que tels. Rien ne résiste s’il n’y a personne pour sentir la résistance. C’est pourquoi on ne peut pas définir la réalité à la fois en termes de « résistance » et d’ « indépendance ».
Enfin on apprend qu’
exister, c’est résister, mais résister, c’est persister. Les individus sont faits d’espace-temps, et de l’enregistrement qui les rend possibles ; de là leur nature quadridimensionnelle. Les points de l’espace, au même titre que les instants du temps, sont tenus ensembles par une mémoire qui, dans l’espace, garantit la coprésence des points, des lignes et surfaces, tandis que, dans le temps, elle permet au présent de rappeler le passé, en se qualifiant justement comme présent. (p. 56)
Ferraris prône ici un quadridimensionnalisme métaphysique au sens où il conçoit le monde comme une totalité d’individus qui ne serait en soi observable que par un « observateur extérieur » (p. 57) pour lequel il n’y aurait que les propriétés relationnelles formant la série B du temps[1], sans que le monde lui-même soit intrinsèquement structuré temporellement. Cependant, de nombreux arguments s’opposent à cette thèse. En particulier, elle n’est plausible que si l’on peut parler de manière pertinente d’un « observateur extérieur », alors qu’il existe divers arguments philosophiques qui s’y opposent – ceux de Thomas Nagel, Willard van Orman Quine, Hilary Putnam et Jocelyn Benoist, pour n’en citer que quelques-uns, qui ont chacun montré que ce réalisme métaphysique n’est pas tenable. Il n’y a pas d’ « exil cosmique », selon l’expression ironique de McDowell[2]. La physique elle-même, qui ne peut être réduite à la théorie de la relativité d’Einstein, va à l’encontre de l’idée métaphysique d’un univers-bloc, composé d’individus à quatre dimensions. En théorie quantique, c’est l’observation, c’est-à-dire le point de vue d’un observateur interne, qui est déterminante, de sorte que, sur le plan scientifique et physique, le postulat d’un point de vue divin ne présente aucune nécessité. Il suffit de ce que Amartya Sen a appelé « l’objectivité positionnelle[3] », c’est-à-dire la connaissance d’un point de vue, pour déterminer ce qui est réellement le cas.
Et même si l’on acceptait le quadridimensionnalisme métaphysique, je ne vois pas ce que cela aurait à voir avec l’émergence, à moins que Ferraris ne pense que l’espace-temps quadridimensionnel qui forme un univers-bloc émerge, ce qui pose cependant la question de savoir sur quelle base on postule une telle chose.
En général, l’émergentisme de Ferraris semble être ainsi une variante du sophisme erroné du concret. Ce n’est pas parce qu’il est pertinent d’affirmer que certains objets sont indépendants des schémas conceptuels que cette indépendance est un effet spécifique des entités spatio-temporelles. Sinon il n’y aurait par définition pas d’objectivité vis-à-vis des faits non spatio-temporels.
Ferraris confond donc réalisme et naturalisme, de sorte qu’il tend vers un antiréalisme pur et simple à l’égard des faits non spatio-temporels, notamment dans l’ontologie sociale. Cet antiréalisme apparaît à un moment critique d’Émergence, où la vérité est à nouveau en jeu. Ferraris nous y propose « un système combiné de correspondantisme ontologique et de cohérentisme épistémologique » (p. 101, souligné dans le texte). Ce faisant, il annule l’indépendance de la vérité par rapport au discours et tombe dans l’extrême opposé. Car il affirme expressément que la vérité est :
(1) Une « fonction épistémologique » et que, par conséquent « elle dépend de l’enregistrement, car sans enregistrement, il n’y aurait pas de propositions vraies. »
(2) Une « évidence psychologique : la vérité est l’adéquation de l’entendement à la chose. » (p. 100-101)
Mais il s’ensuit aussitôt que la vérité n’a pas le genre d’indépendance revendiquée auparavant, de sorte que la théorie de la vérité de Ferraris se situe clairement du côté antiréaliste, plutôt que réaliste, du spectre théorique. Ce faisant, il va jusqu’à défendre un antiréalisme généralisé qui ne me semble plus compatible avec la revendication d’une position réaliste. On lit donc expressis verbis : « Dans la science, rien n’existe en dehors du texte, de même qu’en général rien de social n’existe en dehors du texte. » (p. 99-100) À ce stade, je ne vois plus de réelle différence entre la position de Ferraris et le postmodernisme qu’il a effectivement rejeté, en particulier dans la version latourienne de la sociologie des sciences.
Il est exact que le terme « science » fait référence à des systèmes qui ont des dimensions sociales. La science comme entité discursive fait partie des systèmes sociaux. Il en va de même pour toute revendication de vérité. Affirmer que quelque chose est le cas fait partie de la pratique discursive. Mais il ne s’ensuit pas que, « hors du texte », rien n’existe en science, dans le discours affirmatif en général, indépendamment de ce que la métaphore derridienne du « texte », quelque peu trompeuse, est censée apporter ici. En science, il existe beaucoup de choses en dehors du texte : les bosons, les fermions, les accélérateurs de particules et surtout ces individus à quatre dimensions que postule Ferraris, à supposer qu’il le fasse sur la base de considérations proprement scientifiques. Il y a là un dilemme pour Ferraris : soit il représente un réalisme métaphysique dépassé, qui en tout cas n’a rien de nouveau, soit il représente quelque chose de nouveau qui n’est pas réaliste, mais qui est même constructiviste à l’extrême.
Le programme d’Émergence est étonnamment réducteur par rapport à ce que proposent les conceptions qui se réclament de l’émergentisme. Cela se traduit par une combinaison de Derrida et de Dennett qui sous-tend tout le texte, en particulier dans son rejet de l’idée d’une intentionnalité sui generis. Mais le fait que l’intentionnalité émerge ne permet pas de la réduire aux bases sur lesquelles elle émerge, ce qui constituerait théoriquement une contradiction dans les termes. Dans ce contexte, Ferraris rejoint Derrida pour rejeter la « théorie classique de l’expression » qui, selon Ferraris, stipule :
dans l’esprit, seules existent des significations qui se manifestent à travers des mots, lesquels sont à leur tour symbolisés par le biais de l’écriture. Il peut donc y avoir une signification, bien qu’elle soit inexprimée et, plus important encore, la signification n’a pas de genèse : elle est là depuis toujours ou elle est tombée du ciel. (p. 63-64)
Ferraris ne précise pas de manière satisfaisante en quoi le modèle, à première vue tout à fait pertinent, selon lequel la pensée a un sens qui peut être exprimé et, également, écrit de différentes manières, est erroné. Il suffit ici de rappeler la critique pertinente de Searle contre la tentative de Derrida de déconstruire ce modèle. Le seul contre-argument que Ferraris a à offrir est sa suggestion polémique selon laquelle le sens des pensées préverbales doit, ou bien avoir toujours été là, ou bien être tombé du ciel. Mais cette disjonction est loin d’être exhaustive ! Au contraire, Ferraris postule un naturalisme réductionniste sans fondement, selon lequel il ne peut y avoir de sens dans un monde d’individus spatio-temporels, par lequel il exclut, entre autres, le concept moderne d’information utilisé dans les ontologies à la Tegmark ou Floridi.
Loin de défendre ces approches également naturalistes, je voudrais plutôt souligner que Ferraris commet l’erreur classique qui consiste à confondre genèse et validité : la saisie d’une pensée vraie engage chez les êtres vivants une transformation de leurs nomenclatures, qui a des aspects mesurables. Mais de la genèse d’une pensée, en tant qu’elle est pensée par un penseur fini, il ne s’ensuit pas que cette pensée elle-même ait cette genèse. Il faut ici rappeler à Ferraris le diktat réaliste fondateur de Frege :
Qu’un homme tienne pour vraie ou pour fausse la pensée que 2.2=4, cela peut dépendre de la composition chimique de son cerveau, mais que cette pensée soit vraie, voilà qui ne peut pas en dépendre. Qu’il soit vrai que Jules César ait été assassiné par Brutus, cela ne peut pas dépendre des propriétés du cerveau du Professeur Mommsen.
On pose souvent la question de savoir si les lois logiques pourraient changer avec le temps. Les lois de l’être-vrai, comme toutes les pensées, sont toujours vraies si elles doivent être simplement vraies. Et elles ne pourraient pas non plus contenir une condition qui serait satisfaite à certaines époques et pas à d’autres, car elles ont trait à l’être-vrai de pensées qui, lorsqu’elles sont vraies, sont intemporellement vraies. Donc si la vérité de certaines pensées entraîne la vérité d’une autre pensée à une certaine époque, elle doit aussi l’entraîner à n’importe quelle époque.[4]
Les faits sont des vérités. Certains faits sont des vérités qui auraient été vraies si elles n’avaient jamais été énoncées. Certaines vérités sont ce qu’elles sont, même si personne ne les énonce jamais, et transcendent ainsi la vérification et l’évidence. Ces trois dernières phrases résument bien les platitudes du discours réaliste. Mais, en fin de compte, à ces platitudes correspond précisément une version de l’idée exprimée par Frege dans la citation ci-dessus : la vérité est intemporelle, c’est donc là que réside la source même de l’idée que la réalité est en quelque sorte quadridimensionnelle. Plus précisément, il y a un lien entre l’idée de Frege selon laquelle les valeurs de vérité n’ont pas de sens temporel et la thèse selon laquelle la série-B est constitutive de l’ordre des événements temporels. Mais ce chemin est tortueux et ne peut être emprunté en prenant un raccourci et en laissant simplement tout émerger. Le concept d’émergence ne résout pas les problèmes logico-sémantiques, il leur est plutôt orthogonal.
La pensée exprimée ici en français a d’abord été exprimée en allemand puis traduite en français pour cette publication. La traduction de la phrase qui précède est adéquate précisément en ce qu’elle exprime la même pensée que la phrase allemande. De cette pensée simple découle qu’il existe des propositions dont la nature inclut le fait d’être codées de manière non linguistique. Si elles étaient codées linguistiquement, elles ne seraient pas entièrement traduisibles. Par ailleurs, il est banal de dire que l’on peut ou non transcrire une phrase. Les exagérations sensationnelles de Derrida depuis l’époque de De la grammatologie ne changent rien à ces platitudes, car Derrida n’a pas fourni d’arguments convaincants montrant par exemple qu’il n’existe pas de lois logiques ou que toute notre pensée propositionnelle est linguistique et ne peut donc pas être distinguée de son expression. Ces thèses extrêmement fortes associées à Derrida sortent soudainement du chapeau dans Émergence de Ferraris, ce qui fait craindre que l’émergentisme ne soit un loup déconstructiviste déguisé en mouton dennettien.
Mais même si nous n’avions affaire qu’à une peau de mouton, il y aurait matière à s’inquiéter. Car l’intentionnalité ne peut pas être raisonnablement comprise comme quelque chose qui émerge simplement de pratiques aveugles, ainsi que le suggère Ferraris. La série « inscription → expression → signification » (p. 63 à 101) n’a aucun fondement, elle relève du non-sens ou de la pure mythologie. C’est ce qui ressort de l’exemple de Ferraris lui-même, celui des peintures rupestres de Lascaux. L’inscription d’une image animale sur la paroi de la grotte ne se fait pas par hasard, elle est l’expression de quelque chose que les peintres ont vu auparavant. La signification de l’animal dessiné ne résulte donc pas du fait qu’une inscription émerge d’abord de manière fortuite pour devenir ensuite l’expression d’un sens qui n’existe pas encore.
De même, je ne vois pas comment Ferraris peut penser que les documents doivent être au fondement de l’intentionnalité collective. L’intentionnalité collective, en tant que concertation mutuelle d’acteurs vers un objectif commun, peut être documentée afin de fixer les pensées des acteurs lors de la formulation de leurs intentions. De nouvelles pensées et intentions peuvent évidemment en émerger, en ce sens que l’histoire de la réception des pensées exprimées oralement ou fixées par écrit et codées linguistiquement entraîne des interprétations et des modifications de sens inattendues. Mais ce truisme herméneutique ne débouche pas sur une métaphysique bien passionnante.
C’est pourquoi je pense qu’il est exagéré de dire que l’intentionnalité est le résultat de processus itératifs. Ici, je me réfère à nouveau à Searle, qui a démontré efficacement combien il est absurde de prétendre que le sens d’une expression utilisée par quelqu’un pour articuler une pensée résulte d’une répétition[5]. Car si l’on répète quelque chose dans ce contexte, il s’agit bien de la signification d’une ou de plusieurs expressions, que l’on ne peut donc pas expliquer de manière pertinente par la répétition.
En résumé, je m’étonne que Maurizio Ferraris semble s’être détourné du Nouveau Réalisme pour proposer une version métaphysique de la déconstruction avec Émergence. Nous devons certes à Derrida et à Deleuze certaines intuitions pérennes, mais, quant à la justification de leur théorie, ils commettent précisément le type d’erreurs qu’un réaliste veut éviter. Je suis également surpris par l’absence d’un examen des approches du Nouveau Réalisme, que Maurizio Ferraris a largement promu à travers nombre de ses publications et interventions au cours des dix dernières années. Il me semble qu’Émergence exprime une ligne déconstructionniste dans la pensée de Ferraris, ressuscitant d’anciens problèmes sans proposer les solutions nécessaires pour se garder de la dérive énigmatique et réductionniste dans laquelle Derrida et Deleuze en particulier se sont engagés.
[1] J’emploie l’expression « série B » au sens de John McTaggart, « The Unreality of Time », Mind, vol. 17, no 68, 1908. Dans cet article, McTaggart défend l’idée que le temps n’existe pas et qu’il n’y a rien de plus que l’apparence d’un ordre temporel dans le monde. Pour cela, McTaggart distingue deux manières d’ordonner les positions dans le temps : la série A, qui se base sur des propriétés absolues (être futur de deux heures, être présent, être passé d’une heure) et la série B, qui se base sur des propriétés relationnelles (être futur de deux heures par rapport à).
[2] Voir John McDowell, « Having the World in View : Sellars, Kant and Intentionality », The Journal of Philosophy, vol. 95, no 9, 1998, conf. 1, sect. 4 ; ou encore John McDowell, « Non-cognitivisme et règles », tr. fr. J.‑P. Narboux, Archives de philosophie, 2001/3, tome 64, p. 467‑473.
[3]Amartya Sen , « Positional objectivity », in Philosophy and Public Affairs, no 22 (2),1993, p. 83-135 ; reproduit et traduit in Rationalité et liberté en économie, Paris, Odile Jacob, 2005.
[4] Gottlob Frege, « Logique » (1897), tr. fr. Jacques Dubucs, in Ecrits Posthumes, Nîmes, Éditions Jacqueline Chambon, 1994, p. 174.
[5] John Searle, Les Actes de langages – Essais de philosophie du langage (1969), tr. fr. Hélène Pauchard, Paris, Hermann, 1972 ; Pour réitérer les différences : réponse à Derrida (1977), tr. fr. Joëlle Proust, Paris, l’Eclat, 1992.