L’enregistrementalisme de Maurizio Ferraris est-il vraiment réaliste ? De l’importance de la séparation entre intentionnel et réel pour le réalisme, et de la raison morale du nouveau réalisme
Jim Gabaret est chercheur associé au Centre de Philosophie Contemporaine de la Sorbonne et enseigne à l’université Paris 1 ainsi qu’à l’École des Ponts. Il est l’auteur d’une thèse sur « La Permanence des objets » et ses recherches vont de l’ontologie des objets perceptifs ordinaires à l’ontologie sociale. Il est l’auteur de traductions du corpus pragmatiste, de textes de phénoménologie contemporaine ainsi que d’articles sur les « nouveaux réalismes » de Maurizio Ferraris à Markus Gabriel en passant par Jocelyn Benoist ou Francis Wolff.
Résumé
L’émergence est pour Maurizio Ferraris l’opérateur pour comprendre de façon réaliste la variété des existants au sein d’un réel qui n’est pas constitué par notre esprit, mais par une sédimentation progressive de niveaux de complexité qui « s’enregistrent » dans le temps. Persister, c’est s’itérer et s’altérer, en gagnant des dispositions qualitatives nouvelles par l’accumulation quantitative d’états passés : cela change les choses en signes, la lettre précédant alors l’esprit, et cela place les sens par lesquels nous regardons les choses, antérieurs aux concepts, dans le réel lui-même. Mais déplacer la charge du transcendantal de la conscience – qui avait ce rôle chez les idéalistes – vers l’enregistrement, en disant qu’il est l’aspect processuel et procédural d’un réel toujours en train de se faire, mais qui n’est pas fait par nous, revient à faire persister un modèle idéaliste comparable à celui des conceptualistes constructivistes auxquels le réalisme de Ferraris prétendait s’opposer : pour ne pas faire dépendre le réel des connaissances et concepts de l’esprit d’un sujet, tout en lui donnant la même cohérence qu’au sein de nos connaissances – dont on veut garantir en même temps qu’elles touchent bien le réel lui-même – il faut paradoxalement brouiller sans cesse la frontière entre esprit et réel.
Mots-clés : réalisme ; idéalisme ; émergence ; quadridimensionalisme ; enregistrement ; sémantique ; normes
Abstract
According to Maurizio Ferraris, emergence is the operator for realistically understanding the variety of what exists within a reality that is not constituted by our mind, but by a progressive sedimentation of levels of complexity that « register » over time. To persist is to iterate and alter itself, gaining new qualitative dispositions through the quantitative accumulation of past states: this turns things into signs, the letter then preceding the mind, and places the meanings through which we look at things, anterior to concepts, in reality itself. But to shift the burden of the transcendental from consciousness – which had this role within the idealists – to registration, by saying that it is the processual and procedural aspect of a reality that is always in the process of being made, but which is not made by us, amounts to the persistence of an idealist model comparable to that of the constructivist conceptualists whom Ferraris’ realism claimed to oppose: paradoxically, in order not to make reality dependent on the knowledge and concepts of a subject’s mind, while at the same time giving it the same coherence as our own knowledge – which we want to guarantee is actually about reality itself – we have to constantly blur the boundary between mind and reality.
Keywords: realism; idealism; emergence; four-dimensionalism; registration; semantics; norms
Introduction : le triple réalisme de Maurizio Ferraris et ses problèmes
Dans le très stimulant Manifeste du Nouveau Réalisme[1], Maurizio Ferraris disait vouloir montrer que « l’eau n’est pas une construction sociale » : sa philosophie, depuis les années 1990, s’oppose, comme toute une génération d’auteurs que le terme « nouveaux réalistes » réunit parfois, aux antiréalismes et aux constructivismes postmodernistes, linguistiques ou herméneutiques du XXe siècle. Émergence, traduit en 2018 et à propos duquel Jocelyn Benoist et Pauline Nadrigny ont organisé le colloque dont sont tirés les textes de ce dossier, défend, dans la continuité de ce travail, un réalisme qui emporte d’abord l’adhésion par la clarté et l’enthousiasme de son raisonnement ainsi que sa force critique. Mais il faut désintriquer les trois niveaux de ce réalisme, que l’auteur prend soin de distinguer (p. 27), pour en interroger les deux derniers, plus métaphysiques et contestables que le premier :
1) Le réalisme négatif de Ferraris est à première vue de bon sens : il consiste à dire qu’il faut que le réel existe antérieurement à notre pensée, chronologiquement et logiquement, s’il est ce à quoi nous pensons et sans quoi nous n’aurions rien à penser. On ne peut défendre, comme ont voulu le faire tous les postmodernes depuis Nietzsche, un constructivisme ou un idéalisme qui feraient dépendre le réel de constructions interprétatives conceptuelles, culturelles ou symboliques, ni un scepticisme qui en abandonnerait la connaissance. En effet, le croire construit par nos concepts ou interprétations impliquerait que nous le connaissions à l’avance, or le réel s’impose à nous, souvent de manière surprenante et inanticipable. Il est résistance à notre intentionnalité, ce qui prouve qu’il est indépendant d’elle. Il tient face à nos pensées, nos désirs et nos catégories, ne se déforme pas d’après nos théories, et est irrévocable une fois qu’il a eu lieu. Il peut enfin se partager dans l’intersubjectivité d’individus voire de différentes espèces animales qui n’ont pas les mêmes schèmes conceptuels et ne peuvent donc être jugés responsables de sa construction.
2) Le réalisme positif de Ferraris va plus loin : nous n’avons pas le pouvoir de donner au réel le sens que nous voulons et de le « construire » ce faisant, mais au contraire son sens s’impose à nous. Il ne s’agit plus seulement de dire que le réel s’impose à nous dans l’expérience, mais que son sens nous apparaît sans faire l’objet d’une construction interprétative de notre part. On doit dire alors que la signification dérive du monde et de ses invitations, plutôt que de notre esprit. Ce réel nous sollicite, appelle nos intentions et actions, c’est-à-dire qu’il est signifiant, avant que nous puissions construire à son sujet une nouvelle pluralité de sens. Cette affirmation, plus délicate, ne semble pas découler du réalisme négatif et de la seule résistance du réel, et nous allons nous demander si le premier réalisme implique forcément le second, qui paraît étendre indument la catégorie humaine (psychologique ou sociale) de signification à un réel qui, au moins du côté de ses objets naturels, n’en a peut-être pas en lui-même, même s’il oriente le sens à certains niveaux.
3) Ferraris défend enfin un réalisme transcendantal : l’esprit ne peut être antérieur au réel puisque le réel est sa condition de possibilité et qu’il en est « émergent ». On part d’une matière qui, dès le big bang, a transformé par hasard ses relations contingentes en nécessité à force de les répéter, sans dessein calculé derrière ces répétitions, mais parce que tout le temps du monde était disponible pour que le hasard matériel prenne l’apparence d’un ordre raisonné. Cette matière est entrée dans des interactions fortes pour que ses individus particulaires restent stables et se fixent entre eux dans des composés de plus en plus complexes, desquels ont émergé les individus à propriétés internes, les objets, les vivants, les consciences, les consciences libres et morales, et de là leurs institutions et valeurs, qui surgissent bien elles aussi du réel. L’idée d’émergence est alors non seulement l’occasion de montrer que le réel est la condition de possibilité de la vie qui en émerge, mais un moyen de défendre un réalisme moral, on va le voir, puisque Ferraris nous dit du réel qu’il s’impose à l’attention et s’organise en pôles attractifs ou repoussants pour le vivant, qui ne peut que former des valeurs à son sujet, comme il est cette forme de vie capable d’appréhender les sens du monde.
Ferraris se demande comment les compositions si complexes d’atomes, de molécules, de cellules, d’organes et d’individus qui existent dans notre réalité actuelle ont été rendues possibles sans dessein intelligent. Quelle force a pu faire s’agencer la matière originellement particulaire du monde de sorte à produire des sauts qualitatifs dans le réel produisant de nouvelles réalités? C’est la question des conditions de possibilité du changement, la possibilité du discontinu dans le continu, ou la possibilité de l’apparition du libre dans le conditionné par exemple. Tout n’était-il pas donné d’avance? Pourquoi le réel a-t-il évolué?
Il y a d’ailleurs de nombreuses évolutions qui restent lettre morte et disparaissent dans le flux du temps. Mais parmi elles, certaines sont restées, et font partie maintenant du mobilier ontologique du monde. Considérant que les niveaux supérieurs comme l’esprit sont des complexifications des niveaux inférieurs qui, par hasard, se sont stabilisés jusqu’à former un nouveau niveau à part entière, Ferraris se demande comment cette persistance est possible. Si on dit qu’elle vient d’une essence des choses, on doit la fonder dans une création surnaturelle, par exemple une volonté divine que les choses soient dans l’état où elles sont. Mais c’est un idéalisme inacceptable pour Ferraris. Il s’appuie pour sa part sur les sciences contemporaines pour proposer une réponse réaliste à cette question. Les physiciens, pour expliquer l’assemblage des niveaux inférieurs en niveaux émergents dès les organisations matérielles physiques les plus simples, ont postulé l’effet d’une force, ou du « gluon », cette « glue des particules » qui les lie entre elles. Pour Ferraris, c’est parce qu’existe un transcendantal. Pour lui, ce dernier n’est pas quelque chose de surnaturel, mais quelque chose de naturel et matériel, qui permet de comprendre comment la richesse présente du réel s’est sédimentée en faisant émerger de la matière toute sa richesse : l’enregistrement. Ce transcendantal n’est évidemment pas la conscience transcendantale d’un sujet idéaliste qui tiendrait les choses du monde ensemble et les ferait perdurer dans le temps en rendant nos expériences cohérentes. Contre ceux qu’il appelle les « irréalistes », qui réduisent le réel à ce que peuvent en dire ou faire nos constructions et croyances sociales, Ferraris affirme que l’enregistrement est une procédure non intentionnelle, indépendante du sujet, de l’esprit et même de l’humain, qui fait que les individus matériels s’agglomèrent dans un temps extraordinairement grand pour former finalement autre chose qu’eux-mêmes, à force de réitération : l’enregistrement est le nom de la permanence du réel dans le temps, mais une permanence qui devient peu à peu autre chose que ses composantes non-temporelles, parce que sa continuité est une discontinuité dans l’ordre normal de la factualité. Le point intéressant mais aussi problématique peut-être de ce concept, on va le voir, est qu’il prétend s’appliquer aussi bien aux processus naturels de sédimentation de la matière qu’aux enregistrements complexes de la culture et de la mémoire humaines, et à la « documentalité »[2] produite par les sujets humains.
Peut-être a-t-on besoin en effet d’un transcendantal pour comprendre comment le réel tient bon et donne lieu actuellement à une expérience cohérente et stable d’entités complexes, contre le flux chaotique du hasard qui balaie continuellement les choses et les transforme au fil de ses mutations fortuites. Mais la question qui vient immédiatement à l’esprit est la suivante : déplacer la charge du transcendantal de la conscience – qui avait ce rôle chez les idéalistes – vers l’enregistrement, en disant qu’il est l’aspect processuel et procédural d’un réel toujours en train de se faire, mais pas fait par nous, ne revient-il pas à faire persister un modèle idéaliste comparable à celui des conceptualistes constructivistes auxquels le réalisme de Ferraris prétendait s’opposer ? Le fait que l’enregistrement soit appelé un « gluon cognitif » (p. 101) n’aide pas à considérer ce phénomène comme appartenant en propre au réel plutôt qu’à nos cognitions à son sujet. C’est que Ferraris, pour ne pas faire dépendre le réel de l’esprit mais au contraire l’autonomiser, tout en disant qu’on peut le connaître d’après certains principes d’ordre et garantir sur ces ordres réels nos connaissances, semble rechercher dans le réel lui-même la cohérence, la stabilité et la vérité que Kant disait être le propre de notre raison pure mettant en ordre l’expérience. Paradoxalement, pour ne pas faire dépendre le réel des connaissances et concepts de l’esprit d’un sujet, tout en lui donnant la même cohérence qu’au sein de nos connaissances – dont on veut garantir en même temps qu’elles touchent bien le réel lui-même –, il faut brouiller sans cesse la frontière entre esprit et réel.
Ce brouillage est constant : « La matière est la nature, la mémoire l’esprit, mais ces deux dimensions ne sont pas séparées ni opposées, à tel point que les romantiques ont vu à juste titre dans la nature un esprit inconscient (et que les positivistes ont vu dans l’esprit une nature inconsciente) » (p. 32). On pourrait croire qu’il s’agit d’importer l’entièreté de ce qu’on appelle le « réel » dans nos esprits humains. Mais on va voir que Ferraris, en dépit de ces images, récuse la dépendance de l’enregistrement vis-à-vis de l’esprit, et l’ancre plutôt dans la matière, qui semble avoir cette propriété de s’enregistrer elle-même. C’est en tout cas en cela qu’il se dit réaliste : la réalité matérielle, quand on entre dans le domaine des grandes quantités temporelles et matérielles, a le temps de s’assembler, par les forces aveugles du hasard (et non une construction humaine ou divine téléologique), en un ensemble de structures dont la plupart ne sont pas viables et disparaissent, mais dont certaines persistent, et c’est cette persistance de certaines structures qui, à force de complexité croissante, fait des cellules, des vivants, des mammifères, des humains, des pensées. Le modèle est séduisant, mais son détail reste à interroger, car en inscrivant l’enregistrement, une procédure humaine et sociale, du côté de la nature, et en dotant ce faisant le réel de significations possiblement mais pas nécessairement actualisées par les esprits qui sauraient en lire les traces, l’auteur trouble la frontière entre l’intentionnel, les significations, les descriptions, les documents et les symboles que l’individu ou la culture produisent sur le réel, d’un côté, et ce réel lui-même de l’autre, qui, pour un authentique réaliste, n’en dépend pourtant pas.
I. Quel émergentisme ? Premier brouillage entre réel et normes intentionnelles
Maurizio Ferraris annonce dans son ouvrage l’intention de défendre l’émergence des réalités présentes à partir du réel passé, qui serait preuve de notre appartenance à une réalité antérieure à nous, indéniablement indépendante et donc garante du réalisme. Mais remarquons qu’il ne propose jamais de précisions sur le type d’émergence dont il serait question. Il ne dit pas si l’émergence dont il parle est à ses yeux une production diachronique ou une constitution synchronique des niveaux émergents par les niveaux de base, ni s’il la conçoit de manière causaliste (ce qui pourrait être critiqué à la fois par ceux qui attaquent la notion de cause et par les antiréductionnistes qui répondraient que l’esprit ne peut être réduit à de simples opérations matérielles même s’il dépend d’elles) ou épiphénoménaliste. Il ne distingue pas entre émergentisme ontologique (qui affirmerait l’émergence de propriétés dépendantes des niveaux inférieurs, même si elles ne sont pas forcément déterminées par eux d’une manière purement réductionniste) et émergentisme épistémologique (qui affirmerait simplement qu’il faut d’autres discours scientifiques pour décrire des niveaux émergents comme l’esprit ou le social que le discours physique du réductionniste)[3].
Ferraris fait mine d’utiliser le terme d’émergence en un sens large, pour décrire un processus de formation général des entités du réel par constitution à partir d’entités passées plus simples. Cependant, la question de savoir si ce qui émerge est déjà contenu dans ce de quoi cela émerge, ou encore si les niveaux inférieurs constituent le niveau émergent et lui sont encore coïncidents au moment où il se met à exister, ou si celui-ci, une fois apparu, est indépendant de ces niveaux, devient vite de première importance. Or Ferraris a bien une réponse implicite à ces questions, qui précise son émergentisme : elle est contenue dans l’idée de réalisme positif. Il défend l’idée que le passé continue d’exister dans le présent qui a émergé de lui, et qu’il en est une part constituante. L’agencement présent de la matière porte la trace de tous les états passés qui ont amené à sa forme actuelle.
Le but de cette thèse semble être multiple. Montrer tout d’abord que le réel présent n’est rien d’autre que l’ensemble de ses états passés permet d’éliminer l’hypothèse selon laquelle une intervention extérieure divine et surnaturelle aurait été nécessaire pour ajouter au monde de l’esprit par exemple ; et ainsi, Ferraris défend de manière toute scientifique que l’humain et son intelligence ne sont que le produit de millions d’années d’évolution. Mais il s’agit aussi de montrer que tout ce que produit l’humain d’intellectuel, ses visions du monde, ses valeurs et ses institutions, ne sont rien de différent par rapport au reste du réel, et doivent être comptées comme mobilier du réel. Un mobilier bien ancré en lui, puisqu’il semblait le contenir avant même que l’homme n’apprenne à manier ces significations et ces valeurs qu’il trouve dans le monde. C’est ce qui garantirait d’ailleurs qu’elles sont bien vraies et correspondent au réel dont elles parlent. L’idée est de produire ainsi un réalisme élargi, qui ne se contente pas du réductionnisme physicaliste ne comptant pour réel que le matériel et qui tendrait à éliminer de l’ontologie toutes ces réalités émergentes dont Ferraris veut au contraire prendre acte.
Cela amène rapidement Ferraris à des difficultés quand il s’agit de tenir ensemble la richesse du réel actuel, où existent des esprits, des intentions, des significations, des institutions ou des valeurs, et le réel simplement matériel d’où cette richesse a émergé depuis des millions d’années. Car s’il faut, pour faire droit à la richesse du réel actuel où existent bien des entités psychologiques ou sociales immatérielles, éviter en effet le réductionnisme qui consisterait à dire que toutes les réalités qu’on vient d’évoquer sont matérielles et ne sont que cela, il faut cependant rendre compte qu’elles émergent d’une matière qui devait déjà les contenir à l’état de possibles, et les a produites. Ce faisant, on en vient alors très vite à faire de la matière quelque chose de si étroitement lié aux esprits qui en émergent que le partage – essentiel au réalisme – entre ce qui se passe pour l’esprit et ce qui se passe du côté du réel lui-même en est brouillé.
Ferraris ne donne que rarement des exemples précis, mais prenons le cas d’un bébé : l’émergence de la pensée, du langage et de nos croyances humaines sur le monde rejoue ontogénétiquement à chaque nouveau-né l’émergence phylogénétique de ces capacités dans l’espèce. Celle-ci s’est faite au fil des centaines de milliers d’années de coévolution avec les objets ordinaires de notre environnement réel qui ont fait sélectionner chez l’homme un système perceptif et cognitif idoine pour les posséder. Beaucoup d’animaux disposent des mêmes données modulaires que le bébé sans faire les mêmes progrès cognitifs, bien sûr, et certains philosophes se sont donc érigés contre l’idée que toutes nos capacités cognitives émergeraient de notre matérialité biologique : ils ont préféré supposer comme Heidegger un accès à la transcendance de type métaphysique chez l’humain, ce que Ferraris qualifierait sans doute d’option « surnaturaliste » ; ou bien ils ont voulu dire que nos capacités ne viennent pas que de la nature mais aussi d’une intersubjectivité culturelle qui ajoute à nos cognitions la richesse symbolique du réel proprement humain. Mais d’où cette culture aurait-elle émergé si ce n’est de nos esprits et de leur constitution naturelle ? Il est remarquable d’ailleurs que nos opérations perceptives, identificatoires et catégorisantes les plus basiques, dont l’enfant est très tôt capable pour manier les objets ordinaires de son environnement, ne soient pas de simples usages arbitraires informés par la diversité des langues (qui laisseraient ouverte la possibilité d’un relativisme ontologique via le relativisme linguistique), mais semblent dans une large mesure universelles, reposant peut-être sur une normalité naturelle qui en garantit la pertinence pour nos savoirs objectifs, sans qu’ils aient à être fondés par le haut dans un pouvoir spécial de l’esprit humain donné d’emblée et inexplicable.
L’exemple semble donner raison à l’émergentisme de Ferraris : la réalité matérielle, au fil des millions d’années de l’évolution du vivant sur Terre, s’est façonnée de sorte à produire des organismes dont le système cérébral et nerveux permet des procédures de reconnaissance du monde extérieur et de ses significations que nous appréhendons par des normes perceptives, des normes de vérité et même des normes morales d’appréciation ou de dépréciation qui n’ont pu venir que de l’environnement et de notre rapport avec lui. Nos organismes et les systèmes perceptifs et cognitifs qu’ils permettent témoignent bien de la nature même du réel sans nous et de ses structures, dans ce cas. De même, le fait que nous soyons capables de juger axiologiquement les entités et faits du monde témoignerait peut-être que ces normes et significations que nous déployons au sujet du réel viennent bien à un certain niveau de lui et des ordres naturels d’attrait ou de dangerosité pour le vivant qui le structurent.
Mais doit-on confondre pour autant ces structures du réel avec nos normes ? Les normes (d’objectivité, de sens ou de valeur) sont des productions humaines. On pense toujours le réel de leur côté. C’est pourquoi certains doutent de leur adéquation avec le réel d’ailleurs. Si l’on est réaliste épistémologique et qu’on prétend que l’homme peut, par ses normes de vérité notamment, connaître le réel en tant que tel, on doit supposer qu’elles ne sont pas arbitraires et sont produites par le réel (sans quoi nous n’aurions pas pu survivre en son sein et développer des distinctions entre l’illusion et la perception véritable, le faux et le vrai, l’attirant ou le repoussant, etc.)[4]. Mais il est aussi important, si l’on défend un réalisme qui autorise la confiance en nos procédures objectives de connaissance du réel, de ne pas confondre ces moyens humains de connaissance, à savoir nos normes, nos concepts, nos théories et les significations que nous donnons à ce que nous rencontrons, avec le réel lui-même, qui à proprement parler n’est pas une norme, mais n’est que ce qu’il est. Sans cela, on ne comprendrait pas pourquoi l’on se trompe parfois dans notre manière de normer le réel.
Mais Ferraris, lui, semble vouloir brouiller le partage entre les structures du réel et les normes que notre esprit – qui certes en émerge – a développé pour l’arraisonner. Dès le début de l’ouvrage, il fait du réel lui-même « la première valeur » (p. 23), sous prétexte que « les valeurs ne tombent pas du ciel ». Dans ce passage, il abandonne presque immédiatement la frontière entre être et devoir-être qu’il vient de poser quelques lignes plus tôt, et assure que le réel « réclame l’attention » et est donc déjà une forme de devoir-être, un message impératif au sujet du type de comportement que le vivant devrait adopter à son égard. Et avant le vivant ? Et s’il n’y avait jamais eu de vivant ? L’être aurait-il encore été appel, devoir-être signifiant, valeur ? L’émergence des significations n’est-elle pas dépendante de l’humain et du social, d’une façon toute différente des émergences dont peuvent parler les sciences naturelles au sujet des entités réelles ?
Dire que le réel est structuré d’une certaine façon parce qu’on retrouve la trace de ces structures du côté de nos normes perceptives et cognitives primaires, qui se sont faites à son pli et ne sont faites que pour le connaître, ne signifie pas que nous puissions parler du réel comme constitué de normes, de significations, d’enregistrements ou de quoi que ce soit d’intentionnel. C’est vouloir projeter le monde pour nous sur l’en soi, en quelque sorte, sous prétexte qu’il faudrait abandonner le partage kantien pour être réaliste. Depuis quel point de vue sur l’en soi pourrions-nous en parler ainsi, si ce n’est un point de vue divin – que Ferraris semble parfois mobiliser à l’appui de sa métaphysique mais qui ne nous est absolument pas accessible et reste donc purement spéculatif ? Le fait que nos normes soient, la plupart du temps, adéquates aux structures du réel, que nos perceptions ne soient pas illusoires, que nos anticipations tombent juste, que nos concepts permettent de connaître la réalité et que nos comportements réglés soient suffisamment adéquats à ce qui nous entoure pour assurer notre survie dans le monde environnant, ne signifie pas qu’on puisse parler de ce réel structuré comme de normes dont serait donnée l’entière signification et la grille de lecture (et de relecture, comme le permet tout enregistrement), sans aucune démarche (même automatique et inconsciente) du vivant face à ce réel pour le lire. Dire cela, c’est faire comme si notre conscience pouvait toujours en droit accéder à l’information que contiendrait le réel, comme le pense notamment le psychologue et « réaliste direct » James J. Gibson[5]. Mais l’information n’existe pas à même le réel : elle est produite par ceux qui le regardent et veulent en tirer des informations d’après leurs besoins, intérêts ou théories, c’est-à-dire d’après les questions (théoriques ou praxiques) qu’ils posent à certaines entités du réel, objets, personnes, événements, actes, qui adviennent mais ne signifient rien spontanément.
C’est la première interrogation que soulève le concept flou d’émergence utilisé par Ferraris, qui semble vouloir participer au brouillage entre le réel matériel et nos esprits qui en émergeraient et les intentions, normes et significations qui s’y forment : pourquoi le fait que le réel se soit sédimenté d’une certaine façon jusqu’aux structures (encore vouées à évoluer) qu’on lui connaît aujourd’hui – les objectalités et les processualités, les champs gestaltiques et leurs effets de groupes, les aspects intentionnel ou non des actes – signifierait-il que ces structures sont des normes qui font sens pour nous d’elles-mêmes et sont lisibles à la manière d’un enregistrement signifiant ? Que signifie ce concept d’enregistrement d’ailleurs ?
II. L’émergentisme de Ferraris est un enregistrementalisme : deuxième brouillage entre réel et enregistrement humain
Pourquoi lier un émergentisme scientifiquement fondé, pour expliquer à un niveau ontologique la formation des existants actuels, avec le « réalisme positif » qui suppose quant à lui des significations déjà inscrites au sein du réel (même sans vivants pour les lire) ? Cela semble se faire chez Ferraris grâce à l’opérateur de « l’enregistrement » (ou à cause de lui) : « A la longue tradition de l’émergentisme, je n’ai rien à ajouter sinon qu’émerger, c’est être enregistré », affirme Ferraris (p. 31).
Ferraris déploie un raisonnement en trois temps pour justifier cette idée d’enregistrement :
1) Persister dans le temps, c’est résister, donc être une inscription pour Ferraris, car cela signifie que la chose qui a persisté garde la trace de ses états passés et des événements qui lui sont arrivés. Une coquille d’huître soudée au rocher marin témoigne ainsi de tous les états de formation de l’huître qui y a vécu, de tous les sédiments dont elle s’est nourrie, de toutes les vagues qui l’ont battue et sculptée, de tous les états de fusion avec le rocher, et même avant cela de la reproduction de ses parents, du développement de son espèce, des branches de mollusques dont elle vient, et de l’histoire du vivant et même de la matière toute entière en définitive, qu’on pourrait potentiellement reconstituer si on le voulait, exactement comme un enregistrement sonore garde la trace des propos prononcés devant l’enregistreur. C’est faire de chaque chose, en même temps qu’une chose, le signe d’elle-même et de son histoire. C’est une première étrangeté, car d’ordinaire on ne considère pas qu’une chose se représente elle-même, puisqu’il doit y avoir un écart entre le symbole, le signe ou l’inscription, et ce à quoi il réfère, afin qu’il y ait dénotation (et ce même dans l’exemplification, où l’échantillon n’a pas toutes les propriétés de ce qu’il échantillonne[6]). On peut bien sûr imaginer que l’écart temporel fonctionne ici comme écart entre plusieurs parties temporelles de la chose, la dernière référant alors aux précédentes, si l’on arrive à prouver que les choses sont faites de parties temporelles. Mais cela fait de l’entièreté du réel un système symbolique.
Il semblerait que ce soit aussi en faire un système sémantique, où chaque chose serait déjà dotée de signification. Ferraris paraît pourtant s’opposer à cet idéalisme de la signification en disant que les traces viennent les premières, que les choses sont d’abord des inscriptions même s’il n’y a pas d’esprit pour en comprendre le sens (mais alors pourquoi appeler cela inscription ?) et que la signification émerge à force de répétition de ces inscriptions, car « avant l’esprit il y a la lettre » (p. 66).
Pour lui accorder cela, il faut pourtant dépasser un certain paradoxe fondationnel : peut-il y avoir lettre sans esprit pour la lire ? Et même si c’était le cas, est-ce simplement par accumulation d’expériences répétées qu’on connaît le réel et ses significations, par un simple empirisme inductif sans interrogation préalable de l’expérience par l’esprit ni retour sur elle ensuite ? Quelle différence cela fait-il avec le fait de dire que les significations sont déjà là dans le réel avant que l’homme ne lui en donne, quand bien même elles seraient émergentes plutôt que données d’emblée dans notre ontologie ? De fait, l’enregistrement, qui appartient à la nature de l’être, explique qu’il soit « déjà ordonné » (p. 73), par sédimentations de hasards qui, en gagnant en régularité, deviennent plus stables et forment des normes, du sens et des valeurs, avant que nos concepts ne comprennent son ordre, dit Ferraris, qui lie donc ce point avec « l’antériorité du sens (…) par rapport aux concepts » (p. 74). Selon lui, le réel est déjà riche en dispositions, inclinations, polarités, et il cite Gibson à l’appui de sa position en parlant d’un sens dans le monde du fait d’affordances, de fonctions des vivants (d’après une téléologie biologique) et même de la fonction esthétique de certains objets. Ainsi, l’affordance de l’arbre qui peut s’avérer être un excellent grattoir pour le dos des ours, et donc son sens d’être-grattoir, sont pour Ferraris contenus dans l’arbre, et ce serait vrai (bien que nous n’en saurions rien) quand bien même il n’y aurait jamais eu d’ours sur Terre.
Si l’on pouvait dire de tels possibles qu’ils existent acontextuellement dans le réel même si le vivant capable de les lire n’est pas encore advenu, alors où s’arrêtent le compte des significations et des possibles au sein du réel, et comment le faire si nous ignorons sans doute l’essentiel des possibles contenus dans ce réel ? Cela a-t-il un sens de dire que les arbres « contiennent » peut-être encore des milliards de dispositions pour des interactions avec des non-vivants ou vivants encore non-existants voire qui n’existeront jamais, que nous ne connaîtrons pas, mais que nous pouvons supputer, même si nous n’avons pas les concepts pour les penser ? N’est-ce pas là la porte ouverte à un libéralisme ontologique hyper-inflationniste, marqué qui plus est par une forme d’agnosticisme au sujet de l’essentiel des attributs possibles du réel (qui de fait ne nous apparaissent pas), autorisant le scepticisme qu’il prétend combattre ?
2) Deuxième temps du processus décrit dans Émergence, le fait de persister n’est pas passif, Ferraris y voit une itération, qui fait que ce qui pourrait sembler passif d’un certain point de vue, le simple fait d’exister, même de manière inerte, est une activité d’un autre point de vue, comme affirmation de sa propre existence contre l’ensemble des autres existants, avec qui je renouvelle à chaque instant mes relations de concorde ou d’opposition. C’est évidemment une étrange personnification des non-vivants qui existent dans le monde, et en apparence une description intentionnalisée de leur mode d’être. Mais on peut aussi y voir, à l’inverse, une tentative de désexceptionnaliser l’intentionnalité humaine en montrant que notre « activité » n’est pas un mode d’être libre entièrement différent de tout autre objet réel d’une manière qui serait surnaturelle. On lit alors dans cette déclaration un compatibilisme au sujet de la liberté, qui considère la fameuse « liberté humaine » comme partie prenante de déterminismes (naturels et sociaux) qui affectent tous les êtres, et donc comme un cas particulier de la co-existence du libre et du déterminé au sein de chaque être, l’activité libre n’étant que l’autre nom de l’existence de toute chose telle qu’elle est causée par ses interactions passées mais en produit de nouvelles à chaque moment, par le simple fait de s’itérer. Pourtant, il est certain que tous les objets du réel (et même tous les vivants) ne sont pas capables d’actions, à moins de dissoudre toute spécificité de la notion par rapport à celle d’événement (sa progressivité, son intentionnalité, sa cause par un agent), ce qui est peu convaincant éthologiquement.
3) Ferraris défend enfin l’idée qu’à chaque instant, même si la pierre n’a rien fait et n’a pas bougé du lieu où elle est installée, le fait d’être à un instant t+1 est une nouveauté pour elle, et non la même chose qu’à l’instant t, ne serait-ce que du fait qu’elle est alors la réitération de l’instant t plutôt que sa simple itération. Et comme en plus de cela tout n’est pas inerte, mais qu’il y a de l’énergie en plus du temps dans le monde, alors certains objets mouvants changent leurs relations avec les autres objets, et cela crée la troisième phase du processus pour Ferraris, l’altération, qui consiste cette fois en l’apparition réelle d’états émergents dans le monde. En particulier, à force de se sédimenter, une réalité nouvelle ne sera plus simplement la trace de ses états passés, mais la tendance dirigée vers l’avenir à incliner dans telle ou telle direction, tel type de comportement déterminé par les états précédents mais faisant cette fois direction vers le futur et pas simplement le passé, comme « disposition ».
Persister, s’itérer et s’altérer sont les trois étapes de tout enregistrement, de l’assemblage de particules qui forme un atome à l’assemblage des activités qui forment un homme et sa mémoire. Mais à chaque étape de « l’enregistrement », on est gêné du brouillage entre des façons d’être qui appartiennent au réel non-humain et d’autres qui sont humaines, ou du moins propres aux vivants. Si Ferraris raille le corrélationnisme, dont les réalistes contemporains se sont faits les ennemis, on peut se demander, comme il se l’objecte à lui-même (p. 52), si exister en « résistant » dans le temps, pour un individu, n’en fait pas toujours un être relationnel relié à ce à quoi il résiste, et sans être indépendant ; ce qui impliquerait, de façon très corrélationniste, qu’il n’y a aucun être qui ne soit corrélé à un autre, et que l’existant fondamental est la corrélation elle-même. Mais Ferraris mobilise alors la notion de possible, en disant qu’un objet résistant à telle ou telle chose n’a pas à être mis en contact avec ces choses pour leur être résistant, cette résistance étant comme une disposition de son être ou une puissance. La notion n’est pas économique métaphysiquement[7], et ce d’autant plus qu’il faut apparemment dire que chaque être, non seulement est un signe de tous ses états passés, des interactions avec tous les autres êtres du monde, même s’il n’est pas en contact avec eux, et le réservoir de toutes ces interactions possibles dont la nature serait prédéterminée par son être, en direction du futur. Pourquoi ne pourrait-on pas encore y voir une façon de corréler l’être avec le vivant et ses attitudes intentionnelles, donc un corrélationnisme qui ne devrait pourtant pas être compatible avec le réalisme que veut défendre l’auteur ?
Est-il pertinent d’utiliser le terme d’enregistrement, une technique humaine, pour qualifier les événements naturels? La naturalisation d’un dispositif humain comme l’enregistrement désormais associé à l’être ressemble à une définition corrélationniste du réel. Ferraris dirait qu’il ne s’agit pas de défendre que nous ne connaissons qu’un être que nous avons enregistré, d’où une certaine dépendance à notre endroit du réel-pour-nous, mais que c’est l’être lui-même qui est enregistrement. Mais c’est considérer qu’on peut parler du réel sans nous (tel qu’il a pu exister dans un passé antérieur à l’espèce humaine et ses appareils d’enregistrement), comme s’il s’enregistrait déjà. C’est en parler dans le même vocabulaire que le réel tel que nous le lisons et l’enregistrons dans le social, alors que le social n’est qu’une émergence très récente sur ce réel d’abord naturel et anté-social. On pourrait dire que ce n’est qu’une manière de parler, ou encore que les « enregistrements humains » ne sont qu’une reproduction au niveau technologique et social d’un phénomène qui existe déjà dans la nature. Il s’agirait d’extraire le concept d’enregistrement de son contexte humain, pour en faire quelque chose de plus large. Mais pourquoi ce continuisme? Il semble qu’appeler quelque chose enregistrement n’a de sens que s’il est lisible par quelqu’un qui peut en voir des traces comme traces, donc pour les vivants, et en particulier les humains, mais en parler comme de quelque chose qui appartient à l’être semble inapproprié : cela témoigne peut-être de la capacité humaine à pouvoir tout viser comme signe, du fait de nos capacités de symbolisation, mais pas que toute réalité soit signe.
Pourquoi Ferraris tient-il tant à ce que nous définissions le réel comme un procès d’enregistrement? C’est d’abord pour rendre compte d’un certain ordre du monde. Le réel semble organisé par des lois, or elles ne sont que la sédimentation de milliards de répétitions dont les régularités d’abord fortuites se sont confirmées pour expliquer aujourd’hui l’état actuel du monde. De même, les individus restent ce qu’ils sont parce qu’ils enregistrent leurs états passés dans l’état de leur identité présente. Sans cette thèse, le monde serait sans cohérence ni conséquence, dit l’auteur. Mais trouver le monde cohérent ou incohérent et être conséquent ou non à son égard ne dépend-il pas d’une question contextuelle que pose toujours, d’après certaines normes incluses dans sa question, celui qui se demande s’il assiste à de la cohérence ou non ? Que voudrait dire un être cohérent ou incohérent hors de tout contexte où l’on pose la question de la cohérence ? Il est étrange de dire que c’est le réel lui-même qui, en s’enregistrant, forme de l’identité et de la cohérence : c’est plutôt nous, humains, qui sommes capables d’identifier une chose comme identique à elle-même si nous l’enregistrons, en la filmant par exemple, et en observant qu’il s’agit bien toujours de la même parce que l’état présent est cohérent avec les images d’archives qu’on en a conservé. Il s’agit semble-t-il d’une question purement épistémologique et non ontologique, à savoir la question de notre capacité de connaître l’histoire du réel à partir de son état actuel, grâce à des moyens proprement humains (et demandant en général un haut degré de sophistication théorique).
Imaginons que je vois un rocher au bord d’une rivière. Le fait qu’il ait dévalé une montagne il y a des centaines de millions d’années pour arriver là compte-t-il dans ce qu’il est ? Difficile de répondre à cette question dans l’absolu, étant donné que cela dépend de ce qui m’intéresse dans cet objet, si je questionne son origine parce qu’un de ses constituants m’intrigue par exemple, ou si je m’interroge sur sa forme, ou son inscription dans le paysage alentour. La réponse dépendra notamment de la manière dont je le conceptualise – ce qui ne signifie pas que mes concepts construisent le rocher, mais que j’exerce un choix pour en spécifier certains traits plutôt que d’autres, et que c’est toujours ainsi que nous apparaît le réel. Mais de surcroît, quand bien même je verrais une dimension constitutive du rocher dans le fait qu’il ait dévalé il y a des centaines de millions d’années une montagne qui n’existe plus, comment connaître quelque chose d’aussi aléatoire et imprévisible que la vitesse et la trajectoire spécifique du rocher dévalant la montagne et heurtant à chaque instant d’autres rochers, même avec les meilleures simulations informatiques du monde ? Il me manque des données, puisque l’environnement a tant changé depuis lors que plus personne ne peut reconstituer le trajet et l’origine de l’essentiel des roches alentours. De même, la manière dont chaque goutte d’eau a déposé des minéraux qui se sont sédimentés pour former cette roche est-elle vraiment contenue dans ce rocher, alors même que personne n’est capable, en examinant le rocher – même au microscope ou au scanner –, d’en retracer l’histoire, les phénomènes en jeu étant trop lointains, nombreux, aléatoires, voire indéterministes pour être retracés, si ce n’est depuis un inaccessible entendement divin qui n’est qu’un fantasme déterministe ? Et le nombre d’oiseaux qui se sont posés sur ce rocher, le nombre d’ondes vibratoires qu’il a reçu de leurs cris, et mille autres événements contingents dont certains de ses états passés ont peut-être été contemporains (sans pouvoir en faire l’expérience puisqu’on parle d’un rocher), en est-il aussi l’enregistrement ? Où cet enregistrement s’arrête-t-il alors, qu’est-ce qui compte dans les phénomènes qu’a enregistré ce rocher, jusqu’à quelle cause lointaine et minuscule pourrait-on remonter rien qu’en le regardant, en refaisant par lui l’entièreté de l’histoire de l’univers, et de l’être lui-même ?
Quatre problèmes au moins sont liés à ce concept : 1) pour qualifier une chose d’enregistrement ou de trace d’autre chose, il semble qu’il faille un lecteur, ce qui implique qu’on corrèle toujours l’être qualifié d’enregistrement à un humain pour le saisir comme tel, ce qui ne parait pas compatible avec la démarche réaliste qui veut prouver que nous connaissons un réel indépendant de nos procédures de connaissance ; 2) « l’enregistrement » de tous les états passés devrait impliquer, dans l’ordre de la preuve, qu’on puisse en remonter la chaîne jusqu’au premier, or cette lecture de l’enregistrement est impossible d’un point de vue pratique, aussi bien à cause de la finitude de l’esprit humain, qui n’aurait pas assez de millions de vies pour prouver ce point, que du fait que chaque objet ou individu circonscrit ne contient pas en lui la trace de l’ensemble de ses rapports avec le reste de l’univers, dont beaucoup sont oubliés, sans trace, ou accidentels et insignifiants ; 3) si chaque chose est enregistrement de tout le reste des choses du monde, en tant qu’elle contient ses relations avec l’entièreté de leurs états présents et passés, mais qu’on admet qu’on ne peut pas les lire, alors le concept est inconsistant, puisqu’il ne signifie rien d’autre qu’être, auquel on adjoint cependant, sans preuve, la contrainte d’être forcément relationnel désormais ; 4) l’enregistrement semble enfin une procédure technologique des sociétés humaines, non un phénomène naturel, et on ne voit pas pourquoi le réel fait d’entités émergentes serait pour cela un grand enregistrement.
Après le premier brouillage entre le réel et nos normes, permis par le concept flou d’émergence, qui implique que les états émergents sont constitués par leurs états matériels passés qui les contenaient déjà comme possibles et s’y assimilent, il y a là un deuxième brouillage, contenu cette fois dans le concept d’enregistrement, entre ce que fait la nature en existant, et ce que font nos sociétés technologiques en enregistrant des choses et en les lisant. Dans les deux cas, le réel ressemble à une sorte d’esprit humain : il en contient déjà les sens et les valeurs, et il en contient aussi les dispositifs technologiques d’enregistrement. Est-ce tenable? Exister, pour le réel sans nous et ses entités, est-ce forcément perdurer en enregistrant la somme des états passés, contenus en lui et similaires à lui, qui ont mené l’existant à son état émergent présent?
III. L’enregistrementalisme est un quadridimensionalisme : troisième brouillage entre exister au présent et perdurer depuis le passé en l’enregistrant
Ferraris soutient que c’est l’être même des choses que d’exister par un enregistrement continu d’elles-mêmes, c’est-à-dire de tous leurs états passés dans chaque moment présent. Qu’est-ce que cela veut dire ? Nous percevons les choses comme tridimensionnelles, c’est-à-dire uniquement spatiales, parce que nous sommes pris dans le temps, que nous oublions ce faisant, et que nous ne voyons que l’espace. Mais d’un point de vue hors du monde comme pourrait en avoir un entendement divin, les choses sont « quadridimensionnelles », ayant une durée. Il y a bien des difficultés qui entourent le terme « quadridimensionel », associé depuis David Lewis[8] à l’idée que les objets auraient non seulement des parties spatiales mais aussi des « parties temporelles », sur la nature desquelles on ne s’accorde pas bien pour l’instant[9]. Mais si Ferraris n’employait ce terme que pour dire que les choses durent, ce qu’il semble faire parfois, on pourrait suivre son raisonnement. En durant cependant, ce sont pour Ferraris les choses, et pas seulement l’esprit, qui garderaient le temps passé en réserve. Ferraris cite Locke[10] en affirmant que « la mémoire est (…) un élément central de l’identité personnelle » (p. 33) mais il applique immédiatement ce constat aux choses inanimées qui n’ont pas de mémoire mais sont mémoire d’elles-mêmes selon lui. Le pavé inégal qui produit les réminiscences du narrateur chez Proust[11] n’est pas seulement une chose qui rappelle à la mémoire une expérience subjective passée : il faut dire que le pavé en tant qu’objet contient ses propres états passés et notamment la relation qui l’a lié un moment avec notre passé personnel (p. 57-58). Tout individu est fait d’espace-temps et d’enregistrement, y compris les choses inanimées.
C’est là que le discours de Ferraris se fait métaphysique, et qu’on peut avoir des difficultés à suivre les preuves de ce qu’il affirme sur la nature enregistrementale du réel. Il défend en effet une vision quadridimensionaliste du réel qui prend au sérieux l’idée de partie temporelle, en considérant qu’en tant que partie, elle permettrait de retrouver le tout dont elle fait partie, de même qu’une partie même infime de squelette permet au paléontologue de se faire une idée de l’allure, de l’alimentation et des comportements de l’animal préhistorique qu’il étudie. Elle pose problème pour plusieurs raisons.
Le premier problème est épistémologique : pour adopter la vision du monde de Ferraris et comprendre que le monde est un ensemble de choses quadridimensionnelles sans cesse en train d’émerger du passé qu’elles enregistrent ce faisant en elle, il faudrait réussir à percevoir quadridimensionnellement, ce que nous ne faisons pas forcément spontanément. Si Ferraris en a lui-même l’intuition, c’est que la rétention perceptive parvient en fait à faire ressentir très légèrement cette durée des choses au sein même de la perception (en particulier celle des objets temporels). On peut parfois avoir l’impression fugace qu’une chose n’est pas juste un bloc de matière, mais un phénomène en train de durer, et qui renvoie au passé d’où il vient. Mais cette impression s’affadit vite et se tridimensionalise d’ordinaire, la mémoire ne parvenant à réactiver que des images figées de cette dimension temporelle des êtres. Des êtres d’exception comme Marcel Proust ont pourtant tenté d’éviter cela, en parlant de manière quadridimensionaliste d’un réel perçu tridimensionnellement, et en affirmant la possibilité de réminiscence d’un passé vécu au présent comme passé. Cela n’est possible qu’au contact d’une matière (la madeleine, ou le pavé inégal) qui a bel et bien enregistré le passé. C’est la seule « preuve » empirique que Ferraris donne pour fonder la réalité temporelle des objets, sans entrer dans le débat sur la nature objective ou subjective du temps. Mais comment prouver que ces ressentis, si tant est qu’on y accède bien, ne sont pas illusoires, et correspondent bien à la nature du réel? On pourrait y voir le fonctionnement synesthésique tout à fait spécifique de la sensibilité de Proust, et rien de plus. L’auteur mobilise en fait un point de vue extérieur à l’espace-temps pour autoriser son quadridimensionalisme, qu’on pourrait comparer au point de vue divin ou au « point de vue de nulle part » : la mémoire qui doit doubler la perception pour nous faire voir les choses à la façon quadridimensionelle qui est censée être la leur, ne semble pouvoir être que la mémoire d’un hypothétique Dieu hors du réel et capable de le regarder à distance, sans qu’on sache comment Ferraris lui-même a accès à ce point de vue.
Le second problème est ontologique. Dire que toute chose doit être considérée intrinsèquement comme durée contenant rétentionnellement ses états passés, n’est-ce pas plaquer le mode d’être des objets temporels comme une mélodie, ou un être vivant, sur tout le spatial ? Si tout objet spatial est en fait constitué de parties temporelles, pourquoi ne pas réformer l’ensemble de notre vocabulaire pour ne plus envisager les choses qu’en événements et durées plutôt qu’en objets ? Mais un événement peut-il retenir son passé et se faire enregistrement ? N’est-il pas par nature éphémère, au contraire ? Ne faut-il pas que la trace soit un objet ? On pourrait peut-être répondre que l’objet n’est qu’une façon de regarder les choses, de découper dans le flux de la durée grâce aux étiquettes des concepts. Pourquoi en sommes-nous capables cependant si cette possibilité n’est pas contenue dans l’être ? Par ailleurs il semblerait qu’on ne puisse parler de rien si l’on postulait que tout n’est pas fait d’objets mais de parties temporelles, car nous ne pourrions plus prédiquer aucun sujet tangible dans nos propositions, n’ayant plus de critère d’identité pour définir ce qui réunit les parties temporelles en cours d’observation et sépare les entités prédicables les unes des autres.
Pourquoi ce postulat quadridimensionaliste métaphysiquement coûteux de l’enregistrementalisme, alors ? Il correspond certainement à une version de l’émergentisme qui tient à insister sur l’aspect continu du réel. L’émergentisme correspond à une volonté de ne pas établir d’emblée de séparation radicale entre les divers niveaux matériels puis psychiques et sociaux du réel, à l’inverse d’un pluralisme qui affirmerait qu’il existe des corps matériels, des esprits et des institutions séparés et sans liens entre eux, mais de les penser dans un continuum d’où pourtant émergent des niveaux différenciés, en défendant un anti-réductionnisme contre ceux qui voudraient faire de ce continuum une réduction du social et du psychique aux composantes matérielles dont elles émergent. Il faut faire tenir ensemble le continu et le discontinu. Mais Ferraris craint la discontinuité du naturel et de l’humain (c’est-à-dire du psychique ou du social) parce que c’est pour fonder dans l’épreuve du réel la vérité et la justice des normes et des interprétations que nous avons du réel qu’il a choisi de se faire émergentiste, et qu’il postule – à tort selon nous, on va le voir – que toute admission d’une séparation ontologique entre nature et culture implique nécessairement un enfermement dans un culturel qui ne parviendrait plus dès lors à penser le réel sans culture, et serait forcément dans l’inadéquation avec ce réel, et de ce fait dans sa falsification.
IV. L’enregistrement n’est-il pas l’autre nom de la documentalité transposée du monde social vers le monde naturel ? Quatrième brouillage entre nature et culture
Dans le Manifeste du nouveau réalisme, Ferraris entendait produire une « théorie de la documentalité », pour les objets qui ne sont pas naturels mais sociaux. Par différence avec les objets naturels, les objets sociaux sont produits par notre intentionnalité : par des actes d’enregistrement mentaux ou documentaux. La documentalité n’est pas le fait des sujets, mais est objective. Elle précède et cause l’esprit. S’il faut de la pensée pour faire de la documentalité et de la documentalité pour faire de la pensée, il semble y avoir là un cercle fondationnel, mais Émergence dessine une réponse : c’est par le simple fait d’une accumulation d’événements pré-sociaux entre hominidés dont la répétition et l’accumulation ont fait norme que du social s’est produit, s’imposant à nos pensées naissantes puis, dans un second temps seulement, se renforçant par leur essor. Mais c’est ce point de passage qui interroge : si des faits naturels peuvent déjà être pensés comme traces, enregistrements, donc objets sociaux, du simple fait de leur répétition, ne remet-on pas en cause la séparation du naturel et du social, en faisant de tout fait naturel quelque chose qui s’enregistre, indépendamment de ceux qui en constateront l’enregistrement en s’y référant ensuite comme à des objets sociaux ? Peut-il y avoir enregistrement avant qu’une société humaine n’en produise ?
Dans Émergence, la question se pose à nouveau avec d’autant plus d’acuité que cette fois, la question de l’origine des objets naturels et sociaux semble posée. Or Ferraris en décrit la formation par l’enregistrement, justement. On en vient à se demander si la distinction du Manifeste entre objets naturels et sociaux tient alors toujours, devant l’amplification d’une documentalité qui, sous la forme de ce que Ferraris appelle « l’enregistrement », s’étend dans ce nouveau livre à l’ensemble du réel. L’auteur procède à cette extension, dans le Manifeste, pour garantir l’objectivité des objets sociaux, et dire qu’ils ne sont pas simplement le fruit de la fantaisie subjective de chaque pensée, mais s’originent dans un mécanisme d’enregistrement qui ne dépend pas de nous, mais au contraire nous conditionne ; dans Émergence, il paraît vouloir dire que ce mécanisme d’enregistrement est le même dans le monde social et dans le monde naturel, et il le fait vraisemblablement pour expliquer que les documents produits dans le social au sujet du réel ne nous enferment pas dans la sphère de nos représentations, mais sont formés par le même mécanisme qui constitue le fond de toute réalité, cette appartenance de nos documents sociaux à la documentalité du monde étant là comme une garantie de leur objectivité contre le scepticisme relativiste de ceux qui voudraient défendre que nous sommes enfermés dans les constructions conceptuelles du monde que nous nous donnons et toujours à l’écart du réel.
Mais on se demande parfois si cela n’implique pas, soit de transformer le naturel en social (donc le réel en intentionnel, individuel ou culturel) en faisant de ce fait dépendre le réalisme de mécanismes enregistrementaux qui semblent en réalité humains – trop humains pour que ce réel tienne tout seul, à l’instar de ce que se propose pourtant l’auteur contre les constructivistes auxquels il dit s’opposer –, comme si le réel existait toujours à la fois comme ce qu’il est et comme un esprit absolu se survolant lui-même dans tous ses états passés et s’enregistrant, soit d’inscrire dans la nature, comme pour les rendre plus réalistes, des processus humains (comme le sens que nous donnons aux choses, leur fonction pour nous, ou simplement le fait que ces choses soient des traces enregistrées) qui n’y sont pourtant pas déjà tout faits, mais sont plutôt du côté de nos opérations signifiantes à nous, et non du réel. Le risque est alors de rendre floue la frontière entre ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas, frontière dont le respect est pourtant au cœur de toute attitude réaliste vis-à-vis de ce que nous pouvons connaître du monde, ce qui ferait douter de la réalité du dépassement du postmodernisme qu’entend à juste titre entreprendre Maurizio Ferraris.
Maurizio Ferraris lui-même se demande (p. 34) si l’enregistrement (naturel) de l’ADN est vraiment comparable avec l’enregistrement digital produit par des humains ou si ce n’est pas un rapprochement analogique abusif. Mais il renvoie finalement rapidement toute pensée contraire à une explication « magique » sans se justifier autrement que par une image, celle de la sédimentation, qu’il dit commune aux processus naturels et humains. S’ajoutent à cela deux références fortement idéalistes pour se justifier, l’une aux monades leibniziennes (p. 44), que Ferraris voit comme la base de son ontologie si on les comprend de manière dynamique comme des puissances dans le temps, et l’autre à la dialectique hégélienne. Ferraris s’en sert pour affirmer que tout existe en trois temps, d’abord comme inscription, parce qu’exister c’est s’inscrire dans un contexte auquel on oppose une résistance, puis comme itération, parce qu’exister reviendrait à s’itérer, comme une affirmation active à ceux qui nous entourent qu’on persiste dans le temps comme positivité (ce qui est peut-être vrai des vivants dans leur temps subjectif mais semble une étrange personnalisation des non-vivants, qui impliquerait qu’ils aient un être toujours relationnel), et enfin comme altération, puisque le simple fait de persister dans le temps plutôt que de se dissoudre transforme la situation en place.
Ferraris prend l’exemple (pp. 39-40) des algorithmes des Big Data qui se créent, dit-il, par simple récursivité d’itérations. Mais c’est faire comme s’il n’y avait personne derrière ces programmes pour créer des datas, or il faut toujours faire des choix pour que certaines informations soient récoltées comme datas profitables. Ne pas céder au mythe des données[12] revient à s’apercevoir que rien n’est en fait donné de nos données, mais qu’il s’agit d’informations produites par ceux qui savent leur donner du sens et les exploiter commercialement. De plus, comparer l’ensemble de la nature à la récursivité des datas du web semble supposer que nous vivons comme au sein d’un grand ordinateur avec des serveurs où la réalité serait stockée, ce qui apparaît indémontrable, et nie la différence entre la manière dont le monde naturel est constitué et la manière dont nous organisons, en tant qu’humain et dans les dispositifs techniques documentaux que nous avons bâtis, les informations qu’il fait sens pour nous d’enregistrer… Ce faisant, il semble que Ferraris transforme, d’une manière toute idéaliste, la réalité – y compris « naturelle » – en un processus symbolique, en fait hautement social.
V. Téléologie de l’enregistrement. Cinquième brouillage entre matière et mémoire
La théorie de Ferraris, inspirée de Bergson (p. 32), est que la matière est mémoire : tout ce qui existe est le produit, et de là la trace, de ce qui a existé avant et a amené à l’état présent, ce pourquoi il est signe et signifiant. Cette conception est-elle compatible avec le réalisme ?
Toute la question est de savoir si on peut vraiment dire qu’un produit est forcément et intrinsèquement une trace de son producteur, comme Ferraris l’affirme. Pour lui, la rayure sur le téléphone est la trace et la mémoire de sa chute ; le gène la mémoire de toutes les évolutions qui ont mené à son état présent ; et l’être des choses est donc fait de leur dimension temporelle, même si on ne la perçoit pas. En cela, la mémoire humaine, le souvenir, n’est qu’un aspect parmi d’autres de la mémoire du réel, qui est son auto-enregistrement, c’est-à-dire son existence dans le temps. Exister, c’est être un individu qui persiste dans le temps, qui s’itère, dont les itérations persistent et prennent à chaque instant une nouvelle épaisseur ontologique, et qui entre en relation avec d’autres individus qui l’affectent et le transforment, parfois au point de changer son être et de créer de la nouveauté dans le réel. Ces autres individus vont à leur tour porter la trace de l’interaction qu’ils ont eue. L’état présent du monde est la mémoire enregistrée dans la matière des milliards de milliards de permanences et d’interactions fortuites qui lui ont donné lieu.
Il y a tout de même quelque chose d’étonnant à considérer, comme le fait Ferraris, qu’une trace, ou un objet qui perdure dans le temps, sont des mémoires de leurs états passés. Plus probablement qu’une personnalisation animiste qui leur prêterait une mémoire sans accès conscient mais similaire à la nôtre, il s’agit d’une image pour nous dire qu’ils autorisent la remémoration quand un vivant interroge leur passé. Mais le fait de sauter cette étape qui nécessite un remémorant est équivoque. Le raisonnement de Ferraris est que l’identité de l’individu dans le temps se joue dans la mémoire ; or la mémoire humaine se sert de documents « hors de l’esprit », textes, enregistrements, qui sont autant de mémoires non-vivantes ; pourquoi tous les objets ne seraient-ils pas alors des mémoires de la sorte ? Evidemment, ce qui fait tiquer est que les enregistrements ou les textes sont d’ordinaire produits par les humains en vue d’être lus afin de réactiver l’idée ou le souvenir qu’ils contiennent, alors que les objets n’existent pas en vue de rappeler le passé, à moins d’imaginer une très étrange téléologie créationniste où Dieu aurait créé le monde puis l’Homme en son sein dans le but précis que ce dernier se souvienne des étapes antérieures à son advenue en lisant les archi-fossiles du réel par la science, comme on lirait un texte sacré racontant la création…
Ferraris voit ce qu’il y a de risqué à rapprocher les sédimentations de la matière des mémoires humaines, mais il renvoie ceux qui ne seraient pas d’accord à une position forcément discontinuiste supposant des « propriétés magiques » aux activités mémorielles de l’esprit humain. C’est là un espace ouvert à la critique, puisqu’on peut défendre un continuisme naturaliste entre l’esprit humain et le réel matériel qui le sous-tend et dans lequel il s’inscrit sans pour autant renoncer à distinguer l’état d’un objet inanimé de l’état d’un sujet percevant. C’est même au contraire le principe de l’émergentisme, d’ordinaire, que de supposer ces distinctions comme des états émergents.
Ferraris ne fait pas de différence entre la mémoire qu’un esprit peut avoir des états passés qu’il a enregistrés et la constitution matérielle causale des choses d’après leurs états antérieurs, comme s’il y allait à ce niveau aussi d’une mémoire, et comme si « la matière se souvenait d’elle-même », ce qu’il affirme à plusieurs reprises. Or au risque de nous répéter, il nous semble que pour qu’un objet soit une trace, il faut qu’un esprit capable de représentation symbolique le prenne pour signe, qu’il vise à travers lui une référence passée qui n’est plus présente, ce qui est un comportement sémiotique complexe, qu’il dispose d’une mémoire du passé qui lui permette de comprendre, au moins intuitivement et implicitement, le concept ou la forme du temps, et qu’il ait des capacités sémantiques pour interpréter la rayure comme un signe de sa chute, quand bien même cette « interprétation » serait très basique cognitivement, très mécanique et inconsciente, et même conditionnée par le type de signe dont il s’agit, comme pour la fumée qu’on ne peut interpréter autrement que comme le produit d’un feu.
Ferraris refuse de dire qu’un esprit est nécessaire – car ce serait revenir à un corrélationnisme idéaliste, il le sait bien – et situe donc l’enregistrement du côté de l’ontologie et non de l’épistémologie, c’est-à-dire du côté du réel qui se sédimente en des puissances enregistrant leurs états passés et contenant d’autres états futurs en germe, plutôt que du côté d’un esprit capable de se souvenir (ou de reconstituer) ces états passés et d’imaginer les états à venir. Il y a là d’ailleurs un causalisme déterministe a posteriori, comme si l’on pouvait en droit suivre la chaîne temporelle des raisons qui a produit un objet et ce qu’il deviendra ensuite à partir d’un de ses états dans le système, à la manière d’une sorte de démon de Laplace (même si Ferraris ne précise pas si pour lui un objet est la trace des états et interactions qui ont mené à son état présent parce que tout effet a forcément une et une seule cause, ou si c’est simplement un constat factuel).
Pour dire que l’enregistrement est du côté de l’être, on est obligé de brouiller le partage entre le sens (du côté duquel on placerait d’ordinaire un enregistrement, s’il faut en effet que quelqu’un voit un enregistrement comme enregistrement, réitération du passé, et non factualité présente, pour en comprendre le sens et l’utiliser pour des prédictions futures) et le réel. De fait, Ferraris semble défendre un double « réalisme du sens » : le sens existe à même le réel, par sédimentation de traces, et tout réel est de ce fait déjà sensé avant que l’humain ne lui trouve du sens.
Si l’on ne supposait pas un sens à même le réel, on n’aurait pas d’espace commun avec les animaux, chiens, chats, mouches, virus, et même les plantes et êtres inanimés avec lesquels nous entrons quotidiennement en interaction, assure aussi Ferraris (p. 76). D’après les données éthologiques qui nous sont aujourd’hui accessibles, on peut pourtant supposer qu’il existe chez ces animaux des attitudes cognitives de bas niveau partagées[13], des engagements intentionnels même agentifs ou praxiques plus qu’intellectuels, pour faire sens d’un environnement commun. On ne peut donc pas dire, simplement parce que divers animaux se rencontrent bien dans le même monde, et le comprennent souvent de la même façon (un chat fuyant par exemple aussi vite que son maître en voyant débouler sur eux un chien furieux), que le sens est déjà là dans le monde, et que celui-ci est ordonné, sensé, et directement intelligible en en récoltant les informations sédimentées. On peut seulement dire qu’il peut paraître pour tout vivant, même très déterminé, qui s’engage face à lui pour en interroger la dimension distale, mais cela ne suppose aucun sens réellement accumulé dans la matière et disponible de toute éternité à la récolte.
Ferraris semble craindre que nos « sens » puissent toujours être suspectés d’arbitraire si on ne les installe pas dans le réel. Mais dire que nos constructions de sens ne sont pas libres et conscientes mais structurées par les formes gestaltiques et matérielles d’un réel qui a de fait une certaine organisation n’implique pas de considérer le sens comme partie prenante de ce réel, simplement récolté sans activité du vivant pour qui un fait « fait sens », et ne fait sens que parce qu’on l’interroge d’après un certain point de vue.
Nous ne sommes pas constructeurs de nos significations, rétorque Ferraris, nous les héritons de la société. Ce point est incontestable, puisqu’une signification n’existe qu’au niveau du symbolique donc du partageable. Mais cela n’empêche pas que les significations sont dépendantes de l’existence d’une espèce pensante en général pour exister, quand bien même cette pensée, la plupart du temps, ne les invente pas ex nihilo[14]. Reconnaître l’objectivité fondée dans l’intersubjectivité de nos significations et leur aspect hérité n’implique pas de les reverser au compte du réel lui-même et de ses enregistrements automatiques.
Dire que l’être a un sens en direction du passé, du fait de la mémoire de l’enregistrement, mais également en direction du futur, par ses significations qui nous importent, nous appellent et nous sollicitent, du côté de ce que nous devrions faire, c’est même, semble-t-il, s’orienter vers une tentation téléologique très discutable d’un point de vue scientifique. Malgré son insistance sur le rôle du hasard, l’auteur affirme que l’enregistrement dans la matière déclenche un processus « dont l’ultime issue, via d’autres formes d’enregistrement, est non seulement le monde social, mais l’univers mental lui-même » (p. 34) : on a presque l’impression que l’univers devait se composer ainsi, à cause du principe transcendantal d’enregistrement, comme si cela n’aurait pas pu ne pas être. Quand Ferraris décrit l’émergence du sens dans le réel, comme une conséquence de la nature mémorielle de l’être, ce sens paraît suivre un chemin spontané, de l’historia des cas particuliers à leur auto-organisation en classes fonctionnant d’après le mode de référence de l’exemplification, qui généralise les historia en mythos, ayant fonction de normes puisqu’exposant des histoires exemplaires, avant que du mythe on passe au logos, l’abstraction des classes vers les espèces abstraites. Il y a un paradoxe à référer à des processus ontologiques censés prouver l’existence « extérieure » du sens en des termes de visée référentielle proprement humain, à savoir l’exemplification et l’abstraction. Ferraris insiste bien sûr sur l’indépendance de ces processus vis-à-vis de l’esprit. L’exemple vient avant la norme, et la fixe, explique-t-il en prenant l’exemple d’un comportement juste mais à contre-courant qui pourra servir à l’avenir de repère moral. En effet, mais c’est, pourrait-on rétorquer, par contraste avec des significations sociales préexistantes, à une idée du juste que l’homme exemplaire vient rappeler, en proposant un déplacement de la classe « justice » d’après son cas : c’est dire alors qu’il est classé par la société dans une catégorie en reconstruction ce faisant, dans un jeu d’échange qui n’existerait pas ex nihilo, mais ne peut se faire que dans un terrain intentionnel avec des opérateurs cognitifs de catégorisation et de référence exemplificationnelle.
VI. Idéalisme sémantique, ou inscriptionnalisme ontologisé : les deux tendances problématiques de Ferraris
La théorie enregistrementaliste est parfois séduisante : il y a aujourd’hui toutes les raisons de croire dans l’émergence de complexités qualitativement différentes parce que quantitativement énormes à partir des premiers états du réel. Il est également vrai que nous pouvons en retracer un peu de l’histoire par nos chaînes de raisons. Elles sont néanmoins du côté du sens que nous donnons au monde, même si leur but est de rendre compte en raison a posteriori de corrélations factuelles d’états énergétiques et matériels fortuits au fil du temps. Appeler les émergences des « enregistrements » d’une matière qui se souvient d’elle-même semble être une façon d’introduire ces chaînes de raisons dans le réel lui-même, qui serait d’une certaine façon rationnel (ou en tout cas rationalisable, si l’on insiste pour garder la modalité du possible). Cela place tout le système du côté de l’idéalisme sémantique, puisqu’il faut alors concevoir que le réel matériel est comme un esprit qui se pense lui-même pour s’itérer et exister de manière bientôt stable dans l’espace et dans le temps, par la construction de ses propres concepts stabilisateurs (l’enregistrement étant alors le nom de la réflexion sur soi du monde par le concept), ou qu’à minima, du sens existe dans le réel, une tendance de l’être à persévérer et tendre vers des fins déterminées par l’itération de tous ses états passés sédimentés dans son état présent.
Il y a évidemment un moyen d’éviter toute accusation d’idéalisme, c’est de faire de l’enregistrementalisme un inscriptionnalisme qui n’a plus rien à voir avec l’esprit, mais plutôt directement avec un certain sens du monde, tel qu’il existe en puissance, prêt à la référence, mais sans que cette référence n’ait à être actualisée par un esprit humain pour exister. Paradoxalement, en dépit de la référence à Matière et mémoire de Bergson, il semble que Maurizio Ferraris, si on le lit dans ce sens, se rapproche d’un grand ennemi du spiritualisme bergsonien, qu’il considère comme un vulgaire mystique : Nelson Goodman. Celui-ci, de prime abord, paraît faire partie des constructivistes postmodernes contre lesquels le Manifeste du nouveau réalisme s’érige. Mais il est cité (p. 88) comme une référence nominaliste dont les réflexions sur l’exemplification sont parentes de celles d’Émergence. Cependant, là où Goodman ne s’intéresse pas du tout à l’origine des versions symboliques antérieures à l’usage actuel, et ne dirait donc jamais que le réel recèle déjà des significations sur lesquelles se fonderaient nos descriptions, puisqu’il ne cherche aucun fondement et renvoie cette question « à la théologie »[15], Ferraris est dans un entre-deux ambigu. Lui aussi se réfère toujours à la réalité comme à une version symbolique d’un monde renvoyant aux autres versions passées, s’étant sédimenté ainsi à l’usage ; mais ce mouvement, il l’ontologise pour en faire le propre de l’être même, alors que Goodman se contentait de rester dans l’ordre du symbolique et assumait un plein irréalisme : au lieu de cela, Ferraris met le sens dans le monde, défend un réalisme sémantique, mais du coup nous enferme définitivement dans un champ de sens qui est pris pour le réel lui-même, alors que Goodman se moquait bien du réel lui-même. D’où la suspicion d’idéalisme qui revient à son égard, si par idéalisme on entend le fait de décrire dans l’être des entités ou des opérations qui appartiennent en fait à l’esprit.
On retrouve cette même ambiguïté dans son article de 2018, « Proposition d’une herméneutique néo-réaliste », dans Réalismes anciens et nouveaux[16], même si une solution intéressante à ce problème semble se profiler. Ferraris y affirme que si les postmodernes de l’herméneutique ont voulu à tort modeler l’ontologie sur l’épistémologie en faisant de la vérité cohérentiste un modèle qui n’avait plus à se référer au réel, les analytiques faisant de l’épistémologie le reflet de l’ontologie de manière vérificationniste sont excessifs en ce qu’ils négligent la technologie, un tiers opérateur qui permet de faire la vérité : en effet, admet-il, le réel, au niveau ontologique, n’est ni vrai ni faux, mais fait d’existants, et c’est au niveau épistémologique que nous produisons des propositions vraies ou fausses sur lui, mais pour cela il faut faire passer du côté de nos propositions un certain sens du réel et de ses propriétés qui serait contenu en lui. Nous le saisirions par des opérations herméneutiques qui n’ont rien de conceptuel et peuvent même ne pas être comprises, comme le fait de regarder, compter ou goûter le réel dans l’expérience. Celle-ci est « technologique » plus que conceptuelle, affirme Ferraris. Ce terme de « technologie », qui fait penser à l’enregistrement qui en est une, veut expliquer le problème du passage de l’expérience à la connaissance, par un terme censé faire pont entre les deux. Mais ce terme a une connotation éminemment humaine et sociale, tout en prétendant être de l’ordre d’une « récolte » sans concept d’un sens du monde qu’on trouverait déjà là dans le réel, prêt à être connu quoiqu’indépendant du connu.
Or la perception, si elle est en effet l’œuvre de multiples opérations inconscientes et automatiques de notre système perceptif et cognitif pour transformer des stimuli proximaux en un objet distal, comme on le voit bien chez les nourrissons qui développent spontanément, à l’aide de modules innés, des capacités d’identification et de catégorisation de ce type d’objets assez rapidement au cours des premiers mois de leur développement, n’a rien de « technologique » au sens où ce mot pourrait être appliqué dans un domaine qui implique des technologies comme des outils et des machines (puisque celles-ci sont construites socialement et non le fruit de l’évolution naturelle des vivants). Elle ne consiste pas à « intercepter les émergences de l’ontologie (les propriétés qu’ont la neige, le sel ou les haricots, indépendamment de moi) par le biais de procédures technologiques (regarder, goûter, compter) »[17] comme si ces propriétés, la blancheur de la neige, le nombre de haricots ou le goût du sel étaient contenus en tant que possibles dans le réel en attente de quelqu’un pour les « intercepter ». Pour expliquer le passage de l’expérientiel au cognitif chez le bébé, on n’a pas à postuler que le réel est déjà signifiant et que nos procédures perceptives et cognitives, telles qu’on les constate dans leur plus grande simplicité chez le bébé avant que la socialisation n’influence ses concepts, soient de l’ordre de « l’interception ». Le réel n’a pas de sens prédéfini chez le bébé, tout simplement parce qu’on ne voit pas depuis quel point de vue on saurait cela, comme il est impossible d’interroger un être sans langage. Mais par contre il a très tôt des mécanismes inconscients, automatiques et en grande partie innés pour faire sens de ce réel. C’est une différence fine, mais selon nous essentielle pour le réaliste.
Qu’on y voie de l’idéalisme sémantique ou un inscriptionnalisme ontologisé qui naturalise la technologie de l’enregistrement en la plaçant dans l’être, c’est à se demander si Ferraris est vraiment le réaliste qu’il prétend être. Évidemment, le suspecter d’idéalisme pourrait sembler excessif tant il prend soin apparemment d’écarter les suspicions de mentalisme. Il insiste à plusieurs reprises sur le fait qu’il n’y a nul besoin d’esprit pour concevoir l’enregistrement, que tout vient du bas, et de la « matière-mémoire » (qui a cependant un mode d’être tout à fait similaire à l’esprit, étrangement, mais le précède et le fait apparaître). Il affirme que les significations picturales de Lascaux viennent d’abord de facultés matérielles de tracer qui ont pris ensuite un sens symbolique, que les organisations sociales ne sont que des accumulations d’habitudes pratiques plutôt que la mise en place de contrats sociaux. Mais cela tend à faire négliger à Ferraris les boucles de rétroaction « top-down » des niveaux émergents sur les niveaux inférieurs qui ont permis leur émergence, comme pour nos objets ordinaires (artefacts, ustensiles, aliments que nous savons comestibles) qui sont maintenant lourdement influencés par des concepts lexicaux et des tendances innées, loin de n’être que le produit d’idées sensibles empiriques accumulées et reliées par l’habitude. Et en retour, cela lui fait interpréter comme purement matériels ou en tout cas de façon apparemment anti-mentaliste ou anti-intentionaliste des processus de l’ordre du sens. Mais cela donne alors à son réel une dimension ambiguë car apparemment déjà sémiotique et sémantique. Cette confusion peut paradoxalement faire soupçonner un idéalisme caché, qui ne fait pas le départ entre les sens qui relèvent de nos pensées et perspectives, et un réel qui n’est que ce qu’il est, plutôt que l’enregistrement de son existence temporelle et de ses interactions causales.
VII. Une aspiration au réalisme moral et politique ?
Mais si Ferraris insiste sur le fait que le réel est déjà signifiant, et ancre ce point dans une métaphysique enregistrementaliste, c’est peut-être pour des raisons qui sont davantage politiques qu’ontologiques[18] : celui-ci insiste en effet souvent sur les dérives populistes ou nihilistes des constructivismes du XXème siècle, qui, en nous enfermant dans le symbolique et les seules interprétations, ont pu autoriser le négationnisme (puisque la notion de fait historique se dissout), la passivité face à un réel qu’on estime construit par le social et qu’il ne nous semble plus utile de transformer, et le scepticisme métaéthique à l’égard de notre possibilité de fonder des valeurs qui appuieraient une transformation du monde social dans un sens plutôt qu’un autre. Le postmoderne est de ce fait ironique, ne pouvant plus affirmer aucune vérité et accusant même celle-ci de dogmatisme, il accepte toutes les formes de désir comme préférables à la vie rationnelle et morale, sans voir que le désir n’est libérateur que pour les gagnants de ce libéralisme, les plus puissants, et il remplace la recherche d’objectivité des Lumières par une attirance pour la solidarité amicale qui alimente les populismes népotiques et les fascismes.
Ce scepticisme postmoderne reposant sur la séparation de l’être et du devoir-être ou des faits (donnés) et des valeurs (« simplement construites », donc arbitraires), Ferraris critique implicitement cette distinction : il oscille entre l’idée que les valeurs sont déjà des faits du réel et l’idée que comme les valeurs, les faits ne sont jamais purs mais « faits » par des technologies eux aussi. Et tout en insistant sur le fait que contrairement à la culture, la nature est organisée par certaines lois non amendables, indépendantes, il fait de ces lois des régularités enregistrées selon des processus documentaux tout à fait similaires aux réalités sociales, pour donner à nos normes et valeurs un peu d’une solidité qu’il craint de perdre en les détachant du réel naturel.
Rappeler la différence entre le réel et l’enregistrement, entre la réalité et l’intentionnalité, ou entre un objet et sa signification, ce n’est pourtant pas nous enfermer dans l’ordre de nos représentations, concepts et significations à distance du réel, et renoncer à sa connaissance véritable, comme semble le croire Ferraris. Ces outils ne sont pas le réel, mais ils ne sont pas illusoires non plus : leur normativité est faite pour nous faire avoir ce réel, justement. Ses structures sont à supposer en transparence de nos normes pour les penser, qui ont été forgées à son contact. Plus prudemment que dans la construction toujours hautement spéculative d’une métaphysique portant sur la nature de la réalité, surtout si c’est pour faire de cette nature quelque chose de sémiotique sous prétexte de réduire la fracture entre le naturel et le social, être réaliste consiste peut-être aujourd’hui à montrer, toujours du côté de l’épistémologie bien sûr, qu’il n’y a aucune raison de douter de la teneur ontologique de nos moyens perceptifs et cognitifs de connaître le réel. Ce qui en retour demande à affirmer plutôt qu’à brouiller les frontières entre intentionnel et réel, normes et réalité, ou être et valeurs.
Bien sûr, il est certain que cette séparation nous laisse avec un problème fondationnel grave pour nos systèmes axiologiques, que les fondations dans la discussion publique ou l’intersubjectivité ne permettent pas réellement de satisfaire. Car si les normes perceptives ont l’air d’opérations inconscientes et automatiques de nos systèmes sensibles sur les stimulis du monde, la morale ne nous est pas donnée si spontanément ni universellement, et varie grandement selon les époques et les peuples. Si nos conceptions du Bien et du Mal ne sont pas fondées en nature, d’où viennent-elles? Entre deux conceptions concurrentes du Bien, comment trancher? A se refuser la garantie facile d’un fondement dans des valeurs naturelles, on court le risque d’un scepticisme moral qui nous conduirait à tout accepter, et c’est ce que veut éviter Ferraris. A ce titre, son projet néoréaliste apparaît finalement d’abord comme un réalisme moral et politique. Fonder notre connaissance du réel n’est qu’un projet annexe à celui de fonder la justice. Il le disait déjà dans le Manifeste du nouveau réalisme : « le réalisme, comme je le propose, est une doctrine critique dans un double sens. Au sens kantien, car il juge ce qui est réel et ce qui ne l’est pas. Au sens marxien, car il veut transformer ce qui n’est pas juste »[19]. Certes, on peut rappeler qu’à ce moment de son Manifeste, Ferraris se défendait d’être un « réaliste naïf » allant trouver directement dans le réel des vérités et valeurs naturelles. Sa démarche consiste seulement à rappeler que certaines choses perçues ou passées existent de façon inamendable, afin de s’opposer aux falsificateurs de la vérité qui sont en général les puissants sans vergogne qui prétendent que le peuple ne sera heureux que dans l’illusion et l’obéissance plutôt que les lumières et la vérité. Mais parler de fonder une justice, c’est aller chercher dans le réel un peu plus qu’une résistance aux déformations abusives des marchands de mensonges et d’illusions. Dire comme dans Émergence que le réel est « la première des valeurs » (p. 23), c’est dire ensuite que la vérité en est une autre, et la liberté qui lui serait concomitante. L’homme naît enchaîné et il doit se libérer, dit l’auteur (p. 150) sans expliquer le passage du descriptif au prescriptif.
Ferraris n’est sans doute pas un réaliste moral naïf en effet : il ne dit pas que les valeurs sont trouvées comme des essences dans le réel, mais insiste sur leur caractère dynamique et constitué par leur histoire (en général, l’exemplarité de certaines actions qui font norme et jurisprudence). Mais quoiqu’il rappelle leur aspect processuel donc transformable, il insiste aussi sur leur aspect objectif et contraignant : nous naissons dans un monde qui est plein de normes auxquelles on ne peut désobéir. Leur objectivité, dépendante de l’enregistrement, apparaît similaire à l’objectivité des lois naturelles elles aussi enregistrées auxquelles nous sommes confrontés dans l’univers physique et historique. La résistance appartient aussi bien au réel qu’aux héros qui deviennent des modèles moraux, et elle est la caractéristique de la moralité, contre une certaine passivité qui serait notre fond anthropologique, mais qui nous donnerait en même temps la capacité d’être à l’écoute du réel, de ses sollicitations et de ses résistances justement. De là à dire que la moralité est à aller chercher dans le réel, il n’y a qu’un pas.
Les choses sont sans doute en réalité très ambiguës puisque Ferraris rappelle souvent qu’il faut justement distinguer entre les réalités naturelles non amendables et les réalités sociales construites (et donc informées par nos valeurs, ou plutôt en général celles des dominants), en allant se confronter au réel, pour apercevoir par contraste ce qui peut être changé plutôt qu’accepté comme tel. Mais ce rappel du réel au sujet de la nature transformable du social apparaît en même temps comme une injonction de le transformer dans un certain sens, celui qui ferait droit à la vérité plutôt qu’à l’illusion, à la liberté plutôt qu’à l’acceptation de la dépendance et de la soumission qui nous sont communes, et au réel plutôt qu’à son oubli. Ferraris semble par-là vouloir retrouver dans le choc avec le réel quelque chose d’une normativité qui nous aiderait à retrouver des repères, face aux manipulateurs illusionnistes adeptes des fake news et aux pessimistes passifs qui estiment vain de changer le monde, en attaquant, via l’inscription du sens et de l’enregistrement dans le réel, la séparation, non seulement entre réel et connaissance du réel, mais entre être et devoir-être, qui est peut-être en effet à l’origine de la perte de foi dans les grands systèmes de valeur et la montée du nihilisme.
Un motif politique honorable suffit-il pourtant à motiver une métaphysique enregistrementaliste qui pourrait de ce fait être accusée d’avoir été construite ad hoc ? C’est ce dont on peut douter, même si le projet d’ensemble reste extrêmement stimulant.
[1] Manifeste du nouveau réalisme, tr.fr. M. Flusin, A. Robert, Paris, Hermann, 2014.
[2] Maurizio Ferraris, Documentalité, Paris, Cerf, 2021. Voir Jim Gabaret, « Le réel fait-il un sens ? Étude critique de Documentalité de Maurizio Ferraris », Philosophiques 48, no 1, 2021.
[3] Voir Olivier Sartenaer, Qu’est-ce que l’émergence ?, Paris, Vrin, 2018.
[4] Voir Ruth Millikan, Language, Thought and Other Biological Categories. New Fondation for Realism, MIT Press, 1984.
[5] James Gibson, Approche écologique de la perception visuelle (1979), tr. fr. O. Putois, Bellevaux, Éditions Dehors, 2014.
[6] Nelson Goodman, Langages de l’art (1962), Paris, Fayard, 2011. Voir aussi Jocelyn Benoist, Eléments de philosophie réaliste, Paris, Vrin, 2011, chap. 1, sur l’appartement de Frank Lloyd Wright.
[7] Voir par exemple la critique qu’en fait Nelson Goodman dans Faits, fictions et prédictions, tr. fr. M. Abran, Paris, Minuit, 1985.
[8] David Lewis, De la pluralité des mondes, tr. fr. M. Caveribère et J.-P. Cometti, Paris, L’Éclat, 2007.
[9] Voir Muriel Cahen, ”Perdurantisme et théorie du bloc en expansion”, in La métaphysique du temps : perspectives contemporaines [en ligne]. Paris : Collège de France, 2021.
[10] John Locke, Essai sur l’entendement humain (1690), III et IV, tr. fr. J-M. Vienne, Paris, Vrin, 2006.
[11] Marcel Proust, Le Temps retrouvé (1927), Paris, Gallimard, 1992.
[12] Voir Jim Gabaret, “The myth of data. Can internet users claim worker status?”, LabOnt – Center for ontology, online. URL : https://labonton.wordpress.com/2023/04/21/jim-gabaret-the-myth-of-data-can-internet-users-claim-worker-status/.
[13] Voir Joëlle Proust, Comment l’esprit vient aux bêtes, Paris, Gallimard, 1997, qui défend l’existence chez beaucoup d’animaux de proto-représentations, encore réflexes mais au-delà de la pure réactivité mécanique (l’aplysie qui s’habitue aux signaux qu’on lui envoie et n’y réagit plus), et de représentations véritables chez maints animaux complexes, comme la chauve-souris qui conjoint les données sensorielles pour former une représentation de l’espace, par exemple, sans nécessiter une représentation réflexive de type humain. Voir aussi Tyler Burge, Origins of objectivity, Oxford University Press, 2010, pour qui ce sont les animaux (presque tous les ovipares et vivipares, des mammifères aux insectes) disposant d’un système perceptif représentationnel transformant les signaux proximaux en objets distaux, par différence avec les systèmes simplement sensitifs (la réaction de l’escargot à un signal proximal qui le fait se rétracter sans qu’il puisse se représenter l’objet distal qui le touche). Daniel Dennett, très déflationniste vis-à-vis de la conscience, fait lui aussi des différences entre une intentionnalité d’ordre zéro, sans intention ni intelligence (comme chez le corail), une intentionnalité de premier ordre, dans laquelle l’animal a des croyances et des désirs sans avoir pour autant de métacognitions, une intentionnalité de deuxième ordre avec des croyances partagées (c’est le cas de beaucoup d’animaux communicationnels sociaux, des chiens aux vervets), et une intentionnalité de troisième ordre pour les vivants complexes disposant d’une théorie de l’esprit (La stratégie de l’interprète, Paris, Gallimard, 1990).
[14] Ferraris reconnaît lui-même ce point dans Documentalité, où il défend de façon très convaincante une objectivité des objets sociaux (par exemple une dette, qui n’existe pas que dans mon esprit car on me la rappellera si je l’oublie) qui n’implique pourtant pas une absolue indépendance vis-à-vis des sujets, puisque si tous les humains disparaissaient, la notion de « dette » et ses contenus ne persisteraient pas dans le monde. Il l’admet aussi dans Émergence p. 105-106, mais prête tout de même à cette objectivité (qui dépend de nous) une réalité qui dépasse nos seules manières de la viser, puisqu’il parle de « pouvoirs agentifs et déontiques » des objets sociaux capables de nous obliger. C’est là, nous semble-t-il, un abus de langage : c’est nous, humains, qui nous obligeons en fait les uns les autres en maniant nos objets sociaux de certaines façons normées dans l’espace intersubjectif (preuve en est que celui qui ne « connaît pas les codes » d’un milieu maniera souvent mal ces objets sociaux et commettra des impairs aux yeux d’autrui, qui le rappellera à l’ordre – et non l’objet social lui-même).
[15] Nelson Goodman, Manières de faire des mondes, Paris, Gallimard, Folio Essais, 1992, p. 22.
[16] Maurizio Ferraris, « Proposition d’une herméneutique néo-réaliste », in Jocelyn Benoist (dir.), Réalismes anciens et nouveaux, Paris, Vrin, 2018.
[17] Ibid., p. 76.
[18] La même critique s’applique au nouveau réalisme de Markus Gabriel. Voir Jim Gabaret, « Les normes du réel : à propos de Markus Gabriel », Critique, vol. 898, no 3, 2022.
[19] Op.cit., p. 65.