L’autodépréciation dans le monde du travail
Par Claire Abrieux
La notion d’autodépréciation est centrale dans la compréhension de la perpétuation des inégalités sur le marché du travail. La meilleure expression de cette notion a été formulée par Charles Taylor selon qui l’autodépréciation « devient l’une des armes les plus efficaces de leur propre oppression »[1]. Nous touchons ici à la barrière principale à toute modification du statut des femmes : leur propre limitation. L’effet de ce seuil est aussi pervers que diffus. La constance de cette autodépréciation se retrouve à tous les stades de la vie professionnelle du groupe : tant dans le temps de la formation que dans le monde du travail lui-même.
Nous nous servirons ici de deux exemples des plus significatifs pour que l’on comprenne qu’il ne s’agit pas seulement d’un manque de confiance en soi et que le fait qui nous occupe est davantage l’impossible liberté d’évolution des femmes du fait du restriction de leur champ de possibles. Une étude menée sur des étudiants et étudiantes des Pays-Bas montre que les étudiantes s’estiment en dessous de ce dont elles sont capables dans leurs résultats universitaires[2].
Ce comportement souligne combien la grille des possibles des jeunes femmes est restreinte et explique en partie pourquoi peu de femmes briguent des postes particulièrement prestigieux : elles ne s’estiment pas en mesure de les occuper quand bien même elles ont les qualification. Mais ce trait est encore plus saillant dans l’étude de Mergagee[3] qui a montré que les femmes délèguent la place de meneur aux hommes même lorsqu’elles ont les qualifications pour le poste. Cette expérience sociologique a en effet montré que les femmes à comportement de dominante se trouvaient enclines à laisser à leur partenaire masculin le rôle de leader même lorsque celui-ci avait un comportement de dominé et ce en raison de leur propre répugnance à se montrer dominatrice.
On note que dans ces cas-là la productivité de la dyade est réduite. La représentation de soi pour les femmes, qui est de façon récurrente nettement péjorative, les empêche de participer de leur propre fait à une évolution de leur statut. Ainsi, le groupe féminin n’a pas tant besoin de reconnaissance à l’échelle globale de la société qu’en son propre sein. On pourrait objecter ici que la grille de lecture est caduque car androcentrée. Nous aimerions souligner à quel point cette lecture différentialiste nous paraît contraire à toute évolution significative des comportements : c’est justement en prônant la différenciation définitive des qualifications que le groupe féminin est maintenu et se maintient à distance des postes qui lui permettraient de mettre un terme au système patriarcal. Dans une perspective humaniste moderne associée au libéralisme, il devient compliqué de soutenir la stabilité absolue des rôles.
Cependant notre insistance sur la nécessité d’ouvrir le champ des possibles au groupe féminin n’enlève rien à la permanence de différences qu’il sera difficile de faire disparaître, mais qui prises en compte pourraient voir leurs conséquences allégées en terme de coût professionnel. Il s’agit donc d’analyser ici le poids de ces différences indéniables mais irréductibles. La maternité va donc être le point central de cette partie de notre réflexion car s’il y a bien une différence indéniable c’est celle-ci. Le poids de la maternité ne peut être négligé car il a un coût réel dans la vie professionnelle d’une femme, ne serait-ce que par la différence de temps travaillé qui se produit au moment de la grossesse et dans les mois qui suivent. De plus, la reproduction est, actuellement du moins, obligatoirement dépendante de la grossesse des femmes. Cette période primordiale est encore trop souvent assimilée à une maladie pour les employeurs.
La représentation de la femme enceinte au travail est un réel problème : il grève la perception de la femme enceinte mais aussi et surtout la perception des jeunes femmes qui, perçues comme mères potentielles, ont de plus grandes difficultés d’insertion sur le marché du travail. Mais encore plus, le temps de la grossesse est sous la coupe d’un paradoxe puissant : il est d’une part stigmatisé par les employeurs qui l’assimilent à une maladie et d’autre part le statut de la femme enceinte reste inchangé jusqu’à deux mois avant l’accouchement. Ce paradoxe est aussi dangereux en termes de pathologies[4] qu’en termes de représentation sociale. La réorganisation du temps de travail pendant la période de la grossesse, le soutient aux femmes par des stagiaires ou encore l’assignation à des tâches moins pénibles sont autant de réformes possibles auxquelles il ne faudrait manquer d’ajouter une campagne de sensibilisation des employeurs.
Le projet maternel est une caractéristique essentielle de l’accomplissement individuel pour les femmes. Cet impossible renoncement à la maternité les pousse ainsi à reléguer au second plan leur vie professionnelle, qui reste néanmoins un lieu primordial de socialisation et d’autonomisation tant financière que morale. Les femmes sont donc poussées à mener deux vies à la fois et deviennent des « gestionnaires de l’entreprise familiale »[5]. Cette bicéphalie forcée est clairement un problème posé au principe d’égalité en droit des citoyens, surtout lorsque l’Etat prétend prendre en charge la petite enfance et la scolarisation des enfants. La gestion de la petite enfance est insuffisante en France -ou alors réservée aux plus fortunés- et est une gestion qui incombe traditionnellement aux femmes réduisant ainsi le temps réservé à la vie professionnelle. Il semble plus qu’évident que le nombre de crèches, ou de gardes d’enfants à domiciles ne peut rester tel qu’il est. Mais surtout la distribution des tâches parentales doit absolument être revue.
Le temps que les femmes investissent dans le ménage (que ce soit pour son entretien ou pour l’éducation des enfants) ne peut continuer à être si important par rapport à celui que les hommes y consacrent.[6] La réduction des inégalités de genre dans le monde du travail ne passe pas que par des changements dans la législation. Elle passe surtout par un changement des représentations sociales et une profonde remise en cause des reliquats du système patriarcal dans la sphère privée de la famille. L’existence de sanctions légales et l’application effective de la loi sont envisagées ici comme les moyens essentiels de pression sur les comportements inégalitaires. Et ce pour deux raisons : les effets sociaux de la loi et l’importance de la sanction définitive et claire des inégalités. Tout d’abord la notion de « la main intangible » de Philip Pettit[7] nous semble particulièrement intéressante dans le cas qui nous occupe : la loi peut susciter indirectement un certain nombre de valeurs par les effets sociaux qu’elle produit. Si une entreprise qui pour un même poste et une même qualification paye moins une femme qu’un homme est condamnée par un tribunal, alors l’opinion publique pourrait comprendre que la norme n’est plus celle des inégalités de salaire. De plus l’obligation de promotion indépendamment du genre modifierait la représentation sociale interne au groupe féminin et la représentation globale.
Nous souhaitons souligner ici combien la discrimination positive par les quotas est particulièrement dangereuse : elle promeut la stigmatisation en fonction du genre en promouvant les femmes du seul fait qu’elles sont femmes et en n’insistant pas sur leur qualification appropriée au poste. Les femmes ne devraient donc avoir une place sociale particulière qu’au moment où elles ont un statut particulier (conféré par leur grossesse). Et hors ce moment, l’accent devrait être mis sur des structures égalisatrices (crèches) et des campagnes de sensibilisation à l’égalité de la répartition des tâches dans l’espace privé.
[1] C.Taylor, Multiculturalisme, Flammarion, « Champs », 1992, Princeton University Press, trad Denis-Armand Canal, Paris, Aubier, 1994.
[2] Van Knippenberg, « Intergroup perception in collective and individual encounters », European Journal of Psychology, 12, 1982.
[3] Mergagee, Journal of Applied Psychology, Vol 53, « Influence of sex roles on the manifestation of leadership », 1969.
[4] Les ouvrières, agricultrices sont particulièrement touchées avec respectivement 5,3% et 5,4 % de prématurité. Source Blondel [et al], Inégalités Sociales de morbidité prénatale, données nationales en France, Inserm, Unité 149, Villejuif, 1995.
[5] J. Commaille, Les stratégies des femmes, Paris, La Découverte, collection textes à l’appui, 1993
[6] Les femmes y consacrent 19 heures par semaines contre 8 pour les hommes. Source Les Femmes : Portrait Social, INSEE, Paris, 1995
[7] G.Brennan, P.Pettit, The Economy of Esteem: an essay on civil and political society, Oxford, Oxford University Press, 2004.