Agir méchamment pour être reconnu. Une compréhension relative des actes méchants
Yoann Malinge est chargé de recherches F.R.S.-FNRS à l’Institut Supérieur de Philosophie de l’Université catholique de Louvain. Ancien étudiant normalien, agrégé et docteur en philosophie de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, il a codirigé Lire L’être et le néant de Sartre (Vrin, 2023) avec Olivier D’Jeranian. Ses recherches en philosophie contemporaine portent sur le rapport à soi et le rapport aux autres. Page personnelle : www.yoannmalinge.com
Résumé
Cet article cherche à comprendre les actions méchantes en situation. Il s’agit d’abord d’examiner l’analyse selon laquelle les actes méchants sont causés par un principe de méchanceté immanent aux agents. Puis il convient d’envisager le jugement moral sur les actes méchants afin d’en montrer la relativité sociale. A partir de cette généalogie du jugement, il faut considérer que les actes méchants eux-mêmes sont relatifs à la situation sociale de leurs agents. Comment alors expliquer l’existence de tels actes ? Avec les concepts de cadre et de lutte de reconnaissance, l’article cherche à comprendre les facteurs et les raisons de tels actes. Dans quelle mesure peut-on considérer que le cadre est un facteur d’explication des actes méchants ? Pourquoi de tels actes pourtant condamnés sont-ils choisis par leurs agents ? L’article tente de fournir une interprétation non sur le plan évaluatif (le bien ou le mal d’une action) mais sur le plan social. Enfin, de manière réflexive, cet article cherche à évaluer la teneur de sa démarche en mettant au jour les limites du choix d’un paradigme de compréhension.
Mots-clés : méchant, jugement, situation, cadre, reconnaissance.
Abstract
This article seeks to understand evil actions in situation. The first step is to examine the analysis according to which evil acts are caused by a principle of wickedness immanent in the agents. Then, it is necessary to consider the moral judgment on evil acts in order to show their social relativity. From this genealogy of judgment, the article considers that evil acts themselves are relative to the social situation of their agents. How then can the existence of such acts be explained? With the concepts of frame and struggle for recognition, the article seeks to understand the factors and reasons for such acts. To what extent can we consider that the frame is a factor in explaining evil acts? Why are these condemned acts chosen by their agents? The article attempts to provide an interpretation not on the evaluative level (the good or the bad of an action) but on the social level. Finally, in a reflective way, this article seeks to evaluate the content of his approach by bringing to light the limits of the choice of a paradigm of understanding.
Keywords: villain, judgement, situation, setting, recognition.
Pour citer cet article : Yoann Malinge, « Agir méchamment pour être reconnu. Une compréhension relative des actes méchants », Implications philosophiques, 2023. https://doi.org/10.5281/zenodo.10041844
Pour A.
Introduction
En première analyse, on peut reprendre la distinction opérée entre le méchant et le malfaisant telle que la propose Pierre-Henri Castel, après Luke Russell[1] : le méchant (wrongdoer) est une personne qui fait le mal, qui cause du tort, fait souffrir une personne dite « victime » (celle-ci peut être un animal non humain ou un animal humain). Le malfaisant (evildoer) est la personne qui « fait le mal pour le mal, ou qui inflige à autrui un mal extraordinaire »[2], c’est un pervers au sens que développe Castel. On ne dira pas de quelqu’un qu’il est méchant s’il est la cause d’un accident. Il faut donc bien une intention spéciale qui accompagne l’action faisant souffrir quelqu’un. La question serait ensuite de savoir si l’intention était de faire du mal pour le mal ou non. A cette condition de l’intention pourrait s’ajouter celle de la répétition. On peut en effet se demander si une personne peut être dite « méchante » quand elle n’a commis qu’une seule fois un acte ayant fait souffrir quelqu’un. Quoi qu’il en soit de cette question de la répétition, de la forme d’habitude qu’elle crée ou non, il apparaît que cette notion a une extension large en ce qu’elle capture des situations très différentes : de la personne qui critique le physique d’une autre sur les réseaux sociaux au sadique qui jouit de voir souffrir sa victime, en passant par le grand frère qui embête ses sœurs pendant qu’elles jouent tranquillement. Comme l’écrit Racine dans Phèdre : « Ainsi que la vertu, le crime a des degrés »[3]. Si ce ne sont que des différences de degré et non de nature, on peut légitimement ranger sous une même notion différentes personnes : du méchant enfantin au pervers. L’action serait toujours de même nature, à savoir faire souffrir une personne ; le passage d’un degré à un autre serait toujours possible. La simple mauvaise intention et le goût pour le mal aurait pour principe une même disposition, une tendance à choisir l’action qui est néfaste à quelqu’un.
Une telle compréhension a en fait un sous-entendu qu’il est crucial de mettre au jour : les actions méchantes seraient les conséquences d’une essence méchante. Que cette essence soit acquise ou innée, qu’elle soit un simple trait de caractère ou qu’elle colore la personnalité tout entière de quelqu’un, il s’agit de postuler l’existence d’une cause psychologique aux actions. Celles-ci seraient l’expression d’une nature préalable. On peut dire qu’un lien de ressemblance unit les actions au caractère. Ce principe explicatif est rassurant parce qu’il permet de faire cesser la recherche qui remonte et s’arrête à cette cause première des actions mauvaises[4]. Une telle imputation permet aussi de mettre en œuvre un principe de rétribution et de condamnation morale et juridique[5]. Les actions mauvaises ont un auteur : le méchant. Et si l’on reconnaît un principe immoral qui cause les actions, il semble légitime de condamner celui-ci[6].
Cependant, si l’on reprend la distinction entre méchant et malfaisant, il apparaît que le but du méchant n’est pas de faire souffrir autrui mais d’obtenir autre chose : par exemple, ceux qui pratiquent le racket, le chantage, ceux qui tiennent des propos blessants le font-ils pour voir leur victime en souffrir ? Leur acte méchant est un moyen en vue d’une fin différente de celle du plaisir de la souffrance d’autrui. La violence dans le racket ou dans le chantage est utilisée afin d’obtenir un objet, un service. Les propos blessants, notamment ceux tenus sur les réseaux sociaux, comme François Jost l’a analysé dans son ouvrage La Méchanceté en actes à l’ère numérique, ne visent pas tant à faire souffrir leurs destinataires qu’à « déboulonner les statuts » explique-t-il[7]. Le propos tenu sur le physique de la personne est un moyen pour la discréditer, pour la faire taire plus que pour la faire souffrir. D’ailleurs, les personnes qui sont accusées de propos diffamatoires lors de procès judiciaires se défendent d’avoir réellement voulu faire souffrir la personne. Leur propos était un moyen en vue d’autres fins. Il est donc difficile de soutenir que c’est un même caractère qui déterminerait tous les actes méchants jusqu’à la perversité du malfaisant.
C’est difficile et même dangereux, comme on peut le montrer par l’absurde : si c’était un même caractère qui causait les actes méchants, alors il serait possible de rechercher les traces de ce caractère avant qu’il ait causé d’actes terriblement méchants, comme faire volontairement souffrir des innocents. Il faudrait agir préventivement sur les personnes dont on aurait découvert le caractère méchant[8]. Certains chercheurs en sciences politiques et en psychologie[9], ainsi que certains élus politiques ont pu proposer de chercher une cause génétique à la méchanceté[10]. Avec une telle approche déterministe, on peut se demander si la personne est responsable de ses actes alors qu’ils ont une cause génétique qu’elle ne maîtrise pas : l’expression phénotypique des gènes n’est pas du ressort de la volonté de la personne[11]. Elle ne peut en répondre et donc être tenue pour responsable, selon l’étymologie du mot « responsabilité »[12]. Quoi qu’il en soit, une telle approche est vouée à l’échec dans la mesure où l’expression des gènes est multi-factorielle : elle dépend des autres gènes, de leur expression (qui peut se faire en cascade) et surtout de l’environnement[13].
Une telle approche peut donc être questionnée. Existe-t-il une nature méchante, une disposition au mal ? Si elle existe, l’agent contrôle-t-il une telle disposition, son actualisation ? Plutôt que de voir en l’être humain une essence diabolique, ne devrait-on pas avec Kant soutenir qu’être méchant, c’est ne pas avoir respecté la loi morale dont l’agent a conscience, en préférant des inclinations sensibles plutôt que la rationalité pratique de la loi morale ? La perversité serait donc alors « seulement » un usage non moral du libre arbitre[14]. La propension au mal ne révélerait pas tant une essence qu’un certain usage de la liberté. Nous ne mènerons pas ici l’étude des différentes thèses de la tradition consacrées au mal et à la liberté, en particulier dans le rapport du premier au libre arbitre et à la liberté d’indifférence. Il est impossible de le faire dans les limites de cet article. De plus, cette tradition envisage isolément l’individu et son usage de la volonté par rapport à ce qu’il connaît ou ce qui lui est commandé en vue du bien. Or nous allons adopter une démarche doublement différente : nous considérerons les agents dans leur situation et nous montrerons qu’une approche sociale et concrète (par différence avec une approche morale et abstraite)[15] permet de comprendre différemment les actes méchants.
Plutôt que de chercher l’origine d’une inclination à faire le mal – qui conduirait à des explications difficilement conciliables[16], il nous importe de chercher à rendre raison de la persistance du jugement qui essentialise les méchants. Il convient donc, dans une première partie, de mener une archéologie du jugement moral. Qui juge les méchants ? Pourquoi un tel jugement a-t-il lieu ? Notre hypothèse est que cette entreprise de jugement n’est pas sans effet sur la compréhension de l’existence même des actes méchants et qu’elle joue un rôle social. Ayant pris acte de la dimension sociale du jugement de l’action méchante, de sa relativité, nous devrons, dans une deuxième partie, revenir sur notre compréhension de la réalisation des actes méchants. Pour cela, nous chercherons à défendre une position relativiste, non au sens moral[17], mais au sens d’une compréhension des agents dans leurs relations, en situation. Nous mobiliserons ainsi des concepts de la philosophie sociale, pour analyser ces situations à partir du cadre dans lequel elles existent et d’une lutte de reconnaissance. La philosophie sociale mène une analyse critique de l’expérience individuelle à partir des structures sociales et permet d’apporter une explication de cette expérience qui tient compte des intentions de l’agent, mais permet également de comprendre que celles-ci ne sont pas absolument autonomes, qu’elles ont une origine sociale. Il conviendra d’étudier les facteurs explicatifs des actes méchants et d’examiner les raisons sociales qui conduisent à la réalisation de tels actes. Si le mal est choisi en vue d’une autre fin que la souffrance d’autrui, pourquoi ce moyen est-il choisi ? Enfin, dans une dernière partie, nous examinerons si une explication sociale est suffisante pour rendre compte de l’action de faire le mal. La théorie de la reconnaissance et celle du cadre sont-elles suffisantes pour capturer l’origine de l’acte méchant ? L’aporie d’une généalogie de l’acte méchant est un risque qu’il faut affronter sans chercher refuge dans une explication psychologique. Telle est l’ambition de cet article.
I. Qui juge les méchants ?
Outre la matérialité de l’action et de ses effets, il s’agit de juger l’intention de la personne : pourquoi a-t-elle considéré qu’il était important pour elle de faire le choix d’une action qui fait souffrir une autre personne ?
Bien souvent, pour la victime, c’est précisément le mal subi qu’a voulu l’agent et s’il l’a voulu, c’est qu’il est méchant. Dans ce cas, son analyse passe des effets de l’action à l’intention recherchant précisément les effets qu’elle a subis[18] (plutôt qu’à d’autres effets qui pourraient être recherchés par l’agent) et de cette intention ponctuelle à l’existence d’un principe causal dans le caractère même de l’agent. Ce raisonnement est mis en lumière par Nietzsche dans la Généalogie de la morale[19]. La souffrance vécue par une personne est comprise comme une injustice. La victime subit l’effet des actions et le vit comme un scandale : elle n’a pas mérité ce qui lui arrive et cela contrevient aux règles morales. On passe alors du mal subi au mal fait comme les distingue Francis Wolff[20]. Penser que la personne qui lui a fait subir le mal l’a voulu en tant que tel est un moyen de rendre raison de ce mal, de le relier à une intention claire. Cela consiste aussi à mettre à distance l’auteur du mal, à le classer dans une autre catégorie, bien distincte de celle de la victime. Cette dichotomie est précieuse pour cette dernière qui peut se reconnaître elle-même dans son statut de victime. Toutefois, est-ce nécessaire pour être reconnue par les autres comme victime ? Après tout, une victime est caractérisée par le fait d’avoir subi des souffrances, peu importe si celles-ci sont voulues comme telles par la personne qui les inflige.
Le jugement translatif de l’acte au caractère en passant par l’intention n’a rien d’objectif puisqu’il a pour origine la souffrance et, éventuellement, la rancune éprouvées par les victimes. Évidemment, il ne s’agit pas ici de renverser les rôles et d’accuser les victimes de leur souffrance. Dans d’autres circonstances, les mêmes victimes pourraient blâmer un événement climatique qui leur ferait subir une souffrance analogue, alors même qu’il n’y a aucune intention qui commande les phénomènes météorologiques[21]. Ce n’est donc pas le jugement des victimes qui doit être pris en considération dans notre recherche, même s’il doit bien sûr être écouté attentivement, être recueilli parce que cela participera pour elles d’une reconnaissance de leur statut de victime et au-delà, de personne. Le jugement qu’elles portent sur leur agresseur est un moyen de retrouver un statut d’autorité : elles redeviennent des personnes douées d’un jugement normatif. Cependant, l’objectivité de ce jugement peut être remise en cause. Pour autant, il ne s’agit pas d’affirmer qu’il est nécessaire que l’acte soit l’objet d’un regard, que des témoins en prennent connaissance, pour qu’il puisse être qualifié de méchant. L’existence des victimes est une condition suffisante pour admettre que quelqu’un a fait le mal – sans que cela ne détermine s’il l’a fait volontairement. Le mal subi existe indépendamment du jugement de celui qui le subit, cette personne n’étant pas le meilleur juge pour en déterminer les causes. Notre analyse porte sur le mal fait.
Ce qu’il est plus intéressant d’examiner, c’est le jugement moral porté par les autres, c’est-à-dire par celles et ceux qui ne sont ni victimes ni auteurs de l’acte dit méchant. Nous n’entrerons pas dans l’analyse du fondement de ce jugement, que ce soit des sentiments de pitié, par la sympathy décrite par Hume[22], ou l’examen du caractère universalisable de la maxime commandant l’action jugée comme le propose Kant[23]. Aucun être humain ne peut prétendre être toujours moral : notre sympathy n’est pas toujours mise en acte, nous n’écoutons pas toujours la loi morale en nous. Il en irait de même si l’on envisage le jugement fondé sur le respect des règles morales sociales dont la moralité est relative, puisqu’elles évoluent avec le temps. Dès lors, peu importe l’origine de ce jugement moral, il s’avère qu’il est réalisé par des personnes qui ne peuvent prétendre être absolument morales. Pourquoi assument-elles tout de même un tel jugement ?
Plusieurs raisons conjointes l’expliquent. D’un côté, il s’agit de séparer nettement les deux personnes concernées, la victime et l’auteur de l’action. Juger une personne immorale ou méchante, c’est isoler l’auteur de l’action dans une catégorie dévalorisante. Tout jugement est un passage au crible qui sépare. Dire de quelqu’un qu’il est « méchant », ce n’est pas seulement confondre l’acte et la personne, c’est ostraciser celle-ci. D’un autre côté, en formulant le jugement, la personne s’érige en arbitre, elle est celle qui se trouve du côté du bien et peut caractériser l’action commise comme non conforme au bien. Juger ce n’est pas seulement être en dehors des parties, c’est aussi prendre une position surplombante, d’autorité, et ainsi désigner l’auteur de l’acte comme celui qui « tombe mal » qui « meschoit », selon l’étymologie du mot « méchant »[24].
Juger, c’est aussi se reconnaître soi-même et se faire reconnaître par les autres comme légitime dans ce jugement. C’est bien le cas avec les juges professionnels qui sont reconnus comme légitimes à juger non seulement parce qu’ils ont fait les études idoines mais aussi parce qu’ils ont été reçus à un concours de recrutement, qu’ils prêtent serment devant leurs pairs et sont ainsi nommés comme fonctionnaires de l’État pour remplir leurs fonctions. Ce sont autant de procédures qui visent à asseoir leur reconnaissance[25]. Par analogie, et sans ce formalisme, l’expression du jugement moral, s’il ne fait pas reconnaître la moralité de celui qui le porte, lui reconnaît tout de même une connaissance morale – capacité qui est un composé entre vertu épistémique et vertu éthique. C’est donc une reconnaissance méliorative. Finalement, celui qui juge a l’ambition de maintenir l’ordre social qui lui confère cette position d’autorité. Le méchant n’est-il pas alors celui qui s’oppose à cet ordre en mettant sa justice en question[26] ? Cette justice de l’ordre social n’est pas absolue : si l’ordre divise les individus en normaux et anormaux, en gentils et méchants, la légitimité de cette dichotomie peut être interrogée. L’interroger, est-ce déjà être un méchant ? C’est bien ce qu’il semble si l’on considère la manière dont certains comportements sont caractérisés comme « déviants », ce qui implique une forme de déni de reconnaissance des personnes jugées à participer à la détermination collective des normes sociales. On peut penser par exemple à la manière dont on renvoie les enfants à leur méchanceté, à leur insolence, dès lors qu’ils remettent en question les normes auxquelles ils sont soumis[27].
De toutes ces analyses, il ressort clairement que l’existence du méchant ne peut se comprendre qu’en situation, en relation tant avec le monde qu’avec les autres, ses victimes comme ses juges[28]. Ainsi, c’est la normativité même des relations sociales qui est mise en question.
II. Les actes méchants interrogent le cadre social
L’existence des méchants ne peut être comprise isolément. Quel que soit l’angle d’approche de la figure du méchant, il apparaît que celui-ci n’existe qu’en relation. D’abord, en relation avec les différentes possibilités qui s’offraient à la personne quand elle a choisi telle action. Ces possibilités elles-mêmes ont une existence relative, nous allons y venir. Puis, en relation avec les autres : avec la personne qui subit le mal évidemment, mais aussi en relation avec les personnes qui jugent l’acte réalisé.
Il apparaît ainsi que le méchant est « encadré » au double sens où il est entouré d’un cadre et où celui-ci permet de le comprendre. Judith Butler précise : « L’impression que le cadre guide implicitement l’interprétation fait écho à l’idée de fausse accusation ». « “To be framed” signifie aussi être victime d’un coup monté, des preuves étant artificiellement disposées de sorte à “établir” la culpabilité de la personne. »[29] Le cadre n’est donc pas seulement un entourage qui serait juxtaposé à l’action, il a des effets sur la compréhension de celle-ci. Il est une grammaire et un ensemble de catégories par lesquelles la réalité est interprétée. Judith Butler ajoute : « Une certaine manière d’organiser et de présenter une action conduit à une conclusion interprétative au sujet de cette action. »[30] L’action ne se présente jamais hors de tout cadre, abstraitement. Elle prend part à une situation, elle s’inscrit dans une époque donnée et dans une société donnée. Contre l’idée d’un jugement moral objectif, universel, et qui serait indépendant des personnes qui l’expriment, il faut soutenir au contraire une relativité. Cette relativité nous la trouvons justifiée par les changements historiques qui concerne la morale, comme cela a déjà été évoqué. Un seul exemple suffit : celui du jugement contre des femmes puissantes qui ont pu être considérées comme des sorcières. C’est ce qu’analyse Mona Chollet[31] à propos de ces femmes qui disposaient de connaissances et de savoir-faire qui échappaient au reste de la population, en particulier à des hommes. Un tel jugement des méchantes semble complètement absurde aujourd’hui dans notre cadre moral social. On comprend ainsi que la reconnaissance et le jugement sont fondés sur des normes morales dépendantes de l’ordre politique et de l’époque. Comme Haud Guéguen et Guillaume Malochet le soulignent : « La reconnaissance est toujours distribuée sur un mode “différentiel” en ce sens que la reconnaissance et la vie sociale de certains impliquent la méconnaissance et la mort sociale de ceux et celles qui ne rentrent pas dans les cadres normatifs. »[32]
Un premier indice doit nous amener à examiner ce type de reconnaissance par le jugement des autres : la personne jugée se reconnaît-elle elle-même dans la caractérisation qui est faite d’elle ? Son intention lui semble-t-elle correctement comprise ? Au contraire, ne se trouve-t-elle pas dépossédée de son rapport à elle-même qui est remplacé par une projection des autres sur sa subjectivité ? Ce serait son caractère et sa déchéance morale qui expliqueraient ses actions. Il y aurait ainsi une forme d’aliénation dans ce jugement : l’agent serait rendu étranger à lui-même, privé d’une affirmation de sa liberté intentionnelle[33]. Même si l’agent reconnaît que ce qu’il a fait est mal, il ne comprend pas son action comme l’effet de son caractère : son action s’inscrit plutôt dans un projet singulier, dans une intention donnée. Elle peut être le moyen pour atteindre quelque chose. Par exemple, critiquer l’apparence physique de quelqu’un peut être un moyen de ne pas faire droit à ses compétences.
Un second indice doit nous conduire à interroger ce cadre, à penser qu’il peut lui-même être encadré, pour reprendre le concept de Trinh Minh-ha[34] : la fascination que nous, spectateurs, éprouvons pour les méchants. Un tel sentiment plutôt que celui de la réprobation morale qui serait normalement attendue ne vient pas du fait que nous serions nous-mêmes méchants, il vient du fait que « quelque chose dépasse du cadre, qui vient troubler notre sentiment de la réalité ; en d’autres termes, il se passe quelque chose qui ne se conforme pas à notre compréhension établie des choses »[35]. Le mot fascination vient du latin « fascinatio » qui signifie « charme, enchantement ». Il pourrait dériver notamment du nom « fascinus », le phallus, c’est-à-dire ce qui se dresse[36]. Or, il est clair que la personne qui commet le mal se dresse contre l’ordre établi. Il s’agit pour elle de transgresser les interdits sociaux. Or, une telle action fascine, elle captive par sa mise en question du cadre. C’est bien ce cadre qui interprète son action comme interdite, comme méchante. En le réalisant, à la fois elle se dresse contre ce cadre et se soumet au jugement qui l’encadre, qui la place dans une catégorie morale critiquée.
Cependant, en se dressant contre ce cadre, en choisissant une possibilité d’action qui est jugée négativement, elle fait jouer le cadre. Elle s’y heurte et cet antagonisme est perçu comme une mise en danger du cadre. Comme elle ne met pas directement en danger les spectateurs, elle opère sur eux une sorte de charme analogue à celui créé par le spectacle d’une tempête quand on est à l’abri et que l’on ne risque rien[37]. On trouve ainsi cette fascination dans le spectacle de certaines fictions qui mettent en scène un personnage violent qui remet en cause le cadre. Par exemple, dans le film de Joker de Todd Philipps ou encore les personnages de Valmont et de Madame de Merteuil dans Les Liaisons dangereuses de Laclos. Ces personnages de fiction agissent en faisant souffrir des victimes mais, ce faisant, ils questionnent les valeurs morales de l’époque et de la société dans lesquelles ils vivent. Même si nous les jugeons moralement comme méchants, nous devons reconnaître que leurs actions défient ces règles morales. En les questionnant, ces personnages nous mettent en situation de prendre part à l’affirmation ou à l’infirmation des règles morales concernées. Ce faisant, ils continuent de nous placer dans une situation d’autorité morale capables de prendre parti sur la validité des normes questionnées. Cette fascination éprouvée par les spectateurs est donc un mélange à la fois de crainte par rapport à l’action immorale, de reconnaissance de la puissance des actions et des personnages qui affrontent l’opprobre, et de reconnaissance de soi comme juge ultime de ces personnages. Le refus de ces personnages d’être légitimés par l’ordre social met en question cet ordre et sa justice. Seule la condamnation sans réserve de leur personne, plus que de leurs actes, permet de faire taire le doute qui pourrait s’emparer de ceux et celles qui défendent cet ordre.
Enfin, il est important de comprendre cette interrogation du cadre social d’une seconde manière. Ce n’est pas seulement l’action dite méchante elle-même qui remet en cause le cadre moral, social et économique dans lequel l’agent est pris. Ce sont aussi les conditions matérielles de possibilité de l’acte méchant qui interrogent indirectement le cadre. Le cadre compris comme l’ensemble des structures économiques et juridiques conditionne les moyens matériels d’existence et les rapports qui existent entre les individus. Par exemple, le droit du travail, le droit de propriété, les indemnités de prise en charge des démunis conditionnent les moyens d’existence et les inégalités entre les individus. Or, que ceux qui subissent le plus fortement les inégalités socio-économiques soient plus enclins à commettre des actes illégaux ne révèle pas seulement chez ces derniers un désir de remise en cause du système : ce sont les conditions d’existence et ces inégalités qui sont directement remises en cause par le fait même qu’ils agissent. Ce n’est pas tant le contenu de ce qu’ils font qui importe que le fait même d’agir illégalement. Par exemple, que des jeunes gens brûlent des voitures est une remise en question directe du droit de propriété et des inégalités économiques. Mais le fait même qu’ils commettent cet acte près de leur lieu de vie est aussi une remise en question des conditions matérielles d’existence qui leur sont réservées : une forme de ségrégation spatiale qui est souvent également une ségrégation raciale[38].
Il apparaît que les actes méchants sont toujours jugés en « situation ». Chez Sartre, ce concept comprend notamment la place, le temps et les autres[39]. Il a une dimension plus sociale dans l’œuvre d’Erving Goffman[40] puisque la situation comprend l’organisation normative propre à l’activité sociale concernée. Or, c’est à l’intérieur de chaque situation que sont structurées des obligations particulières qui peuvent ne pas être respectées et conduire à un jugement de la personne concernée comme méchante. Néanmoins, ces obligations, qui forment le cadre[41] théorisé par Butler, n’ont pas un champ d’application qui vaut pour toutes les situations. Au contraire, chaque situation a ses propres exigences. Respecter des exigences propres à une situation différente de celle dans laquelle on se trouve au moment de l’action fait passer la personne pour étrange, voire malade[42]. Par exemple, pour des enfants se comporter vis-à-vis de leurs amis comme s’ils étaient des professeurs, en les vouvoyant, en les appelant « Madame » ou « Monsieur » serait étrange. Symétriquement, dire bonjour en insultant son professeur serait compris comme une transgression des règles de politesse alors que de nombreux adolescents utilisent des mots insultants pour saluer leurs amis sans les blesser, ce qui peut choquer les professeurs qui y assistent. Ces exemples ne visent pas à nier l’importance de certaines règles morales mais à montrer la dépendance de leur valeur à la situation dans laquelle elles existent. C’est donc un cadre social déterminé, propre à la situation sociale concernée, qui permet de juger les actes et il est crucial à la fois de considérer le contenu normatif de ce cadre ainsi que l’existence des personnes concernées. En changeant de situation, le même acte peut être considéré tantôt comme méchant, tantôt comme acceptable, voire tout à fait normal. De plus, selon les situations dans lesquelles une personne se trouve, elle peut agir méchamment ou ne pas agir méchamment[43]. On peut donc ajouter une critique au jugement qui déclare une personne « méchante » : non seulement, il s’agit d’hypostasier une cause interne à l’agent pour expliquer son action, mais il s’agit également de généraliser la condamnation comme si la personne devait être considérée comme méchante, en toute situation et par toutes les personnes. Nous avons maintenant montré que cette double opération d’objectivation et d’universalisation n’est pas légitime.
III. Agir méchamment pour se valoriser
Pourquoi le méchant se dresse-t-il contre le cadre social ? Les recherches menées sur l’origine du mal se situent en général sur un terrain moral ou sur un terrain métaphysique : il s’agit de se demander pourquoi le mal est permis, pourquoi il est si fréquemment réalisé. Cependant, ce qui est alors étudié, c’est l’individu méchant pour comprendre l’origine de sa méchanceté. Proposer une approche relativiste du méchant, ce n’est pas se contenter de dire que le mal commis n’est peut-être mauvais que d’un certain point de vue et qu’il serait possible de l’interpréter différemment. C’est soutenir que le jugement et l’action sont tous deux à interpréter dans le cadre dans lequel ils prennent place. Jusqu’ici, l’analyse a porté sur le jugement qui reconnaît l’auteur de l’action comme une personne méchante. Il convient maintenant d’envisager l’action elle-même et sa détermination par l’agent.
Si l’on considère que les actes dits méchants ne sont pas seulement ceux qui sont commis en vue de faire souffrir quelqu’un et même que de tels actes sont assez rares, alors il faut expliquer ces actes. Tentons de le faire dans une approche relativiste. Pourquoi une personne en vient-elle à réaliser une possibilité plutôt qu’une autre et en particulier une possibilité qui est moralement réprouvée par la société dans laquelle elle vit, c’est-à-dire par le cadre qui l’entoure et décide du sens de sa situation ?
A la suite de Hannah Arendt, on pourrait opposer l’action raisonnable et la banalité du mal. D’un côté, il y a le rapport de l’agent à lui-même, agent qui pense son action, qui l’examine avec sa conscience et peut craindre son jugement, comme on craint celui d’un témoin. D’un autre côté, la banalité du mal serait la conséquence d’une absence de questionnement des actes, de mise à distance critique permettant de les juger[44]. Mais une telle absence de mise à distance est-elle phénoménologiquement possible ? Quand l’agent réalise une possibilité, c’est que celle-ci lui est apparue comme valable, soit qu’il ait eu le choix entre plusieurs possibilités, soit que l’abstention était la seule alternative à la possibilité d’action. Quoi qu’il en soit, la possibilité est apparue comme préférable. D’où vient cette valeur de la possibilité ? De son rapport avec la fin. Les moyens n’existent que parce qu’ils sont liés à une certaine fin qui les éclaire comme tels, de telle sorte qu’il n’est pas possible de distinguer totalement la fin et les moyens[45].
Pourquoi la possibilité de faire du mal aurait-elle une valeur ? Plusieurs explications sont possibles à partir de la théorie sociale de la reconnaissance.
La première est de considérer que le cadre dans lequel l’action existe lui donne une valeur. Cette valeur peut être donnée positivement, c’est le cas lorsque la personne agit dans une organisation qui vise elle-même à créer le mal. Pensons par exemple à Eichmann qui organise le déplacement des trains de la déportation des Juifs[46]. L’action qu’il commet a de la valeur selon le cadre dans lequel elle s’inscrit (être un bon fonctionnaire). Cette explication est pertinente également a contrario : la personne peut choisir une action qui est condamnée dans le cadre social auquel elle participe, précisément parce qu’elle est dévalorisée. C’est le cas exposé par Sartre dans sa biographie de Jean Genet, Saint Genet comédien et martyr : à défaut d’être un enfant reconnu par ses parents, le jeune Genet sera reconnu par la société comme le voleur et l’homosexuel qui ne respecte pas les lois juridiques et morales de la société[47]. Dans les deux cas, il s’agit pour les auteurs de l’action d’être reconnus par les autres dans un cadre donné. Cette reconnaissance, qu’elle soit une valorisation sociale ou une condamnation, les sort de l’anonymat. Dans le cas de Jean Genet, le déni de reconnaissance particulier que constitue l’invisibilité[48] se trouve transformé et renversé : du déni de reconnaissance par l’invisibilité, il vit ensuite un déni de reconnaissance par stigmatisation[49]. Toutefois, il faut noter que cette stigmatisation n’est pas nécessairement subie – elle est recherchée par Jean Genet par exemple qui lui accorde une intensité négative qu’il valorise – et elle peut aussi être un moyen de reconnaissance par un groupe plus restreint[50].
Plusieurs arguments vont aussi dans ce sens si l’on considère les données sociologiques de la délinquance[51]. En 2015, 573 000 peines ont sanctionné 913 000 infractions : si l’on met de côté, les infractions routières (40% des infractions, soit le premier type de délinquance condamné), il reste principalement les atteintes aux biens (21%), les atteintes aux personnes physiques hors crimes (17%), les infractions à la législation de stupéfiants (11%). « Et le constat dominant qui en ressort est le même au fil du temps : la majorité des personnes condamnées appartiennent aux milieux populaires, les chômeurs et les inactifs sont surreprésentés (…) »[52]. Si l’on veut mener une analyse philosophique de ces données sociologiques, on peut soutenir que les possibilités d’action en vue d’une reconnaissance sociale sont diminuées pour ces personnes qui se trouvent exclues de la vie sociale et économique, faute de moyens économiques, d’un capital culturel ou symbolique suffisant. Or, en attirant l’attention sur la méchanceté de la personne qui commet un délit (insulte ou violence physique), on focalise l’attention sur la dimension immorale de l’action et donc sur le plan du mal. En changeant de paradigme, en utilisant celui de la philosophie sociale, on peut considérer autrement ces actes. Ils apparaissent comme des solutions de secours face au déni de reconnaissance et à l’exclusion. Par exemple, pour reprendre l’analyse de François Jost sur les personnes qui ont recours au « bashing », c’est-à-dire à l’insulte et à la médisance dans leurs propos en ligne, on pourrait s’apercevoir que les personnes qui agissent ainsi sont précisément celles qui n’ont pas de statut social valorisé. Elles ne sont pas reconnues par un diplôme universitaire, par un emploi valorisé socialement et par un revenu décent. Juger leur action seulement sur le terrain moral conduit à laisser dans l’ombre les inégalités socio-économiques qui expliquent les actions. Le moyen du « bashing » devient une action possible non dans le but de faire souffrir l’autre, tel n’est au fond que « l’effet secondaire », mais dans le but principal de se voir reconnaître une certaine puissance, une capacité à dominer sur un terrain neutre et égalitaire qui est celui de la communication en ligne.
IV. Répondre au déni de reconnaissance
La seconde explication se fonde sur le déni de reconnaissance. Pourquoi des personnes qui ne sont pas reconnues par le cadre social dans lequel elles existent « joueraient-elles le jeu » de ce cadre alors qu’y suivre les règles et se conformer aux normes ne suffit pas pour être reconnues ? Elles choisissent le mal pour remettre en cause le cadre qui leur dénie toute reconnaissance. La sociologie américaine des années 1960-1970 a cherché à montrer que la délinquance pouvait s’expliquer par un décalage entre les aspirations à la réussite sociale et l’exclusion sociale réellement vécue. Howard Becker montre que la transgression par un acte dit méchant conduit à une stigmatisation provoquant « un changement dans l’identité de l’individu aux yeux des autres »[53]. Aux yeux des membres de la société, la personne est désormais « méchante », elle est « délinquante », « criminelle ». Ce sont là des catégories sociales et même des statuts. Cependant, cette apparition d’un statut social n’est-elle pas « une prophétie auto-réalisatrice »[54] ? Howard Becker soutient que « traiter une personne qui est déviante sous un rapport comme si elle l’était sous tous les rapports, c’est énoncer une prophétie qui contribue à sa propre réalisation »[55]. C’est aussi cette analyse que développe Sartre dans Saint Genet comédien et martyr. Par le jugement qui, très tôt, s’impose à lui (« Tu es un voleur »), le jeune Genêt trouve un statut social mais aussi un destin qui s’impose à lui[56]. Pour être reconnu, il faudra voler. Même si ce statut social est dévalorisé, il est intégrateur. Or, si l’on suit les analyses de Becker, la marginalisation sociale conduit à intégrer un groupe social organisé :
La conscience de partager un même destin et de rencontrer les mêmes problèmes engendre une sous-culture déviante, c’est-à-dire un ensemble d’idées et de points de vue sur le monde social et sur la manière de s’y adapter, ainsi qu’un ensemble d’activités routinières fondées sur ces points de vue.[57]
C’est donc le nouveau cadre qui donne sens à son existence et qui lui apprend « comment éviter les difficultés liées à son mode de vie », difficultés nées du cadre social plus large qui condamne son action. Mais puisqu’il vit selon ce nouveau cadre, il trouvera des justifications qui l’inciteront à persévérer, soutient Becker. Le cadre général de la société dans laquelle il vit peut bien le condamner, il a trouvé un sens à son existence marginalisée dans un contexte plus précis. Cette stigmatisation institutionnelle, une condamnation pénale par un tribunal judiciaire par exemple, devient la marque d’une reconnaissance par le groupe des personnes qui ont subi le même type de condamnation.
C’est dans le cadre d’une société inégalitaire que les comportements transgressifs de la norme sociale apparaissent. Plutôt que de soutenir que c’est l’intériorité de l’individu qui est transformée, il s’agit ici de soutenir que ce sont les possibilités d’action et l’existence en situation de l’agent qui sont socialement déterminées. Plutôt que de s’intéresser à l’individu lui-même, ce sont ses relations qu’il faut étudier. Cette analyse n’est pas menée selon le paradigme du mal proposé par la philosophie morale, mais par le paradigme de la reconnaissance et des possibilités d’actions proposé par la philosophie sociale de l’action, permettant ainsi une autre compréhension des méchants. Tandis que le paradigme moral permet aux personnes qui jugent de reconnaître les méchants, de les identifier comme tels parce que leurs actions sont causées par leur caractère, il s’agit de considérer la reconnaissance comme une quête des personnes qui utilisent des moyens jugés immoraux pour obtenir un certain statut social, qui les sort de l’anonymat et de l’invisibilité dans lequel elles se trouvent plongées du fait de leur non possession de certains caractères valorisés par le cadre social dans lequel elles vivent : un diplôme universitaire, un capital économique, du capital culturel, un métier socialement considéré. « L’expérience du déni de reconnaissance a le pouvoir de saper le consentement et d’enclencher des résistances, voire, dans certaines conditions, de mobiliser les individus et les groupes contre la domination »[58].
Pourtant, n’y a-t-il pas des personnes qui se revendiquent comme méchantes ? Peut-être mais il ne va pas de soi qu’elles aient la meilleure compréhension des causes de leurs actes. Leur revendication ne signifie pas qu’elles sont animées par un caractère qui serait celui de la méchanceté. Après tout, se revendiquer comme méchant, c’est justifier ses actions en prétendant qu’aucun autre choix n’était possible. Il s’agit d’expliquer son acte par son caractère. C’est une excuse que l’on pourrait dire de mauvaise foi[59] en prétendant que d’autres actions étaient impossibles. Or, ce que cet article soutient, c’est que si c’est bien une mauvaise compréhension, il ne s’agit pas d’un cas de mauvaise foi au sens de Sartre, mais d’une erreur de paradigme. Il faut examiner le cadre social dans lequel vit la personne. On s’aperçoit alors que son excuse vise à se donner un statut social, et que son comportement n’est sûrement pas déterminé par une quelconque cause psychologique mais s’explique plutôt par des facteurs sociaux qui vont de la famille en passant par le niveau de diplôme, la ville d’origine et les possibilités d’accès au marché du travail. Ces facteurs ne sont pas des causes de l’action, mais ils expliquent l’existence de la possibilité d’action méchante et sa valeur, par opposition au déni de reconnaissance subi par l’agent.
La revendication de l’agent ne naît pas de la répétition du mal qu’il fait, elle est le fruit d’une « lutte pour la reconnaissance »[60] comme membre, certes honni, de la société. On peut donc aller jusqu’à affirmer que « les méchants n’existent pas ». Il ne s’agit évidemment pas de nier l’existence d’actions qui font souffrir leurs victimes. Il s’agit d’abord de nier l’existence d’une essence méchante qui commanderait la réalisation d’actions néfastes, puis de montrer la relativité de l’existence des méchants. La catégorisation de « méchant » dépend du cadre social et moral dans lequel l’agent se situe. Cet encadrement est également un piège au sens où les personnes qui réalisent la possibilité d’une action néfaste le font parce qu’elles ont peu ou pas d’autres possibilités pour être reconnues par la société. La méchanceté n’est pas tant l’expression d’une déviance morale que d’une lutte pour exister socialement. Si cette forme de lutte est nécessaire, c’est précisément parce que ces personnes pensent leur existence comme amoindrie, comme négligeable. Pourquoi alors choisir une action méchante plutôt que n’importe quelle autre action ?
V. Retrouver une forme de puissance
En agissant méchamment, les personnes retrouvent une forme de puissance réelle ou représentée : réelle en ce que l’acte méchant fait une victime, placée en position d’infériorité et qui accorde à l’agent une forme de reconnaissance. Il peut s’agir également pour les agents de trouver une voie qui leur redonne à eux-mêmes l’image de leur puissance d’agir, par opposition aux impossibilités que leur réserve leur avenir du fait des inégalités et des discriminations qu’ils subissent[61]. Faire le mal ne s’oppose pas à faire le bien, il est l’expression d’un même désir de reconnaissance qui peut se manifester dans différents cadres sociaux : la famille, l’entreprise, les loisirs. Ainsi, les personnes dites méchantes ont une intention qui n’est pas forcément mauvaise en elle-même, elles sont motivées par une raison valable pour chacun d’entre nous, celle de la reconnaissance. La victime du méchant est la première personne à reconnaître celui-ci dans son existence et sa puissance, fusse-t-elle celle de nuire. A plus forte raison, la « perversion narcissique »[62] n’est que l’extrémité de cette volonté de reconnaissance qui prend sa victime comme seule source de reconnaissance, il s’agit alors de la maintenir dans cet état de souffrance pour mieux se réjouir de sa puissance. Le choix d’une action néfaste se comprend donc dans l’opposition au cadre social qui est à la fois la détermination de l’autre comme pouvant reconnaître l’agent, et de soi comme agent puissant et autorité capable de nier la validité des valeurs admises.
Peut-on trouver chez Hegel l’origine d’une telle analyse de la réciprocité dans la lutte de deux individus qui prennent ainsi conscience mutuellement de leur liberté [63]? Il n’est pas question ici d’une dialectique capable de les réconcilier mais seulement d’une affirmation de leur égale liberté. Telle serait donc une conception agonistique de la reconnaissance (et non lutte pour la reconnaissance, comme les distingue Emmanuel Renault) dans la mesure où la lutte de reconnaissance fait suite à un déni de reconnaissance subi par ceux qui utilisent la violence[64].
Cette perspective évite de surinvestir la responsabilité des individus, elle ouvre une enquête sur la réalité de l’existence des personnes. Affirmer qu’elles sont méchantes est prématuré. Il faut plutôt comprendre ce que les personnes font de ce que l’on a fait d’elles[65]. Le cadre dans lequel elles existent est remis en cause parce qu‘il conduit à un déni de reconnaissance. Il s’agit alors de choisir de faire le mal après avoir subi le mal du déni. Toutefois, en tant que cette action fait subir le mal à quelqu’un, elle peut toujours être jugée dans le cadre, par les institutions qui sont mises en question. Par exemple, ne pas être reconnu dans ses relations primaires (d’amour et d’amitié) pourrait être une cause expliquant l’action de commettre un abus (sexuel ou moral) sur quelqu‘un : l’agent force la reconnaissance, exprime une forme de puissance. Cela étant, cet acte peut évidemment être jugé moralement. Qu’il mette en question le cadre social ne signifie pas qu’il oriente « l’évolution sociale sur le chemin de la rationalisation morale »[66]. Au contraire, il convient de « prendre en compte les relations que les humains entretiennent entre eux » parce qu’une « conduite morale ou immorale est toujours un phénomène social »[67]. Cette relativité sociale du choix de nos actions dites méchantes permet d’éclairer les raisons de ces actions. Qu’un tel abus puisse apparaître comme une action valable pour quelqu’un ne révèle-t-il pas que les normes morales laissent exister une telle possibilité ? Plus concrètement, que signifie l’existence d’actes qui consistent à forcer quelqu’un à avoir une relation, dès lors non consentie, si ce n’est qu’une domination n’est pas exclue ? L’acte méchant interroge le cadre pour révéler que sa normativité n’est pas seulement constituée de règles et de normes socialement reconnues, mais aussi de relations-types, selon le genre, l’âge, ou encore la profession d’une personne. En effet, que certaines violences puissent apparaître normales à leurs auteurs indique bien que le cadre produit des modes d’identification à certains rôles (par exemple, de domination) qui ne peuvent être seulement condamnés moralement, sous peine de ne traiter que les effets et non les causes, qui sont sociales. C’est leur action qui révèle le cadre et la situation dans lesquels ils se trouvent.
VI. Le paradigme de la reconnaissance suffit-il à expliquer le choix d’un acte méchant ?
Dans la dernière partie de cette enquête sur l’existence des personnes dites méchantes, et en guise de conclusion, il convient de mesurer les limites de notre analyse. D’une part, il n’apparaît plus satisfaisant d’expliquer les actes méchants en suivant le jugement moral dont on a montré qu’il était relatif, que son objectivité était douteuse et qu’il consistait à réaliser une action destinée tant à imputer un caractère à une personne qu’à se valoriser soi-même comme autorité morale. D’autre part, il apparaît nécessaire de questionner le cadre dans lequel les actes méchants sont réalisés et la situation sociale occupée par les auteurs de tels actes. Il semble ainsi que les actes méchants sont un moyen de forger par soi-même une position sociale, fusse-t-elle condamnée moralement. Elle place les auteurs d’actes dit méchants en position « agentive », au sens où ils se déterminent eux-mêmes à choisir la possibilité d’un tel acte. Cette détermination n’est cependant pas celle qui oppose le bien au mal, mais celle de l’inaction (accompagnée de l’anonymat) à celle de l’action dévalorisée socialement (accompagnée d’une certaine reconnaissance d’autrui). L’agent choisit le mal pour mettre en question le cadre qui lui dénie toute reconnaissance valorisée.
Ce faisant, cette analyse met en lumière l’existence au moins d’une alternative entre deux possibles : l’anonymat ou la reconnaissance, l’inaction ou l’action jugée immorale. On doit assurément considérer qu’il reste une forme de liberté pour les agents concernés. Après tout, toutes les personnes qui se trouvent dans une situation sociale peu valorisée (du fait de leur métier, de leur capital culturel ou économique) n’agissent pas de manière immorale. Celles-ci préfèrent l’absence de reconnaissance de leur individualité plutôt que la reconnaissance due à un jugement moral les condamnant. Évidemment, on pourrait le justifier en considérant qu’elles trouvent dans une situation donnée la reconnaissance qu’elles attendent dans les autres situations : la pratique d’un sport, la vie de famille, l’appartenance à une communauté de croyants-pratiquants, etc. Une telle justification s’inscrit dans le paradigme de la reconnaissance qui est défendu jusqu’ici : les personnes qui ont agi méchamment dans une situation l’ont fait parce qu’elles n’avaient pas d’autres voies de reconnaissance. Elles l’ont fait pour obtenir un statut social, ce que tous les individus cherchent à obtenir. Ces situations sont illustrées dans des fictions qui montrent des personnes qui agissent méchamment au début du récit puis en viennent à s’adoucir lorsqu’elles trouvent d’autres moyens d’être reconnues par les personnes qui les entourent. Par exemple, dans la comédie réalisée par Étienne Chatiliez en 1990, Tatie Danielle, dont le personnage éponyme cesse d’agir désagréablement avec les autres dès lors qu’elle devient l’amie de Sandrine, les deux personnages se donnent mutuellement la reconnaissance qu’elles désirent.
Cela n’exclut pas la possibilité que des personnes, pourtant reconnues socialement par un moyen ou un autre, décident d’agir méchamment. On rencontre ainsi les limites d’une explication de type paradigmatique. Un paradigme fournit certes des clefs de compréhension de la réalité, par les concepts qu’il met en œuvre[68], mais doit admettre que sa grille de compréhension ne peut épuiser toute explication possible de la réalité. Seule une démarche au plus proche de chaque individu permettrait de comprendre les ressorts de la motivation à agir méchamment.
De même, le paradigme mis en œuvre dans cet article ne renonce pas à considérer que les personnes qui commettent des actes méchants sont responsables : même si leurs actes s’expliquent, elles y prennent part et doivent donc en répondre.
On doit alors reconnaître les limites d’une enquête qui ne peut prétendre apporter une complète explication. Il s’agit plutôt de proposer une complexification de la compréhension de l’existence des personnes dites méchantes, en montrant qu’une analyse sociale et relativiste, est tout aussi puissante qu’une analyse morale pour expliquer les actes méchants. La concurrence de ces analyses n’a pas à être totalement tranchée, elle doit plutôt être entretenue sous peine de simplifier la réalité vécue. L’exclusivité d’une explication est finalement le seul adversaire de la thèse de cet article. La conclusion de celui-ci n’est pas aporétique au sens où la recherche serait privée de chemin mais plutôt en ce qu’elle assume l’embarras dans lequel elle peut plonger. L’inconfort né de l’irrésolution absolue du problème ne doit pas conduire à une suspension de la recherche mais plutôt à une attitude de curiosité intellectuelle telle que la réflexion se poursuive pour comprendre les actions méchantes en situation, dans leur complexité réelle.
Cet inconfort doit enfin nous conduire à questionner les valeurs considérées comme justes par l’ordre social et politique dans lequel nous vivons. Au risque de paraître abolir la frontière entre le bien et le mal, seul un tel questionnement du cadre dans chaque situation évite de s’ériger trop facilement en juge moral et permet de comprendre, sans excuser, les actes qui nous semblent méchants. Loin de procéder à une critique immanente des personnes dites méchantes, elle permet de les resituer, en même temps que nous, dans leurs relations et dans leurs intentions.
[1]Luke Russell, « Evil-relativism versus evil-skepticism », Journal of Value Inquiry 40, 2006, p. 89-105.
[2]Pierre-Henri Castel, Pervers, analyse d’un concept, Paris, Ithaque, 2014, p. 17.
[3]Jean Racine, Phèdre, IV, 2, vers 1096.
[4]Sur la critique d’une telle explication causale entre le moi (notamment son caractère) et l’action, voir Jean-Paul Sartre, L’être et le néant, Paris, Gallimard, 2007, p. 77-78.
[5]Voir Francis Wolff, Dire le monde, Paris, PUF, 2004, p. 130 et suiv.
[6]Olivier Boulnois a bien montré que c’est la question de l’imputation qui est au fondement de l’affirmation de la liberté de l’agent. Voir Généalogie de la liberté, Paris, Seuil, 2022, p. 44 et suiv.
[7]Voir François Jost, La méchanceté en actes à l’ère du numérique, Paris, CNRS éditions, 2018.
[8]En ce sens, William Sheldon, Varieties of Delinquant Youth, New York, Harper, 1949, cité par Albert Ogien, Sociologie de la déviance, Paris, PUF, 2022, p. 61.
[9]Voir James Q. Wilson et Richard Herrnstein, Crime and Human nature, New York, Simon and Schuster, 1985.
[10]En l’occurrence, un gène de la pédophilie : https://www.lemonde.fr/societe/article/2007/04/04/les-propos-sur-la-genetique-de-nicolas-sarkozy-suscitent-la-polemique_892092_3224.html
[11]Voir Francis Wolff, Notre humanité. D’Aristote aux neurosciences, Paris, Fayard, 2010, p. 301 et suiv.
[12]« Responsable » dérive du latin respondere, qui signifie « répondre », « être garant ». Voir également en ce sens, chez Aristote, l’analyse menée par Olivier Boulnois dans Généalogie de la liberté, op. cit., p. 127-128.
[13]Voir par exemple Leon Kamin, « Is crime in the Genes? The Answer may depend on who chooses what evidence », Scientific american, 254, 2, 1986.
[14]Voir Emmanuel Kant, La religion dans les limites de la seule raison, tr.fr. A. Renaut, Paris, PUF, 2016, p. 64.
[15]Nous proposons une réponse qui s’inscrit dans la continuité des éléments esquissés par Hegel dans son court essai Qui pense abstrait ?, tr.fr. A. Simhon, Paris, Hermann, 2007, p. 12-13 et p. 18-19. Hegel montre que l’explication sociologique du « connaisseur des hommes » est certainement supérieure à la pensée abstraite qui essentialise l’assassin, et qui est une violence symbolique de réduction à une essence. Une telle pensée ne conduit-elle pas d’ailleurs à se penser soi-même abstraitement ? Je remercie une des deux personnes ayant évalué mon article de m’avoir orienté vers ce texte.
[16]Les explications peuvent relever de l’histoire du genre humain (par exemple, la doctrine du péché originel dans la théologie chrétienne depuis le Concile de Carthage en 418) ou de l’histoire du développement psychologique de chaque individu (comme chez Rousseau par exemple : l’amour de soi – amour de son existence – se transforme en amour-propre – amour de l’image que l’on renvoie à soi-même et aux autres ; avec cette transformation apparaissent tous les vices, comme l’orgueil et la jalousie notamment, qui sont la cause des actions mauvaises des humains. Voir Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, in Œuvres complètes III, Paris, Gallimard (“Pléiade”), 1964, p. 219, note XV.)
[17]Le relativisme moral se demande si le bien et le mal existent de manière absolue. Tel n’est pas l’enjeu de notre recherche, même si elle a des implications sur la compréhension morale du bien et du mal.
[18]Comme si le méchant (wrongdoer) était forcément un malfaisant (evildoer).
[19]Friedrich Nietzsche, Généalogie de la morale, tr.fr. E. Blondel, O. Hansen-Love, T. Leydenbach et P. Pénisson, Paris, GF-Flammarion, 1996, I, 13, p. 55-58.
[20]Francis Wolff, « Le mal », in Denis Kambouchner (dir.), Notions de philosophie III, Paris, Gallimard, 1995, p. 159.
[21]Cela étant, de tels phénomènes, en particulier ceux dus au dérèglement climatique ou aux pollutions, ne sont pas sans lien avec des causes sociales et économiques, comme l’indiquait justement une des personnes ayant évalué cet article. Dès lors, la recherche de personnes (physiques ou morales) responsables est possible.
[22]David Hume, Traité de la nature humaine, tr.fr. P. Saltel, Paris, GF-Flammarion, 1999, III.
[23]Voir Emmanuel Kant, Fondation de la métaphysique des mœurs, tr.fr. A. Renaut, Paris, GF-Flammarion, 1994, p. 97 et suiv.
[24]Voir Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 2006, p. 2173-2174.
[25]De manière analogue, Albert Ogien rappelle les travaux de Jerome Skolnick qui établissent « que, bien que la mission officielle de la police consiste à maintenir l’ordre, elle poursuit en même temps un autre objectif : prouver son efficacité. » Cette recherche d’efficacité n’est pas sans incidence sur le taux de criminalité, sur l’identité des personnes arrêtées, sur la nature des actes qui leur sont reprochés. Voir Albert Ogien, Sociologie de la déviance, op. cit., p. 176-177 et Jerome Skolnick, Justice without trial, New York, Wiley, 1966. Voir également le rapport de Marie-Danielle Barré, « Toxicomanie et délinquance : du bon usage de l’usager des produits illicites », Paris, CESDIP, Études et données pénales, 70, 1994.
[26]On pourrait ici objecter que certaines personnes agissent méchamment alors même qu’elles jouissent d’une position sociale favorisée. D’une part, la position sociale favorisée n’empêche nullement de remettre en cause un certain ordre social. D’autre part, la personne qui commet de tels actes peut chercher avant tout la reconnaissance de sa victime, nous allons y revenir.
[27]Voir Christiane Rochefort, Les enfants d’abord, Paris, Grasset, 1976, p. 25.
[28]Les personnes placées en position d’autorité, parce qu’elles possèdent un savoir, peuvent ne pas juger de la même manière un même acte. Pensons par exemple au mineur en situation difficile qui peut être jugé « délinquant » par la police, « en souffrance psychique » par un psychologue, « en situation sociale précaire » par une éducatrice spécialisée, « décrocheur et turbulant » par ses professeurs… Dès lors, une ligne de fuite de cette analyse pourrait conduire à une perspective foucaldienne : la délinquance est le produit de l’institution à partir de l’illégalité des actes considérés. Voir Michel Foucault, Surveiller et Punir, Paris, Gallimard, 2019, p. 305 et suiv.
[29]Judith Butler, Ce qui fait une vie. Essai sur la violence, la guerre et le deuil, Paris, La Découverte, 2010, p. 14.
[30]Ibidem.
[31]Mona Chollet, Sorcières, Paris, La Découverte, 2018.
[32]Haud Guéguen et Guillaume Malochet, Les théories de la reconnaissance, Paris, La Découverte, 2014, p. 105.
[33]Voir Yoann Malinge, « Agir en situation au risque de l’aliénation. L’agent et l’action dans la philosophie existentialiste de Sartre », in F. Boccaccini (dir.), Phénoménologie de l’action, Perspectives contemporaines sur l’agentivité et le sujet, Boston, Brill, 2023, p. 23-41 : https://doi.org/10.1163/9789004518544_004
[34]Trinh Minh-ha, Framer Framed, New York, Routledge, 1992, cité par Judith Butler, Ce qui fait une vie. Essai sur la violence, la guerre et le deuil, op. cit., p. 14.
[35] Ibid.
[36]Ce rapprochement est soutenu par Pascal Quignard dans Vie secrète, Paris, Gallimard, 2018, p. 106-107.
[37]Voir Lucrèce, De rerum natura, tr.fr. A. Ernout, Paris, Les Belles Lettres, 1978, II, vers 1-6 : « Qu’il est doux, lorsque, sur la haute mer, les vents agitent les flots, d’assister de la terre aux rudes épreuves d’autrui ; non que cette souffrance soit un plaisir si grand, mais qu’il est doux de voir à quels maux on échappe ! »
[38]Voir Robert J. Sampson et William Julius Wilson, « Towards a Theory of race, crime, and urban inequality », in John Hagan et Ruth D. Peterson (dir.), Crime and inequality, Stanford, Stanford University Press, 1995, cité par Albert Ogien, Sociologie de la déviance, op. cit., p. 72.
[39]Voir Jean-Paul Sartre, L’être et le néant, op. cit., p. 526 et suiv.
[40]Erving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne, Paris, Minuit, 1973.
[41]On réserve le concept de « cadre » pour envisager l’ensemble des normes socialement instituées et reconnues et le concept de « situation » pour désigner les conditions matérielles, relationnelles, existentielles et sociales d’une personne en un lieu et un temps donné. Chaque situation a donc un cadre normatif différent. Une personne peut vivre successivement dans des situations différentes.
[42]Pour de telles expériences sociales, voir Harold Garfinkel, « A conception of, and experiments with, ‘Trust’ as a condition of stable concerted actions », in O. J. Harvey (dir.), Motivation and social interaction, New York, The Ronald Press, 1963, p. 187-238, cité par Albert Ogien, Sociologie de la déviance, op. cit., p. 231-233.
[43]On comprend également pourquoi, après avoir agi méchamment dans une situation en ne respectant pas les normes de respect par exemple, une personne est capable de juger elle-même son action que ce soit en reconnaissant les normes de cette situation ou par application des normes d’une autre situation.
[44]Voir Hannah Arendt, Considérations morales, tr.fr.. M. Ducassou et D. Maes, Paris, Rivages, 1993, p. 71.
[45]Voir Yoann Malinge, La réalisation de la corrélation. L’action dans la philosophie de Sartre, thèse de doctorat en philosophie, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, p. 193 et suiv. (2020).
[46]Voir Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem, Paris, Gallimard, 1997.
[47]Jean-Paul Sartre, Saint Genet comédien et martyr, Paris, Gallimard, 2011. Sur l’existence des méchants dans la philosophie de Sartre, voir Yoann Malinge et Elisa Reato, « Portrait du méchant chez Sartre », FLAMME, Fédérer Langues, Altérités, Marginalités, Médias, Éthique, (3). https://doi.org/10.25965/flamme.1277
[48]Il n’entre pas dans notre analyse de chercher les causes de cette invisibilité. Elles peuvent être multiples : discrimination raciale, ségrégation spatiale, etc.
[49]Sur les types de dénis de reconnaissance, voir Emmanuel Renault, Reconnaissance, conflit, domination, Paris, CNRS Éditions, 2017, p. 160 et suiv.
[50]Un groupe peut reconnaître la valeur de l’action sans nécessairement avoir constitué une « culture du crime ». En ce sens, notre analyse n’interroge pas l’existence d’une « sous-culture » propre aux groupes délinquants. Sur cette thèse, voir Albert Cohen, Delinquant boys, New York, The Free Press, 1955.
[51]Voir Laurent Mucchielli, Sociologie de la délinquance, Paris, Colin, 2018, p. 166.
[52]Ibid., p. 168.
[53]Howard Becker, Outsiders. Études de sociologie de la déviance, Paris, Métailié, 1985, p. 55.
[54]Robert K. Merton, « Social structure and Anomie », American Sociological Review, 1939, p. 672-682 (traduit dans Éléments de théorie et de méthode sociologique, Paris, Plon, 1965, 167-191).
[55]Howard Becker, Outsiders. Études de sociologie de la déviance, op. cit., p. 57.
[56]Jean-Paul Sartre, Saint Genet comédien et martyr, op. cit., p. 68.
[57]Howard Becker, Outsiders. Études de sociologie de la déviance, op. cit., p. 61.
[58]Emmanuel Renault, Reconnaissance, conflit, domination, op. cit., p. 134.
[59]Sur la mauvaise foi au sens de Sartre, voir L’être et le néant, op. cit., p. 89 et suiv.
[60]J’emprunte ici l’expression au titre du livre d’Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, tr.fr. P. Rusch, Paris, Gallimard, 2013.
[61]Voir en ce sens, Judith Blau et Peter Blau, « The Cost of inequality : metropolitan structure and violent crime », American sociological review, 47, 1, 1982 ; cité par Albert Ogien, Sociologie de la déviance, op. cit., p. 93.
[62]Claude Racamier, « Entre agonie psychique, déni psychique et perversion narcissique, Revue Française de Psychanalyse, 50, 1985, p. 1299-1309.
[63]Voir Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Phénoménologie de l’esprit, trad. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 2006, p. 204.
[64]Voir en ce sens, Emmanuel Renault, Reconnaissance, conflit, domination, op. cit., p. 59-60.
[65]Je reprends ici une formule de Jean-Paul Sartre dans Saint Genet comédien et martyr, op. cit., p. 63.
[66]Emmanuel Renault, Reconnaissance, conflit, domination, op. cit., p. 158.
[67]Theodor W. Adorno, Problems of moral philosophy, tr.ang. R. Livingstone, Cambridge, Polity Press, 2000, p. 19. (Je traduis en français.)
[68]Sur la notion de paradigme, voir Thomas Kuhn, Les Structures des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion (« Champs »), 1970.