Compte-rendu critique – L’inexploré
Laurent Riou est docteur en biologie, chercheur à l’INSERM, membre de l’Institut de Philosophie de Grenoble [IPhiG] et chargé de cours en biologie et en philosophie à l’Université Grenoble-Alpes.
Baptiste Morizot, L’inexploré, Wildproject, Marseille, 2023
Le livre est disponible ici.
Résumé – L’inexploré de Baptiste Morizot pointe la responsabilité de la Modernité naturaliste galiléo-cartésienne dans la « crise écologique systémique » et les « métamorphoses environnementales » contemporaines. Ces bouleversements soulignent la nécessité de faire entrer en politique les êtres vivants non-humains réduits depuis « quatre ou cinq siècles » à « des lois déterministes, mécanistes et passives ». Leur entrée en politique est permise par le franchissement du « Rubicon discret du naturalisme » des relations politiques interspécifiques grâce à la mobilisation d’épistémologies animistes et analogistes alternatives. L’ouvrage soutient que ces heuristiques sont présentes en germe dans certains paradigmes récents des sciences naturelles, ouvrant la possibilité de « faire sauter de l’intérieur les coutures du naturalisme » et de redéfinir l’agentivité des vivants, humains comme non-humains. C’est à partir de ce middle ground que sera effectuée « l’exploration diplomatique » qui permettra d’inventer des relations éthopolitiques soutenables entre vivants, respectueuses de leurs interdépendances et de leurs vulnérabilités mutuelles. Cette présentation critique de l’ouvrage sera le lieu de synthétiser et de souligner la cohérence de la pensée de l’auteur, en mettant au jour l’armature théorique et conceptuelle que procure la philosophie pragmatiste à un texte destiné à un public plus large que la communauté académique.
Mots-clefs : épistémologie, politique, écologie, anthropologie, pragmatisme
Summary – Baptiste Morizot’s « L’inexploré » highlights the responsibility of Galilean-Cartesian naturalist Modernity in the contemporary « systemic ecological crisis » and « environmental metamorphoses ». These disruptions underscore the need to bring non-human living beings, reduced to « deterministic, mechanistic, and passive laws » since « four or five centuries », into the realm of politics. Their entry into politics is made possible by crossing the « discreet Rubicon of naturalism » of interspecies political relations through the mobilization of animistic and analogistic epistemologies alternative to naturalism. The book argues that these heuristic approaches are implicitly present in certain recent paradigms of natural sciences, opening the possibility to « internally rupture the seams of naturalism » and redefine the agency of both human and non-human beings. It is from this middle ground that a « diplomatic exploration » will be conducted to invent sustainable ethopolitical relationships between living beings, respecting their interdependencies and mutual vulnerabilities. This critical presentation will synthetize and highlight the coherence of the author’s thought by uncovering the theoretical and conceptual framework that philosophical pragmatism provides to a text intended for a broader audience than the academic community.
Keywords: epistemology, politics, ecology, anthropology, pragmatism
Introduction
« L’inexploré » est, selon Baptiste Morizot et pour employer des termes récurrents au fil de son ouvrage, le continent, englouti par la Modernité, des relations sociales et politiques entre le vivant humain et le vivant non-humain. Le caractère intenable de cette perte est révélé par les conséquences pratiques de la crise écologique et climatique contemporaine et sa réparation appelle une enquête exploratoire à laquelle son ouvrage se consacre.
Sur le plan formel, le texte est constitué de 729 paragraphes ou aphorismes consécutifs. De longueurs inégales, ils sont structurés en huit chapitres distincts : une partie introductive destinée à formuler le diagnostic de l’auteur au sujet de la situation contemporaine, puis six chapitres, désignés comme des « reconnaissances » ou des « errances », au fil desquels Morizot détaille ses conceptions théoriques et les modifications pratiques qu’elles appellent dans nos relations au vivant, plutôt qu’à la nature, puisque le terme est à ses yeux surchargé des sens multiples que la Renaissance puis la Modernité occidentales lui ont conféré. Une « dernière halte », en forme d’étude de cas basée sur des expériences de terrain en cours et destinée à illustrer certains aspects essentiels de son propos, vient clore l’ouvrage.
L’auteur, dont les activités de pistage et d’observation nourrissent grandement la réflexion philosophique depuis la publication en 2016 des Diplomates[1], conçoit les réflexions qu’il livre comme une « exploration conceptuelle » (p. 11). Cette exploration n’est pas celle d’un territoire géographique vierge de toute présence humaine, mais bien celle de terres « qui sont sous nos pieds […] mais qui sont inconnues en tant qu’elles sont peuplées, parce qu’on [a] invisibilisé les peuplements non humains et les relations historiques entre eux et nous » (p. 92). Le propos, ambitieux, concerne tout à la fois la justification de l’alter-exploration, ses conditions de possibilité épistémologiques, morales et politiques, et celles de sa mise en œuvre pratique. Le lecteur familier de Morizot retrouvera, développés en toute cohérence, nombre de thèmes déjà abordés précédemment. On retiendra notamment la critique des dualismes conjoints de la modernité et de la cosmologie naturaliste ainsi que le diagnostic de la période contemporaine comme crise de la sensibilité et des relations entre vivants humains et non-humains. Surtout, au chapitre des solutions, l’auteur reprend et développe le recours à des perspectives épistémologiques alternatives pour l’interprétation de faits et de concepts issus des sciences naturelles que sont la biologie évolutionnaire, l’éthologie et l’écologie scientifique.
Entre anthropologie et philosophie, les deux figures académiques principales dont Morizot mobilise les travaux sont celles de Philippe Descola et de Bruno Latour. D’une part, les quatre modes d’identification avec les non-humains (naturalisme, animisme, analogisme, totémisme) autorisés par la combinaison de l’intériorité et de la physicalité, dont le contraste est apparu à Descola comme universellement partagé par les humains, servent d’outils conceptuels stables à Morizot qui, d’autre part, converse au fil des chapitres et de manière alternativement implicite et explicite, complice et critique, avec la pensée de Latour. Plus précisément, c’est principalement de la symétrie entre, d’un côté, un animisme postulant une intériorité similaire chez tous les vivants malgré des physicalités différentes, et de l’autre, un naturalisme tenant d’une intériorité exclusivement humaine malgré la physicalité similaire des vivants (les mêmes molécules constituent humains et non-humains), dont Morizot se sert pour sa critique de la modernité naturaliste galiléo-cartésienne. Aux humains l’histoire et les relations sociales et politiques, et au reste des choses le déterminisme mécaniste et passif propice à l’exploitation illimitée : voilà le grand partage dont on ne sortira qu’en redéfinissant les relations entre vivants. Au-delà de Descola et Latour, la filiation philosophique de Morizot, à l’instar de celle de Latour[2], est pragmatiste. Elle transparaît de manière sporadique dans L’inexploré, où la mention des termes « pragmatiste » ou « pragmatique » entendus philosophiquement est relevée dans 7 des 729 paragraphes qui composent le texte[3], mais où la bibliographie ne renvoie à aucune œuvre pragmatiste classique malgré une référence directe à « la philosophie pragmatiste états-unienne » (p. 61). Il s’agit certainement là d’un parti pris de l’auteur pour éviter de verser dans une technicité académique qui pourrait nuire à la rencontre entre son ouvrage et un public relativement large[4]. La pensée pragmatiste, peut-être en raison de sa pertinence biologique, évolutive et écologique initiale, irrigue pourtant profondément celle de Morizot bien au-delà de la classique attention aux conséquences pratiques ou du non moins classique rejet de la métaphysique qui sont invoqués dans L’inexploré. Cette présentation critique de l’ouvrage sera donc le lieu de souligner la cohérence de la pensée de Morizot, en mettant au jour l’armature théorique et conceptuelle que procure le pragmatisme de William James et de John Dewey à un texte partiellement « hérétique » à l’égard du discours philosophique traditionnel car destiné à un public plus large que la communauté académique.
Ce faisant, nous tiendrons compte de l’avertissement de Morizot selon lequel la lecture des chapitres qui composent L’inexploré peut générer « des sentiments de répétition » (p. 12), en partie pour la raison prosaïque que cinq d’entre eux ont déjà été publiés séparément dans des ouvrages collectifs ou des périodiques. Nous tâcherons donc, en nous affranchissant dans une certaine mesure de la table des matières, de restituer les principaux points qui articulent la pensée de l’auteur dans les différentes directions que prennent ses « reconnaissances » en en proposant la synthèse et le commentaire au cours de trois moments. Il s’agira tout d’abord de s’arrêter au diagnostic que Morizot pose au sujet de la période actuelle, qualifiée de « crise ». Nous évoquerons ensuite les dispositions affectives et épistémologiques que nous autres humains devrions adopter dans notre recherche d’une solution pour en sortir. Enfin, nous synthétiserons les principales étapes du raisonnement qui mène Morizot à définir la nature des relations politiques qui devraient sous-tendre la communauté des vivants, humains ou non, pour se détourner des impasses pratiques de la Modernité.
I. Temps du mythe animiste et Anthropocène naturaliste : une situation indéterminée commune
Le premier aphorisme de L’inexploré est la question « Quel type d’époque vivons-nous ? » (p. 17), à laquelle Morizot propose une réponse reprenant l’hypothèse défendue par Nastassja Martin, élève de Descola, dans son étude de la communauté animiste gwich’in en Alaska[5]. Les « métamorphoses environnementales accélérées induites par le réchauffement climatique » (p. 27), dont la modernité naturaliste est responsable, auraient fait sortir le monde gwich’in de son temps linéaire. Dans ce nouveau « temps du mythe » prolifèrent les êtres de la métamorphose, d’ordinaire minoritaires, et caractérisés par un statut et des relations non-stabilisés avec les humains. Morizot avance que la modernité occidentale naturaliste a, de son côté, récemment identifié dans les chimères évolutives ou les holobiontes des analogues aux êtres de la métamorphose gwich’in via des « révolutions scientifiques discrètes » et « la montée de paradigmes minoritaires »[6]. Désormais, « pisteurs gwich’in » et scientifiques naturalistes ensemble « ne compren[nent] pas ce qui se passe » (p. 35). Pour s’extraire du « chaos invivable » (p. 46) du temps du mythe, l’enjeu est alors de résoudre la « crise de nos relations au vivant » (p. 19) en menant l’« enquête » : le terme revient plusieurs dizaines de fois au fil des aphorismes.
L’interprétation effectuée par Martin et Morizot du concept de temps du mythe animiste, et l’hypothèse de sa pertinence « pour penser les battements du temps » (p. 53), ne sont pas nécessairement reconnues par Descola lui-même[7]. Elles pourraient pourtant se justifier dans la mesure où elles proposent un récit alternatif à celui de la Modernité, qui « raconte[rait] l’origine, non pas des choses, mais des relations stabilisées des êtres à partir d’une situation déstabilisée » (p. 49). Il s’agirait alors de faire un « usage pragmatiste » (p. 51) du temps du mythe, qui permette de « libére[r] des potentiels théoriques et pratiques ». La validité de ce récit serait alors évaluée a posteriori à l’aune des « effets d’intelligibilité ou de recomposition des rapports » qu’il aura permis, selon une épistémologie pragmatiste assumée (p. 329). Il reste tout de même que l’absence de consensus concernant l’interprétation des faits anthropologiques à partir desquels Morizot élabore ses hypothèses peut venir fragiliser leur potentiel pratique, en même temps qu’il représente une entorse à l’orthodoxie de l’enquête pragmatiste dont il se réclame.
Les traits principaux de ce nouveau récit – métastabilité[8] du temps du monde, caractère chaotique et indéterminé du temps du mythe, résolution cyclique du second dans le premier – sont très évocateurs du processus de l’enquête pragmatiste. Selon Dewey, « [l]’enquête est la transformation contrôlée ou dirigée d’une situation indéterminée en une situation qui est si déterminée en ses distinctions et relations constitutives qu’elle convertit les éléments de la situation originelle en un tout unifié »[9]. Quelle est donc cette « situation déterminée », « unifiée » vers laquelle tend l’enquête deweyenne ? Considérant qu’ « [a]ucune créature ne peut vivre à l’intérieur de son enveloppe cutanée »[10] et que « [l]a vie et le destin d’un être vivant sont liés à ses échanges avec son environnement, qui ne sont pas externes mais très intimes »[11], une situation unifiée est une situation dans laquelle « l’organisme préserve la stabilité essentielle à son existence » en « particip[ant] aux relations ordonnées qui régissent son environnement »[12]. La stabilité n’est cependant que relative – Dewey aurait pu avec Morizot la qualifier de « métastable » si le terme avait été disponible pour lui aussi, et une situation unifiée finira inévitablement par redevenir problématique et par appeler une nouvelle enquête. La proposition de Morizot selon laquelle « [à] l’origine de tout temps du monde, il y a eu un temps mythique dont on est sortis en stabilisant statuts et relations », se laisse alors facilement interpréter depuis la perspective pragmatiste, en assimilant la « situation unifiée » deweyenne au « temps du monde ». Notons au passage que depuis les perspectives animiste comme pragmatiste, le temps du mythe comme celui de l’enquête sont tous deux des transitions entre des séquences autrement (méta)stables : à rebours de nombreuses analyses contemporaines[13], le temps dans lequel nous sommes entrés, communément désigné comme l’Anthropocène, est bien une « crise » en tant qu’il est selon Morizot appelé à se résoudre en un temps du monde ou en une situation à nouveau unifiée, quoique différente de la précédente.
Le projet global qui s’esquisse est ainsi celui d’une redéfinition, à des fins pratiques et grâce à l’enquête pragmatiste, des relations du vivant humain avec le vivant non-humain. Elle sera effectuée en procédant à une synthèse entre, d’une part, l’appareil interprétatif structuraliste descolien permettant une comparaison extérieure, incluant le naturalisme, des possibilités humaines de relations avec le non-humain et d’autre part la critique interne de la modernité naturaliste en considérant, avec Latour, l’instabilité de la période actuelle, qui « fai[t] entrer en politique tout ce qui appartenait naguère encore à la nature » [14]. La différence majeure entre Latour et Morizot se situera alors, comme nous le verrons, dans la définition de l’agentivité du non-humain. En effet, ce sont pour Morizot « les vivants [qui] sont sortis de la nature pour entrer en politique » (p. 68) : les sciences biologiques, en permettant de contourner « l’impossibilité logique de faire communiquer deux ontologies symétriques » (p. 38), permettront de faire « sauter de l’intérieur les coutures du naturalisme » (p. 64) et de faire entrer en politique les vivants non-humains, agents dotés d’une puissance d’action qui les distingue des non-vivants.
II. Affects et épistémologies pour l’enquête : contemporanéité, immémorialité, chimérisation
Morizot identifie deux affects humains dont la conjonction serait mobilisatrice et pourrait « donne[r] forme à cette détresse d’habiter la métamorphose [et] orienter les passions […] vers des manières de vivre moins insoutenables » (p. 78). Il s’agit, selon une terminologie voltairienne mais une fois de plus et surtout très latourienne, de nous permettre « d’en finir avec le point de vue de Sirius » et d’« atterrir » (p. 101) [15]. La mobilisation simultanée des deux affects dans l’ouvrage est rendue spectaculaire par la durée qui sépare leurs apparitions historiques, qui permet à Morizot d’installer élégamment son propos philosophique dans le temps long de l’évolution darwinienne, en même temps que d’en confirmer, fut-ce de manière elliptique, sa filiation pragmatiste.
Le premier affect est la solastalgie. Son apparition est datée de 2005 : le concept est donc contemporain de celui d’Anthropocène. Ce « mal du pays sans exil » (p. 77), expérience vécue d’un changement environnemental perçu négativement, est illustré de manière poétique et puissante grâce à la description du malaise ressenti à la perception simultanée des caractéristiques de trois saisons en naviguant sur le cours d’une rivière. Le retour à la définition procurée par Glenn Albrecht, l’auteur du néologisme, permet de souligner de quelle manière le concept vient servir le projet pratique et politique de Morizot. Ainsi, la solastalgie n’est, selon Albrecht,
ni une maladie mentale ni un trouble. On peut la penser comme un malaise. […] La détresse solastalgique est parfaitement normale : elle indique que vous avez un lien puissant avec votre environnement, et que vous souhaitez le conserver. […] Une personne faisant l’expérience de la solastagie ressentira probablement le besoin de faire cesser les causes qui en sont à l’origine. Le plus souvent, cela implique une action politique.[16]
La solastalgie peut motiver une action politique, entendue probablement par Albrecht comme activisme ou militantisme politique d’humains solastalgiques envers leurs représentants démocratiquement élus, mais qui peut également s’entendre depuis la perspective de Morizot comme une action définie et menée conjointement par des agents humains et non-humains, selon des modalités que l’ouvrage s’attache justement à explorer.
Le deuxième affect est exploratoire. Son apparition est datée par Morizot à – 500 millions d’années et le biologiste identifie immédiatement la période à celle du Cambrien. Les formes de vie ont alors connu une importante et rapide diversification en faisant l’acquisition de spécificités anatomiques, telles que la bilatéralité notamment, et comportementales, avec la généralisation de la prédation et l’apparition des chaînes alimentaires impliquant probablement pour Morizot l’importance prise alors par la capacité de mouvement : l’acquisition de l’affect exploratoire daterait de l’acquisition par les formes de vie de leur caractère dispersant. Désolidarisé de son aspect colonial, moderne, et réaffecté au processus intransitif de découverte[17], l’hypothèse de Morizot est qu’il pourrait être mobilisé pour l’exploration, non plus géographique, mais diplomatique, du continent inexploré des relations « alterpolitiques » entre êtres vivants. L’« alter-exploration » sera menée en considérant la situation d’interdépendance et de vulnérabilité mutuelle, pointée par les sciences écologiques, éthologiques, et évolutionnaires, dans laquelle humains et non-humains se tiennent ensemble.
Deux points méritent d’être soulignés : tout d’abord, en suivant Descola dans sa définition minimale du politique entendue comme « condition pour maintenir une relation qui soit de l’ordre de l’échange, de la réciprocité, avec des voisins qui sont considérés comme autonomes »[18], Morizot se distingue de Latour, et accessoirement de Sue Donaldson et Will Kymlicka sur l’entrée en politique des non-humains : elle ne pourra pas se faire en utilisant la représentativité (le parlement des choses latourien[19]) ou la citoyenneté (la Zoopolis de Donaldson et Kymlicka[20]) caractéristiques de la politique humaine moderne. Ensuite, la dépendance du concept d’alter-exploration à des affects humains suscités par une interaction contemporaine ou très lointaine avec le milieu permet d’inscrire la réflexion de Morizot dans une veine encore une fois pragmatiste. Ainsi les affects jouent-ils un rôle central dans l’ancrage naturaliste et évolutionniste de la théorie psychologique de William James, et plus largement ensuite dans sa philosophie de l’action. Au fait également des dernières découvertes scientifiques de son temps relatives à la physiologie de l’arc réflexe et à l’anatomie du système nerveux, James intègre le système nerveux central constitué par la moëlle épinière en continuité avec le cerveau comme le centre intermédiaire et médiateur de la réponse sensori-motrice, entre des éléments sensitifs afférents et des éléments moteurs efférents. Cette structure triadique et ordonnée, qui oriente un mouvement préexistant de la périphérie sensorielle dans une certaine direction motrice, est le modèle de toute action réflexe ou volontaire. À l’opposé d’une conception autonome de l’esprit qui placerait la fin de la connaissance en elle-même, toute action est donc toujours téléologique pour James[21]. Le projet de Morizot nous semble particulièrement en accord avec cette conception selon laquelle « l’environnement agit sur l’individu (par les impressions sensorielles), [qui] réagit en retour sur l’environnement (par les réactions motrices), de manière à assurer sa conservation […], l’esprit permet[tant] d’améliorer l’ajustement de l’organisme à son environnement ».[22] Nous sommes d’autant plus enclin à défendre cette lecture jamesienne de la mobilisation des affects par Morizot qu’il a utilisé l’arc réflexe dans un ouvrage antérieur pour suggérer, comme James le fait pour l’être humain, la capacité inhibitrice de la volonté dans la réponse motrice du loup à la stimulation constituée par une imitation humaine de son hurlement, dans le cadre d’un chapitre appelant explicitement à la réactivation de l’enquête pragmatiste envers les non-humains[23].
Quelles épistémologies l’être humain solastalgique, sensible aux modifications récentes de son environnement et ayant détourné l’inclination à l’exploration géographique développée par des millions d’années d’évolution en une capacité alter-exploratoire diplomatique, doit-il considérer pour acquérir les connaissances qui permettront la réévaluation du statut des vivants non-humains et leur entrée en politique ? Ces épistémologies, dont il faut commencer par noter le pluralisme, sont entendues par Morizot comme « des dispositifs d’enquête, voués à produire des discours et des pratiques collectivement fiables et relativement stabilisées » (p. 178). Autrement dit : comme des méthodes générant des croyances intersubjectives confirmées par des conséquences pratiques satisfaisantes et dont la validité n’est pas éternelle – il n’y a pas de vérité valable de tout temps à découvrir pour Morizot, mais plutôt des situations « métastables » à atteindre, pour reprendre un terme cher à l’auteur depuis son travail doctoral[24].
Le pluralisme épistémologique de Morizot est tout d’abord un pis-aller à un pluralisme ontologique, dont le potentiel de métastabilisation et les vertus lui apparaissent par analogie avec celles de l’incertitude générée par l’effort de se situer simultanément sur plusieurs cartes en contexte d’exploration géographique et de pistage. Pour « changer d’ontologie » (p. 175), la solution envisagée par Morizot est l’adoption de l’une des perspectives cosmologiques alternatives au naturalisme décrites par Descola. Et pourtant, argumentant que les schèmes ontologiques « ne sont pas l’objet d’un choix » (p. 177) cependant que la crise écologique est une crise du naturalisme, Morizot propose « de se décaler à un niveau qui n’est plus celui, massif, des ontologies, mais celui, plus discret et plastique, des épistémologies qui leur sont solidaires » (p. 178) : « l’équipement d’enquêteur pour faire justice, dans ce nouveau temps mythique, au monde vivant […] exige de faire muter notre naturalisme vers des jeux épistémologiques et des attitudes pratiques chimérisés avec d’autres cartes ontologiques » (p. 184).
Morizot ne décrète pas ex nihilo la possibilité d’une telle chimérisation : en argumentant après Latour que nous n’avons jamais été exclusivement naturalistes, il formule ce qui pourrait peut-être constituer la thèse principale de son ouvrage, selon laquelle
c’est grâce aux sciences du vivant qu’on […] découvre [que] les vivants ne sont pas ce que le naturalisme scientifique nous en dit : la beauté du naturalisme et sa vitalité viennent du fait qu’il produit lui-même des outils toujours capables de le faire éclater de l’intérieur, de le faire devenir autre. (p. 271)
Le potentiel auto-subversif de la science naturaliste provient d’après Morizot de ce que certaines de ses disciplines font d’ores et déjà appel à des heuristiques alternatives. Ainsi, à l’encontre d’un naturalisme pur et dur qui considérerait qu’il n’y a d’âme que chez les humains, l’éthologie inverse la charge de la preuve en postulant avec l’animisme qu’il existe des intériorités non-humaines complexes. De la même manière, l’écologie scientifique travaille mieux en considérant avec l’analogisme que « les influences invisibles existent entre les choses, jusqu’à preuve du contraire » (p. 203). Que faut-il alors rejeter, et garder, de l’épistémologie naturaliste au moment de « libérer [et de] laisser se formuler » (p. 215) sa chimérisation ? D’abord, rejeter ce que Morizot considère comme le folklore naturaliste, c’est-à-dire l’habitude d’objectivation génératrice de dualismes et de la quête vaine et illusoire d’une vérité éternelle et immuable. Ensuite, conserver « l’habitude simple qu’aucune assertion ne soit stabilisée en savoir sans dispositif de mise à l’épreuve [: l]a croyance rigidifiée [n’est alors plus] la norme, ce qui reste, qui dure, mais l’anomalie ; ce qui dure, interminablement, c’est l’enquête. » (p. 217-8). C’est alors dans l’analyse qu’effectue Stéphane Madelrieux de la conception deweyenne de la connaissance (vraie) comme « assertabilité garantie » que l’on trouve, sans effort, un commentaire de Morizot : « la “garantie” est assurée par l’enquête juste passée dont l‘assertion est la conclusion, et l’ “assertabilité” renvoie à la capacité de cette conclusion à fonctionner au-delà de cette enquête particulière dans le continuum des enquêtes futures »[25] : l’heuristique naturaliste minimale de Morizot est pragmatiste.
III. Alterpolitique : la question de l’agentivité
Equipé de ses affects et épistémologiquement affranchi d’un naturalisme exclusif, comment le vivant humain peut-il concevoir puis matérialiser ses relations avec les vivants non-humains pour infléchir volontairement la situation indéterminée de crise anthropocénique subie en une situation soutenable, de nouveau unifiée et voulue ? La réponse de Morizot implique de mobiliser, dans un même élan, une série de concepts et d’arguments dont l’indissociabilité vient justifier la longueur relative de cette partie.
Tout d’abord en constatant, avec Eduardo Viveiros de Castro[26], que la modernité naturaliste consacre entre humains et non-humains des relations « naturelles » dont la crise actuelle souligne l’insoutenabilité, tandis que les relations intra-humaines sont de nature sociale et politique. Si l’éthologie, avec ses méthodes anthropologiques, reconnaît la possibilité du social et du politique entre individus non-humains d’une même espèce, cette même possibilité reste « un Rubicon discret du naturalisme » (p. 272) pour ce qui est des relations interspécifiques. Ces relations, que Morizot qualifie d’éthopolitiques, et plus spécifiquement d’alterpolitiques lorsqu’elles impliquent spécifiquement des humains, proviendront de la réinterprétation des relations écologiques. Elles se situent entre les deux pôles constitués, d’une part, par la concaténation moderne des rapports de force newtoniens (« physiques et quantifiables ») et hobbesiens (« agressifs et coercitifs ») (p. 229) décrivant des relations naturelles que les vivants non-humains n’ont en fait jamais entretenues, et d’autre part, par les relations politiques « des présidentielles » (p. 284) impliquant logos, contrat, vote, représentativité.
Où se trouve alors la possibilité éthopolitique, « grammaire minimale » (p. 313) du récit des relations sociales et politiques inter-espèces selon Morizot ? Synthétisons-la, avant d’expliciter immédiatement plus avant les références qu’elle mobilise : elle se niche dans les relations d’intrication entre vivants décrites par l’écologie scientifique, réinterprétées au prisme du paradigme exaptationniste proposé par Stephen Jay Gould que Morizot accole à la théorie biosémiotique de Markoš et à celle, simondonienne, de la communication pour parvenir à « l’essence minimale du politique » (p. 283) qui caractérise les relations alter- ou plus largement éthopolitiques spécifiques du vivant[27]. Explicitons donc rapidement.
Morizot procure deux définitions des relations éthopolitiques qu’il appelle à reconnaître grâce aux épistémologies naturalistes chimérisées. La première, à tendance écologique, les qualifie comme « des relations entre vivants […] dont la nature est la trans-action […] entre des formes de vie qui ne sont pas des individus atomistes [mais] des tissages de co-individuation où l’on ne sait jamais vraiment où tu commences et où je finis » (p. 278). Elle procède de sa conviction de la nécessité de reconnaître le primat des relations sur leurs termes, malgré la difficulté de l’exercice pour les naturalistes empêtrés dans leurs dualismes que nous sommes. Avant de s’en détourner au bénéfice de l’épistémologie pour les raisons mentionnées plus haut, Morizot a pu s’atteler dans des travaux antérieurs[28] à la définition d’une ontologie des relations inspirée notamment des travaux de Gaston Bachelard et Paul Shepard, qui ne sont plus mobilisés dans L’inexploré. L’on peut alors reconnaître, dans sa première définition de l’éthopolitique, un nouvel aspect de la proximité de Morizot avec le pragmatisme de Dewey, en se souvenant que le second prenait la peine de justifier l’emploi du terme de « transaction » pour qualifier les relations d’un organisme avec l’environnement, de préférence à celui d’« interaction » qui serait
dangereux, étant donné qu’il est facile de comprendre qu’il met en jeu deux ou plusieurs existences préalables. [L]es termes “organisme” et “environnement” relèvent d’une interprétation fonctionnelle au sein d’événements qui sont intégraux. “Interaction de l’organisme avec l’environnement” exprime une condition de désintégration partielle d’un événement au préalable intégral, plutôt que quelque chose d’originaire.[29]
En effet, [l]es organes sous-cutanés [d’une créature] sont des liens avec l’environnement au-delà de son enveloppe corporelle »[30].
À l’évidence, le caractère central du concept d’éthopolitique a conduit Morizot à peser au trébuchet chacun des termes qui entrent dans sa deuxième définition des relations éthopolitiques, de telle sorte qu’il est difficile de ne pas la reprendre in extenso ou presque. Les relations éthopolitiques sont donc
un type de relation entretenu par des individus ou des collectifs hétérogènes de vivants qui vivent exposés les uns aux autres et peuvent composer des puissances mutuelles ou se décomposer mutuellement, et ce, suivant une gamme non déterministe de relations possibles, historiquement constituées, sensibles au malentendu […] et toujours susceptibles de concorde ou de discorde, d’alliances neuves ou d’inimitiés imprévues, mais qui possèdent quelque chose comme un sens de la concorde et de l’abaissement du conflit, de l’alliance objective, et c’est ici l’essence minimale du politique. (p. 282-3)
Les relations éthopolitiques sont établies, nous y reviendrons, non intentionnellement. Elles constituent les liens apparus entre vivants au fil du temps long de l’évolution, dont l’origine contingente se trouve dans leurs puissances d’actions spécifiques. L’outil naturaliste subversif dont Morizot se saisit pour penser la puissance d’action, ou l’agentivité, des vivants non-humains est le paradigme hétérodoxe de l’exaptation. D’après ce paradigme, des formes sélectionnées de façon déterministe par l’adaptation évolutionnaire, résultante de la pression sélective, sont détournées de la fonction qu’elles remplissent vers un usage différent. Un exemple archétypique d’exaptation est le détournement de la fonction de thermorégulation des plumes de dinosaures pour en faire l’instrument du vol : l’exemple sert particulièrement bien le propos de Morizot, tant l’interprétation qu’il en propose rejoint l’image facilement associée à la fonction qui émerge en l’occurrence. Il y aurait en effet dans « le moment inchoatif où des traits biologiques sont subvertis » (p. 142), c’est-à-dire celui de l’exaptation d’usage précédant l’apparition déterministe de l’exaptation de fonction sous la pression d’une éventuelle sélection, une forme de liberté spécifique à la matière vivante. La réserve exaptative composée de l’ensemble des fonctions que le temps long de l’évolution a procuré aux vivants représente un « sédimenté de l’histoire » disponible, de manière « contextuelle, historique » et non intentionnelle, pour « générer de la nouveauté » (p. 151). La capacité de la matière vivante à faire communiquer son passé avec le présent est ce qui lui procure son agentivité et ce qui la distingue de la matière inanimée : c’est là ce qui distingue l’alterpolitique de Morizot de la cosmopolitique de Latour, pour qui est agent tout ce qui, vivant ou non, « fait faire »[31]. C’est ainsi parce qu’il n’aurait pas relevé le paradigme exaptationniste que Latour se serait détourné de la biologie évolutive et de son paradigme adaptationniste dominant, selon lequel « les effets sont déjà complètement présents dans la cause » (p. 137).
Comment l’exaptation « dégage-t-elle une marge de manœuvre pour la politique » ? Tout d’abord, en la couplant à la théorie biosémiotique qui postule que « la sensibilité à son environnement et l’aptitude à survivre présupposent chez un être vivant un système de significations élémentaires basé sur des finalités et des valeurs »[32]. En suivant Anton Markoš après Jakob von Uexküll le long de cette théorie, Morizot fait de l’exaptation « un acte d’interprétation réelle de son propre passé par le vivant » (p. 158). Le comportement du vivant non humain n’est plus univoque, déterministe, mais porteur de sens potentiels multiples d’apparition contingente. Ensuite, en adoptant avec Gilbert Simondon, dont Morizot est familier depuis son doctorat, la théorie selon laquelle il y a communication dès lors qu’une information a été sélectionnée par un récepteur non passif, peu importe que son émission ait été intentionnelle ou non, et qui conduit alors à constater « que les communications interspécifiques sont omniprésentes dans le vivant » (p. 114). Enfin, en joignant à la théorie simondonienne celle des invites de James Gibson[33] entendues comme possibilités particulières d’interaction entre entités vivantes, qui souligne à son tour et à sa manière la superfluité de l’intention pour justifier de l’émergence d’une éthopolitique même sans intention de ne pas faire la guerre, puisque l’intention est, dans ce monde, « inintéressante » (p. 112), « secondaire », et « anecdotique » (p. 287). Ainsi, pour tenter une synthèse, forcément réductrice, de la conception de la politique minimale interspécifique de Morizot, peut-être pourrait-on dire que la puissance d’action des vivants s’exprime via l’interprétation créative, exaptationniste, de leur histoire évolutive, et qu’elle vient alors possiblement, mais pas nécessairement, faire sens pour d’autres vivants qui pourront, dans les interactions suscitées par les invites nouvelles et non intentionnelles auxquelles ils répondent, être eux-mêmes transformés.
Notons alors que la théorie biosémiotique envisage l’émission de signaux par le non-vivant, que le vivant se chargera d’interpréter comme signes ; que la communication selon Simondon inclut un régime écologique qui peut impliquer des non-vivants ; que les invites gibsoniennes sont susceptibles d’être présentées par le milieu, biotique comme abiotique. La pensée de Morizot risque alors à nouveau, grosso modo, sa dissolution dans celle de Latour, sauf à considérer que la création de nouvelles invites est nécessaire, mais pas suffisante pour caractériser un agent éthopolitique : l’agentivité selon Morizot implique en effet, en plus de la capacité à individuer et transformer d’autres êtres via l’émission non intentionnelle de sens, celle d’être soi-même individué et transformé par la réception du sens émis par d’autres. Il y a alors individuation et transformation réciproques des agents par le jeu de la réception croisée de leurs invites respectives. Cette réciprocité n’est envisageable qu’entre vivants : la matière non-vivante a peut-être la capacité à avoir des invites, à faire faire, mais pas celle d’être individuée ou transformée par d’autres invites ou tout du moins pas à l’échelle de temps de l’individu vivant, et surtout sans la résistance aux injonctions, la féralité[34] qui fonde la relation éthopolitique. « L’inexploré » de Morizot est donc bien un continent, déjà exploré par 300 000 ans d’humanité[35] avant d’être englouti par 400 ans de naturalisme moderne : celui des relations éthopolitiques, alterdiplomatiques fondées sur l’exaptation spécifique aux vivants, au sein d’un monde où, vivant ou non, tout communique, et où « tout se comporte » (p. 112).
Il s’agit alors d’inventer de nouvelles manières, alterpolitiques, de cohabiter avec le reste des vivants en considérant leurs « compétences éthopolitiques » (p. 315) et les relations d’interdépendance et de vulnérabilité mutuelle qui les lient. Autrement dit, c’est à un élargissement du public, entendu au sens deweyen de la communauté des enquêteurs formée par les « individus dont le seul point commun est qu’ils pâtissent tous, quoiqu’à divers titres, des effets d’activités menées par d’autres »[36], que Morizot appelle. L’inclusion des vivants non-humains au public pragmatiste se fera en rajoutant à la liste deweyenne de ses métriques d’hétérogénéité intra-humaine – « le statut, la classe sociale, la culture ou la nationalité »[37] – les rangs taxinomiques afin d’élargir la communauté à tous les vivants. Morizot, à ce stade, « ignore quelles sont la portée et les implications du geste théorique qui consiste à sortir les relations entre vivants du règne de la nature pour leur restituer leurs propriétés éthopolitiques » (p. 281). Il reste cependant convaincu que le mode de cohabitation qu’il propose est avantageux par rapport à ceux basés sur la considérabilité morale des animaux selon Peter Singer, la possibilité d’une citoyenneté animale selon Donaldson et Kymlicka, ou bien la reconnaissance des facultés cognitives animales avec Frans De Waal, sans cependant fournir à son lecteur les arguments à l’appui de cette opinion (p. 314-5). En revanche, si comme nous le suggérons la philosophie de Morizot peut se définir comme un pragmatisme environnemental, on ne s’étonnera pas de l’absence de référence à l’un des animateurs états-uniens majeurs de ce courant, Bryan G. Norton, dans la mesure où Norton défend une théorie anthropocentrique dont on voit effectivement mal quelles seraient les invites qu’elle serait susceptible de présenter à la pensée de Morizot.
Pour conclure, le mouvement général du propos de Morizot peut se laisser résumer de la façon la plus synthétique en empruntant à l’ouvrage les trois moments au cours desquels le slogan inventé sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes est repris et amendé pour dessiner la trajectoire proposée dans L’inexploré, de la nature au vivant, comme résultat de son enquête. Depuis sa formulation originale rappelée dans les premières pages (« Nous ne défendons pas la nature. Nous sommes la nature qui se défend », p. 22), en passant par sa distorsion pour illustrer l’une de ses hypothèses centrales (« Nous sommes aussi le naturalisme qui se défend contre lui-même », p. 40), Morizot en achève la transformation dans l’un des derniers fragments en un « Nous sommes une force du vivant qui le détisse, et un visage du vivant qui se défend » (p. 369), au terme d’errances et de reconnaissances qui lui auront permis d’instaurer une continuité entre ces trois repères discrets de sa critique de la modernité naturaliste.
[1] B. Morizot, Les diplomates : cohabiter avec les loups sur une autre carte du vivant, Paris, Éditions Wildproject, 2016.
[2] A. Fossier & E. Gardella, « Entretien avec Bruno Latour », Tracés, 2006, no 10, p. 113‑129. DOI 10.4000/traces.158 ; P. Charbonnier, « Après la modernité, la nature. L’anthropologie des modernes de Latour et Descola », Hypothèses, 12/1/2016, https://natpol.hypotheses.org/28 (page consultée le 25/06/2023).
[3] Il s’agit des aphorismes 15, 41, 51, 76, 100, 571 et 622.
[4] À l’appui de cette hypothèse, voir Thomas Erber, « Le bel entretien avec Baptiste Morizot », G.I.V.E., 02/12/2020, https://www.vanityfair.fr/give/story/give-le-bel-entretien-avec-baptiste-morizot/12924 (page consultée le 23/06/2023). Voir également la conférence récente de Baptiste Morizot, « Quel langage pour penser autrement le vivant ? » dans le cadre du séminaire « Penser le vivant autrement » de la chaire Biodiversité et écosystèmes de Virginie Courtier-Orgogozo. Morizot s’y livre à un commentaire savant d’extraits de l’ouvrage de James Le pragmatisme (1907), en développant devant le public averti du Collège de France des thèses proches de celles soutenues dans L’inexploré (https://www.college-de-france.fr/fr/agenda/seminaire/penser-le-vivant-autrement/quel-langage-pour-penser-autrement-le-vivant, page consultée le 23/06/2023).
[5] N. Martin. Les âmes sauvages : face à l’Occident, la résistance d’un peuple d’Alaska, Paris, La Découverte, 2016.
[6] Les chimères évolutives sont les hybrides interféconds issus d’une reproduction interspécifique ; les holobiontes sont le résultat de l’association vitale d’un organisme complexe, humain par exemple, avec ses microbiotes.
[7] P. Descola et B. Morizot, « Face aux bouleversements écologiques, il est temps de bifurquer et d’aménager le monde pour la vie », Entretien avec Nicolas Truong, Le Monde, 09/06/2023 (https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/06/09/philippe-descola-et-baptiste-morizot-face-aux-bouleversements-ecologiques-il-est-temps-de-bifurquer-et-d-amenager-le-monde-pour-la-vie_6176849_3232.html, page consultée le 10/07/2023).
[8] Un état métastable est un état dont la vitesse de transformation est lente au point qu’il a l’apparence de la stabilité. Selon Gilbert Simondon, la métastabilité transcende l’opposition classique entre stabilité et instabilité, et l’état métastable est chargé de potentiels pour un devenir (Jean-Hugues Barthélémy, « Glossaire Simondon : les 50 grandes entrées dans l’œuvre », Appareil [En ligne], 2015, Vol. 16. DOI 10.4000/appareil.2253).
[9] J. Dewey, Logique: la théorie de l’enquête, Paris, Presses universitaires de France, 1993, p. 169.
[10] J. Dewey, L’art comme expérience, Paris, Gallimard, 2010, p. 45.
[11] Ibid., p. 46.
[12] Ibid., p. 48.
[13] Voir par exemple Dominique Bourg, « Peut-on encore parler de crise écologique ? », Revue d’éthique et de théologie morale [en ligne], 2013, Vol. 276, no HS, p. 61‑71. DOI 10.3917/retm.276.0061.
[14] B. Latour, Face à Gaïa: huit conférences sur le nouveau régime climatique. Paris, La Découverte, 2015, « Introduction ».
[15] B. Latour, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, Paris, La Découverte, 2017, p. 88.
[16] G. Albrecht, « “Solastalgia”: a new concept in health and identity », PAN : philosophy activism nature. 2005, Vol. 3, p. 44‑59. DOI 10.4225/03/584F410704696 (nous soulignons).
[17] Tel qu’il a pu être théorisé par Romain Descendre et illustré par le middle ground transitoire du XVIIIe siècle entre colons et autochtones de la région des Grands Lacs décrit par Richard White.
[18] P. Descola, La composition des mondes: entretiens avec Pierre Charbonnier, Paris, Flammarion, 2014.
[19] B. Latour, Nous n’avons jamais été modernes : essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte, 1991, p. 5.
[20] S. Donaldson et W. Kymlicka, Zoopolis : une théorie politique des droits des animaux. Paris, Alma, 2016.
[21] Voir Stéphane Madelrieux, William James : l’attitude empiriste, Paris, PUF, 2008, chap. III « Les réactions du corps », p. 121-171.
[22] Id.
[23] B. Morizot, Manières d’être vivant : enquêtes sur la vie à travers nous, Arles, Actes Sud, 2020, p. 135, 141, 142.
[24] Baptiste Morizot, Hasard et individuation. Penser la rencontre comme invention à la lumière de l’œuvre de Gilbert Simondon, thèse de doctorat, Lyon, ENS, 2011.
[25] S. Madelrieux, La philosophie de John Dewey, Paris Vrin, 2016, p. 104-5.
[26] E. Viveiros De Castro, The relative native: essays on indigenous conceptual worlds. Chicago : HAU Books, 2015.
[27] S. J. Gould & E. S. Vrba, « Exaptation—a Missing Term in the Science of Form », Paleobiology, 1982, Vol. 8, no 1, p. 4‑15. DOI 10.1017/S0094837300004310 ; A. Markoš, Readers of the book of life: contextualizing developmental evolutionary biology. Oxford ; New York : Oxford University Press, 2002 ; G. Simondon, “cours sur la communication 1970 – 1971 », in Communication et information: cours et conférences. Paris : PUF, 2015, p. 53-155.
[28] B. Morizot, « L’écologie contre l’Humanisme : Sur l’insistance d’un faux problème », Essais, 2018, no 13, p. 105‑120. DOI 10.4000/essais.516.
[29] J. Dewey, A. F. Bentley, John Dewey and Arthur F. Bentley: a philosophical correspondence, 1932–1951, S. Ratner & J. Altman (Eds), Rutgers University Press, 1964, p.115.
[30] J. Dewey, L’art comme expérience, op. cit., p. 45.
[31] L. Quéré, « Retour sur l’agentivité des objets », Occasional Papers, Institut Marcel Mauss – CEMS, vol. 25, p. 1-12, 2015.
[32] Quentin Hiernaux, Du comportement végétal à l’intelligence des plantes ? Versailles, Quae, 2020, p. 77.
[33] J. Gibson, Approche écologique de la perception visuelle (1979), Bellevaux, Éditions Dehors, 2014.
[34] La féralité désigne en géographie l’état de ce qui retourne à l’état sauvage après avoir été domestiqué (http://geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/feralite, page consultée le 20/07/2023).
[35] Soit le nouvel âge approximatif d’Homo sapiens, réactualisé en 2017 (Jean-Jacques Hublin, et al., « New fossils from Jebel Irhoud, Morocco and the pan-African origin of Homo sapiens », Nature, 2017, Vol. 546, no 7657, p. 289‑292. DOI 10.1038/nature22336).
[36]Joëlle Zask, « Le public chez Dewey : une union sociale plurielle », Tracés, 2008, no 15, p. 169‑189. DOI 10.4000/traces.753.
[37] Id.