Le véganisme : le régime de la mort de Dieu
Valentin Husson est philosophe, docteur et chargé de cours à l’Université de Strasbourg. Il est l’auteur de nombreux articles sur le thème de l’écologie et de l’alimentation. Il a notamment publié en 2021 chez Diaphanes, L’Écologique de l’Histoire, livre préfacé par Jean-Luc Nancy. Son prochain ouvrage sortira en septembre 2023 aux PUF (« Perspectives critiques ») et sera intitulé L’art des vivres.
Résumé
On essaye dans cet article d’évaluer le sens (post-)théologique que peut avoir le véganisme aujourd’hui. Est-ce une nécessité morale ou politique ? Et de quelle histoire provient-il ? En nous plongeant dans notre histoire monothéiste, on s’aperçoit que le véganisme apparaît avec la mort de Dieu. Le sacrifice n’ayant plus aucun sens sacré pour l’homme, il n’en a plus non plus pour l’animal. Le véganisme serait-il le régime de la mort de Dieu ?
Mots-clés : véganisme, postmodernisme, alimentation, théologie, écologie, animal
Abstract
This article attempts to evaluate the meaning that veganism can have today. Is it a moral or political necessity? And where does it originate from in history? By studying the history of our monotheism, we realize that veganism emerges with the death of God. Since sacrifice no longer holds sacred significance for humans, it also loses meaning for animals. Could veganism be the regime (or diet) of the death of God?
Keywords: veganism, postmodernism, diet, theology, ecology, animal
I. Introduction
Quel sens donnons-nous à la mort ? Quel sens donnons-nous à la mort, singulière, du vivant ? Plus redoutable encore, quel sens donnons-nous à la vie souffrante et son possible anéantissement, cette vie que l’Occident considère comme sacrée, sacralité qu’elle tend à étendre à tous les vivants, animaux et végétaux, désormais ?
Partons d’une scène immémoriale de notre histoire, de sa matrice historiale[1] ; c’est-à-dire de sa Genèse[2], et de l’épisode bien connu d’Abel et Caïn. Bien connu, certes, et peut-être pour cela, méconnu. Ce que j’aimerais méditer dans cette scène primitive de notre Occident, c’est avant toute chose la préférence que Dieu donna à l’offrande d’Abel plutôt qu’à celle de Caïn, c’est-à-dire la préférence donnée au sacrifice de la vie animale plutôt qu’au don des fruits de la Terre. Dieu ne serait-il donc pas végane ? Et que détermine-t-il par ce choix, sinon le régime d’alimentation de notre humanité, lequel serait un régime, parce qu’omnivore, aussi carnivore ?
Relatons le contexte. Adam et Eve eurent deux enfants, deux garçons : Caïn, puis Abel. Le premier devint maraîcher ; le second, pasteur. Les deux firent don à Dieu de leurs œuvres : Caïn offrit des fruits ; et Abel, les premiers-nés de son troupeau, ainsi que leur graisse. Cette précision dans le texte biblique a son importance : s’il n’avait offert leur graisse, on aurait pu imaginer les bêtes de son troupeau vivantes au moment du don ; de l’avoir précisé, on sait qu’elles ont été sacrifiées – que la vie, donc, leur a été ôtée. Aux fruits, Dieu préfère la vie sacrifiée. Pourquoi ? Les fruits ne sont-ils pas du vivant, et du vivant non-humain ? Ils le sont, certes, mais la différence fondamentale entre le végétal et l’animal, c’est que le végétal n’existe pas, c’est-à-dire ne fait pas l’épreuve individuelle d’une vie, d’une sensibilité, d’une souffrance. Le végétal n’existe pas comme individu, tandis que l’animal existe empiriquement dans un environnement donné, et cet environnement le marque, le modifie, le change. Il y a bien dans la Bible des références aux offrandes végétales[3], mais elles n’ont pas le caractère sacré des offrandes humaines ou animales.
Dieu préfère ainsi l’offrande d’Abel à celle de Caïn, au sens où la vie animale serait davantage une « vie » que celle de la vie végétale ; une vie plus accomplie, complexe, vivante ; une vie, en somme, éprouvée dans son épaisseur même, dans ses fibres les plus intimes ; une vie « existée » par un individu, par une singularité. De tous les vivants, il choisit le vivant qui peut faire l’expérience la plus vivace de la vie ; et qui, pour cette raison même, n’est pas sacrifié pour rien, gratuitement. Le sacrifice animal coûte à Dieu comme à l’humain. Il n’est jamais anodin. Puisque tout humain tuant un animal, sacrifie un être de son espèce. A sacrifier un animal, l’humain sacrifie aussi quelque chose de lui.
On connaît la fin tragique de l’histoire. Caïn, jaloux que Dieu préfère l’offrande de son frère Abel, emmène ce dernier dans un champ et le tue. Dieu lui demande dès lors ce que son frère est devenu. Et Caïn de répondre : « Je ne sais pas. Est-ce que je suis, moi, le gardien de mon frère ? »[4]. A ces mots, Dieu condamne Caïn à l’errance, et le prive de ses terres labourables. Quand ce dernier se montre inquiet de la vengeance des hommes à son endroit, Dieu le marque pour dissuader les hommes de le tuer, et lui promet de le venger sept fois si d’aventure quelqu’un voulait attenter à sa vie.
Dans cet épisode, plusieurs éléments décisifs de notre Histoire se joue : le premier est l’interdiction du meurtre, symbolisé par la marque que Dieu appose sur Caïn pour le protéger de la vengeance des hommes ; le second est la substitution du sacrifice humain par le sacrifice animal (que l’on retrouvera, dans la Genèse, dans l’épisode la ligature d’Isaac)[5] ; le troisième est la manifestation du message universel du judaïsme : « je suis le gardien de mon frère », fondant l’amour pour le prochain comme responsabilité à son égard, fraternité ou solidarité.
L’hypothèse serait celle-ci : le régime omnivore, et par conséquent carnivore, de l’animal humain est un régime largement déterminé par la théologie. Nous n’ignorons pas que l’être humain chassait déjà à la préhistoire, et mangeait de la viande avant l’apparition des monothéismes ; il n’en demeure pas moins que ces derniers ont déterminé le régime carnivore de l’homme en l’affectant d’une sacralité, en tant qu’offrande privilégiée par Dieu. Au sacrifice humain, le monothéisme préféra le sacrifice animal. Cela ne signifie pas que seule la vie humaine est sacrée, cela indique, bien plutôt, que seule la vie animale, en son sens le plus large, humaine et non-humaine, est sacrée, et en cela légitime le sacrifice en fondant par là même le sacrilège. Le sacrilège doit être ici compris comme la transgression de l’interdit du meurtre, dont on ne précise pas dans l’Exode s’il est spécifiquement humain. Lorsque le Christ se sacrifie sur la croix, c’est encore la figure de « l’agneau » qui sera mobilisée pour le décrire, rappelant l’Homme-Dieu au bélier qu’Abraham choisit de sacrifier en lieu et place d’Isaac, mais encore au bouc émissaire[6], cet animal que l’on recouvrait d’un linceul représentant tous les péchés d’Israël, et que l’on envoyait errer dans le désert. Le sacrifice de la vie est un sacrilège qui fonde le sacré. Tout le paradoxe que met en lumière l’Ancien Testament, c’est que la vie n’est digne de respect, que parce qu’elle peut être outragée. C’est le sacrilège d’une vie sacrifiée qui fonde le caractère sacré de la vie. Une vie qui ne pourrait être sacrifiée, outragée, ne serait pas une vie digne de respect. La vie n’est pas d’abord sacrée, elle l’est parce qu’elle est sacrifiable ou sacrifiée.
Autre conséquence de cela : le vivant n’est pas sacré, c’est la vie qui l’est. L’asepsie, par exemple, tue des bactéries et des organismes vivants afin de protéger la vie de la maladie ; comme l’antibiotique, cette anti-vie, tue le virus en nous pour nous garder sains et saufs. Cette logique, nous pourrions tout à fait la nommer une amphibiologique (mot construit sur la contraction d’amphibologie et de biologie). Au sens où le vivant est toujours pris dans une double contrainte, une double tension entre la vie et la mort, où donner la mort est parfois nécessaire pour conserver la vie, et où mettre un terme à la vie est, selon les cas, le meilleur moyen d’en prendre soin ou de la respecter dans sa dignité (qu’on songe à l’euthanasie). Cette amphibiologique est présente partout. Autrement dit, nous assistons, aujourd’hui, à une sacralisation du vivant qui forclos la prédation, le sacrifice, et la mort. La prédation est pourtant nécessaire : elle auto-régule les écosystèmes. Sans la présence de certains prédateurs, des herbivores pulluleraient massivement, de sorte que leur surpopulation impliquerait une destruction de la végétation et de tous les vivants qui en dépendent. L’auto-régulation des écosystèmes assurant leur continuité biologique et la pérennité de la vie terrestre en général : il n’y a de sacré que pour l’humanité, et c’est l’humanité, elle-même, qui, par un certain système de valeurs, très largement déterminé et hérité des monothéismes, décide de ce qui l’est et de ce qui ne l’est pas.
Si Abraham sacrifie un bélier en lieu et place de son fils Isaac sur le mont Moriah, il n’en demeure pas moins que plus tôt dans la Genèse[7], Noé avait sauvé sur son Arche, du Déluge que Dieu fit s’abattre pendant quarante jours et quarante nuits, des paires et des couples d’animaux. Or le sacrifice du bélier par Abraham ne s’oppose nullement au sauvetage des animaux terrestres par Noé. A chaque fois, l’animal est décrété « sacré » : la première fois, par le sacrifice même de la bête, et donc par sa mort ; la seconde, par son sauvetage de la mort, et sa survie. La mort, à ce titre, peut être sacrée au même titre que la vie, puisque le sacrifice sacralise la vie sacrifiée en avérant du sacrilège que cela est d’ôter une vie. La mort est ainsi sacralisée du point de vue religieux ; le sens de la vie, dans l’économie de son discours, est d’être sacrifiable.
Un tel sens prêté à la vie alerte un régime alimentaire où ce qui fait sens n’est pas l’empathie par laquelle je me mets à la place du vivant que je mange, mais comment ce que je mange a un sens pour le Tout-Autre auquel je le sacrifie. La mort du vivant que je mange a un sens. Et un sens sacré. Celui du sacrifice adressé à Dieu. Et l’on sacrifie, par exemple, encore un mouton pour l’Aïd el-Kebir en Islam, en commémorant par là même le geste d’Abraham sur le Mont Moriah. On communie, tout aussi bien, dans le christianisme, au moment de l’eucharistie, en incorporant le corps du Christ par le biais de l’hostie, et en se désaltérant, par le vin, du sang du Christ. Cette eucharistie signifie étymologiquement : une « action de grâce ». Celle-ci est un sacrement : on commémore par là même le sacrifice du Christ, qui est mort pour nous racheter de nos péchés. A chaque communion, on communie avec le corps et le sang du Christ. Ce régime anthropophagique – du moins, d’un point de vue symbolique – détermine l’ingestion de l’Autre, une nouvelle fois, à partir du sens de sa mort. Le vivant, quel qu’il soit, peut être mangé, en ce que le sacrifice de sa vie est un sacrement : elle rend grâce à la vie en la graciant de la mort. La mort d’un vivant donne vie à un autre ; ou augmente la vie de cet autre. Voilà la sacralité du sacrifice de la vie : la vie qui se donne (jusqu’à la mort) donne la vie.
Il n’y a pas de régime alimentaire qui ne soit déterminé, positivement ou négativement, par ce régime sacrificiel et par le sens que celui-ci recouvre. Autrefois, manger de la chair animale recouvrait le sens d’une vie sacrifiée pour rendre grâce à la vie humaine ou à Dieu (à qui l’on offrait la bête) ; aujourd’hui, on s’interroge sur le bien-fondé de cette alimentation, au motif même que ce sacrifice a perdu tout caractère sacré. En effet, quel sens sacré peut encore avoir l’abattage industriel en masse d’animaux voués à une consommation de junk food ou de fast food ? Et ce, notamment quand ces vies ne sont pas simplement mortes pour rien, lorsqu’elles finissent parmi les invendus ou les denrées périmées d’une société où le gaspillage est proportionnel au surrégime de sa production économique ?
II. La souffrance animale en question
Le véganisme serait, en cela, le régime alimentaire de la mort de Dieu. Le régime postmoderne, par excellence. Dans celui-ci, l’animal perd le sens qu’il pouvait trouver en tant que sujet de sacrifice. L’abattage – et cela est incontestable – est une mort sans sacrifice, une mort désacralisée. Notre époque est avant tout déterminée par la perte du sens du sacré, c’est-à-dire par la perte du sens du sens. Les circonstances historiques, politiques, techniques et scientifiques furent telles depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, que la mort s’est totalement absentée de notre quotidien : au siècle dernier, l’on partait à la guerre à vingt ans avec l’idée que se sacrifier pour la patrie avait un sens ; on voyait nos anciens mourir à la maison. La pacification des relations interétatiques a désormais évincé la mort de nos vies ; et les maisons de retraite sont devenues autant de mouroirs où la mort nous est masquée et cachée. Si ma grand-mère savait encore tuer une poule ou un lapin, rien ne nous semblerait plus insupportable aujourd’hui que ce fait : que la vie meure, fût-ce pour que vive une autre vie. Cette forclusion de la mort en vient à faire de l’humain, et de tout vivant, un patient et non un agent. Quand le sacrifice disparaît, c’est avec lui le sens que l’on donne à la mort qui se retire. Reste la vie, au sens biologique, la continuation de l’espèce, le désir d’épargner la souffrance et la douleur, comme on aimerait qu’on nous l’épargne également.
Il n’y a rien à regretter du passé. C’est un constat. Nous avons oublié le sens de la vie et de la mort, car nous avons oublié le sens du sacrifice[8]. Le temps présent est celui de l’indolore. Ou plutôt, celui de la douleur invisibilisée. Car la souffrance existe bel et bien, et les abattoirs, notamment, en sont la preuve. Voilà des lieux où l’on assassine innocemment – au bas mot – soixante-dix milliards de bêtes chaque année dans le monde, en escamotant de notre vue et de notre audition la douleur de ces animaux qui meuglent, piaillent, bêlent, ou caquettent, en allant à la mort. Il est indéniable que les animaux souffrent et meurent, au contraire de ce qu’affirmait naïvement Heidegger en affirmant que « seul l’homme meurt », et que « l’animal », quant à lui, « périt »[9]. Mais cette mort, depuis le début de l’ère industrielle, est désormais dénuée de sens. Pis encore, c’est cette mort absurde, abstraite, insensée, qui en est venue à devenir le paradigme même de la mort humaine en général. Les guerres totales du XXe siècle, où soldats comme civils étaient exposés au même péril, ont fini d’achever le caractère sacré de la vie. Les soldats iront à la guerre comme on va à « l’abattoir », et les champs de bataille seront de véritables « boucheries ». Hegel, parlant des morts sous la Terreur, dans la Phénoménologie de l’esprit, s’émouvait d’une mort qui serait « la plus froide et la plus plate sans plus de signification que de trancher une tête de chou ou d’engloutir une gorgée d’eau »[10]. La comparaison était empruntée à l’agriculture et aux fonctions vitales ; deux siècles plus tard, elle sera empruntée à l’abattage des animaux. Le paradigme est loin d’être anodin.
Et c’est cette souffrance, que nul ne peut nier, qui fonde le cœur de l’argument du véganisme. Il s’agirait ainsi de cesser de manger du tissu animal, car l’animal est un être qui ressent la douleur et la souffrance. Cet argument, désormais classique, fut écarté en son temps par Bentham :
Le jour arrivera peut-être où le reste de la création animale acquerra les droits que seule une main tyrannique a pu leur retirer. Les Français ont déjà découvert que la noirceur de la peau n’était pas une raison pour abandonner un homme au caprice de ses persécuteurs sans lui laisser aucun recours. Peut-être admettra-t-on un jour que le nombre de pattes, la pilosité ou la terminaison de l’os sacrum sont des raisons tout aussi insuffisantes d’abandonner un être sentant à ce même sort. Quel autre critère doit permettre d’établir une distinction tranchée ? Est-ce la faculté de raisonner, ou peut-être la faculté de parler ? Mais un cheval ou un chien adulte est un être incomparablement plus rationnel qu’un nourrisson âgé d’un jour, d’une semaine ou même d’un mois – il a aussi plus de conversation. Mais à supposer qu’il n’en soit pas ainsi, qu’en résulterait-il ? La question n’est pas : « peuvent-ils raisonner ? », ni « peuvent-ils parler ? », mais « peuvent-ils souffrir ? ».[11]
Bentham confronte, de manière remarquable, l’abolition de l’esclavage par les révolutionnaires français à la nécessaire reconnaissance des droits des animaux. Les Français ont reconnu, à tous les hommes, indépendamment de leur couleur de peau, et du sort qu’on leur réservait, des droits fondamentaux découlant intrinsèquement de leur seule nature humaine ; il s’agirait de réserver le même sort aux animaux, au motif qu’ils sont des êtres sensibles, et que leur sensibilité les expose à la souffrance. C’est, au reste, cette souffrance animale qui les fonde à être des patients moraux que l’on devrait respecter. L’animal est intrinsèquement digne de respect et de bienveillance, parce qu’il est un sujet sensible. Le respect moral est une sensibilité pour la sensibilité de l’autre. Être moral, c’est être, dès lors, sensible à une sensibilité autre, étrangère, que l’on pourrait toucher, affecter, volontairement ou involontairement.
Cet argument du véganisme relève de ce qu’Étienne Bimbenet appelle dans Le Complexe des trois singes[12] un « pathocentrisme ». En tant que l’animal ressent la douleur et la souffrance, en tant qu’il est un sujet pathologique, il s’agirait de ne plus tuer d’animaux à des fins de consommation alimentaire. Vieil argument de notre tradition philosophique trouvant ses sources chez Porphyre (De l’abstinence, III)[13] et perdurant jusqu’à Rousseau (Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes) : l’animal se différencierait du végétal, en ce qu’il serait un être sensible, et en cela, un être pouvant ressentir, souffrir et craindre. C’est en raison de cette sensibilité animale que Rousseau dira que l’humain a « quelque espèce de devoirs »[14] envers les animaux. Je le cite :
On termine aussi les anciennes disputes sur la participation des animaux à la loi naturelle. Car il est clair que, dépourvus de lumières et de liberté, ils ne peuvent reconnaître cette loi ; mais, tenant en quelque chose à notre nature par la sensibilité dont ils sont doués, on jugera qu’ils doivent aussi participer au droit naturel, et que l’homme est assujetti envers eux à quelque espèce de devoirs. Il semble, en effet, que si je suis obligé de ne faire aucun mal à mon semblable, c’est moins parce qu’il est un être raisonnable que parce qu’il est un être sensible ; qualité qui, étant commune à la bête et à l’homme, doit au moins donner à l’une le droit de n’être point maltraitée inutilement par l’autre.[15]
On en revient, dans ce siècle exalté par la Révolution française, et subissant aussi le contre-coup de la Révolution anglaise, un siècle plus tôt, et américaine, quelques décennies auparavant, à l’idée, déjà défendue par Bentham, de ce que les animaux, eux aussi, auraient des droits. En vertu de leur nature, qui est d’être sensible, ceux-ci ont au moins « le droit de n’être point maltraité[s] inutilement »[16] par l’être humain. La déontologie humaine envers l’animal serait de lui épargner cette souffrance superfétatoire ; et la morale déontologique du véganisme, qui y prend pied, est, de ce fait, pathocentrique.
III. Morale déontologique et pathocentrique ou utilitarisme politique ?
Toutefois, le respect du vivant peut-il être seulement fondé sur une valeur intrinsèque de celui-ci ? Une telle considération n’est-elle pas purement subjective et abstraite ? Ne faut-il pas objectiver ce devoir, purement individuel, à l’égard du vivant non-humain, dans l’élément de la politique, et conséquemment, dans celui du droit ? En cela, le respect du vivant devrait être compris comme « respect de la vie universelle ». Attenter massivement à la vie des vivants en général, c’est attenter à l’équilibre fragile des écosystèmes, c’est toucher à l’élégance du monde, à son harmonie, à son interdépendance et à l’interrelation dans laquelle nous sommes, nous êtres humains, enchevêtrés. Toute vie est sous la condition de la vie du Tout. Respecter la vie terrestre, dans son harmonie, c’est garantir les conditions de sa permanence. L’argument pathocentrique, consistant à faire de la souffrance de l’individu le critère de l’action morale et bonne, ne peut convaincre que celui qui est déjà sensible à la cause animale. Il faut opposer à cela un argument politique et écologique : s’il nous faut prendre soin de la vie animale et végétale, c’est en ce que nous dépendons d’elle. Argument utilitariste, s’il en est : les actions humaines doivent être jugées à l’aune des conséquences globales qu’elles ont sur la vie terrestre, et non tant sur le vivant particulier.
Ce que j’aimerais donc faire valoir, au-delà des arguments moraux du véganisme ou de l’antispécisme – lesquels, retournant la métaphysique comme une peau de lapin, en inversent seulement les termes sans en sortir pleinement – relève, en somme, d’un argument politique – d’écologie politique. Car s’il nous faut changer notre régime alimentaire en baissant notre consommation de viande, c’est avant tout au motif que l’élevage intensif du bétail (bovin, notamment, mais pas seulement), est une des premières causes du réchauffement climatique[17]. Outre les gaz des bovins contenant du méthane, et produits par la digestion de ceux-ci, il y faut ajouter la déforestation massive (80 % de la forêt amazonienne et 14 % de la déforestation mondiale), réduisant la fixation de CO2 par les végétaux et libérant les gaz emmagasinés dans le sol des forêts, sans compter le coût énergétique des cultures servant à fournir ces élevages en nourriture, ou, enfin, la pollution des sols par les engrais.
L’alimentation devrait être ainsi inscrite dans un cadre, plus qu’éthique ou moral, politique. Le véganisme comme l’antispécisme nécessitent de mobiliser l’empathie de l’agent (celle de l’humain vis-à-vis de l’animal) et la croyance que le patient de notre action est tout aussi digne que nous – chose que l’on ne peut nullement contester, mais qui suppose un changement paradigmatique de notre système de valeurs et de représentations. La morale procède du temps long de l’éducation ; la politique, elle, par le droit, peut contraindre immédiatement les individus à modifier leurs actions. Or, il y a urgence. Et ce n’est pas parce que l’on trouvera immoral la consommation de viande que nous changerons nos habitudes, mais c’est parce que le droit nous contraindra à ne plus en manger que nous trouverons son ingurgitation immorale.
IV. Ce que le pathocentrisme dit de nous autres humains, trop humains
De quoi, en définitive, le pathocentrisme et le véganisme sont-ils le nom, c’est-à-dire le symptôme ? Si l’on peut comprendre, d’un point de vue écologique et éthique, cette vigilance à l’égard de la douleur des animaux, et si l’on peut admettre que l’avenir de l’alimentation est bien la cuisine légumière, on ne peut faire l’économie d’une réflexion critique et structurelle de ce phénomène. Autrement dit, il n’est pas fortuit que ces courants de pensée adviennent à notre époque. Dès lors, quel est l’esprit de notre temps pour que ceux-ci viennent enfin au jour ?
Disons ceci pour conclure :
1) Notre époque nihiliste correspond à celle de la mort de Dieu. Dieu était le régime de signification de la vie et de la mort. Il donnait le sens du sens. Le sens, désormais, est sens dessus dessous. La vie, comme la mort, sont insensées.
2) Ce retrait du sens révèle toute mort comme absurde. La mort d’un animal, en cela, ne répond plus d’aucune sacralité. Elle ne s’inscrit plus dans une tradition abrahamique où le sacrifice animal, non seulement indiquait un progrès en ce qu’il supplantait le sacrifice humain, mais faisait signe également vers une sacralité de l’animal que l’on offrait à Dieu. Quand le sacré s’absente, c’est avec lui le sacrifice qui devient inutile et désuet. Nous entrons dans l’ère du complexe de Caïn.
3) Notre temps présent, ainsi que je l’ai déjà indiqué, est celui de l’indolore. Ceci explique cela : comme la mort n’a plus de sens sacré, celle-ci, ainsi que la souffrance qui la précède ou peut l’annoncer, doivent être cachées. La mort et la souffrance sont désormais sans au-delà : elles sont arasées au plus bas niveau.
4) Tout mourir, aujourd’hui, est un mourir pour rien. Il en va pareillement du « souffrir-pour ». Souffrir-pour, mourir-pour, sont des choses vaines. Mourir pour une Idée ou pour l’Autre a perdu le sens sacré que cet acte recouvrait. (Cette vanité du sacrifice ne durera qu’un temps : les conflits qui s’annoncent entre les blocs démocratiques et autoritaires rendront cela caducs – et le conflit russo-ukrainien en est la démonstration même.)
5) En cela, le vivant est simplement défini non pas comme agent (ou acteur) mais comme patient. Tout vivant (humain ou non-humain) est avant tout assigné à sa dimension de victime et de proie. Son droit est d’être reconnu comme sujet d’une souffrance singulière. On appelle cela : le pathocentrisme.
6) Le véganisme est le régime alimentaire de cette mort de Dieu. Il est un régime postabrahamique. Maintenant que la mort a perdu son sens sacré et sacrificiel, nous entrons dans un monde où toute mort étant vaine, il s’agit de faire mourir et souffrir le moins possible. Le monothéisme était un régime, entre autres, carnivore et métaphoriquement anthropophagique (qu’on songe à l’eucharistie chrétienne) ; le véganisme est un régime postmonothéiste.
7) Nous pouvons faire l’hypothèse que, d’ici la fin du siècle, nous serons contraints d’adopter ce régime alimentaire, ou du moins, de nous y résoudre très largement. L’humanité s’en accommoderait très bien : sa consommation journalière de viande date, à peine, des Trente Glorieuses. Sera-ce par morale ou par le droit ? Voilà la seule question qui s’offre philosophiquement à nous. Le reste nous sera imposé par les temps nouveaux qui fondent sur nous.
[1] L’expression de « matrice historiale » indique ici une scène déterminante de l’histoire occidentale, ayant déterminé un régime de sens et de sacralité, influençant les pratiques humaines. Ce n’est pas un fait avéré historiquement, mais la manière dont l’histoire humaine est affectée par sa propre textualité. L’herméneutique a peut-être autant modifié l’humanité, que les faits et les événements qui ont jalonnée sa trajectoire.
[2] Genèse 4, 1-15.
[3] Nombres 28, 3-8 ; Lévitique 6, 13-15.
[4] Genèse 4, 9.
[5] Genèse 22, 1-19.
[6] Lévitique 16, 21-22.
[7] Genèse 22, 6-9.
[8] Certes, le sacrifice n’est peut-être pas que rapporté, dans la Bible, au fait de donner de la mort, mais la manière dont cette notion a été comprise historiquement par l’Occident en a affecté le sens pour en déterminer une signification où le don de sa vie forme, en dernier lieu, le caractère sacré.
[9] Heidegger, Essais et conférences, « La chose », tr.fr. Jean Beaufret, Paris, Gallimard, 1980, p. 212 : « Seul l’homme meurt. L’animal périt. »
[10] Georg Wilhelm Friedrich HEGEL, La phénoménologie de l’esprit, tr.fr. Bernard Bourgois, Paris, Vrin, 2017, p. 502.
[11] Jeremy BENTHAM, Introduction aux principes de la morale et de la législation, tr.fr. Centre Bentham, Paris, Vrin, 2011, chap. XVII, §4, p. 325.
[12] Voir Étienne BIMBENET, Le Complexe des trois singes, Paris, Seuil, 2017.
[13] Porphyre, De l’abstinence, t. III, tr.fr. M. Patillon, Paris, Les Belles Lettres, 1995.
[14] Ibid., p. 113.
[15] Jean-Jacques ROUSSEAU, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, éd. Jean Starobinski, Paris, Gallimard, 1969, p. 55-56.
[16] Ibid., p. 56.
[17] Voir par exemple l’article : https://www.lemonde.fr/planete/article/2006/12/04/l-elevage-contribue-beaucoup-au-rechauffement-climatique_841603_3244.html.