La phénoménologie comme pensée systémique
Jean-Paul Nicolaï est chercheur associé au Fonds Ricœur. Courriel: jean-paul.nicolai@outlook.com
Résumé
La co-constitution de l’ego et du monde devrait rendre la phénoménologie que propose Husserl systémique par nature, chaque interaction d’un ego avec le monde pouvant modifier son avenir et celui des autres. Ce n’est pas exactement le cas toutefois, Husserl ne parvenant pas autant qu’il le souhaite à convaincre de la convergence des mondes de la vie de chacun en un monde partagé. Pour assurer pleinement cette nature systémique, nous proposons de voir la phénoménologie comme un apprentissage du monde et de soi-même : l’apprentissage de chacun tout au long de sa vie via la constitution non seulement des choses, mais également des autres au travers d’un jeu spéculaire. Il apparaît alors que certaines hypothèses sont requises, qui permettent d’apprendre de l’histoire des autres.
Mots-clefs : phénoménologie, herméneutique, apprentissage, ontogénèse, intersubjectivité
Abstract
The co-constitution of the ego and the world should make the phenomenology proposed by Husserl systemic by nature, each interaction of an ego with the world being able to modify its future and that of others. This is not exactly the case, however, as Husserl do not succeed as much as he would like to convince of the convergence of the life-worlds of everyone in a shared world. To fully ensure this systemic nature, we propose to see phenomenology as a learning process of the world and of oneself: the learning of everyone throughout his life via the constitution not only of things but also of others through a specular game. It then appears that certain hypotheses are required, which make it possible to learn from the history of the others.
Keywords: phenomenology, hermeneutics, learning, ontogenesis, intersubjectivity
Introduction
Nous entendons par systémique le fait que se constituent dynamiquement et conjointement l’ego et le monde. La phénoménologie devrait être par nature systémique depuis Husserl puisque son concept de constitution vise à la fois le monde et l’ego.
Néanmoins, un prétendu idéalisme est souvent reproché à Husserl, le monde constitué par chacun lui étant propre. Husserl défend néanmoins sa position : via l’intersubjectivité, le monde de la vie de chacun se constituerait de la même façon pour tous et, finalement, nous aurions collectivement accès au même monde. Dès lors, il n’y aurait aucune conséquence de cet idéalisme sur le monde.
Husserl décrit le mécanisme empathique réciproque qui nous permet de reconnaître un alter ego et de se découvrir alter ego de ce dernier. Ce faisant, nos flux de conscience se recouvriraient, au moins partiellement et le monde pourrait être commun : « le sens de l’aperception qui réussit à atteindre l’autre implique nécessairement une expérience immédiate de l’identité entre le monde des autres, monde appartenant à leurs systèmes de phénomènes, et le monde de mon système de phénomènes. Et cela implique, à son tour, une identité entre les systèmes respectifs de phénomènes »[1].
Cet argument ne convainc pas totalement. D’une part, l’ego transcendantal n’est pas censé, justement, être un ego-type[2]. Comme le remarque Valérie Kokoszka, le recouvrement des flux ne peut être total, sauf à supposer un flux an-égoïque, vécu monadique d’une conscience divine[3]. Mais alors, on ne comprend pas comment un recouvrement partiel peut être validé par chacun comme monde partagé. La façon dont chacun « complète » l’alter ego par aperception relève en effet des variations imaginatives[4] et celles-ci reposent in fine sur sa propre constitution du monde[5].
D’autre part, une difficulté logique apparaît lorsque nous constituons un monde au sein duquel nous nous trouvons : nous avons besoin de concepts pour décrire le monde, mais nous avons besoin de redoubler ces concepts lorsque nous nous pensons décrivant le monde. Et ainsi de suite dans une régression infinie. Même si Husserl affirme qu’« il n’est pas difficile d’élucider (…) le parallélisme nécessaire entre l’explicitation de la vie psychique interne et l’explicitation égologique et transcendentale, ou le fait que l’âme pure est, comme nous l’avons déjà dit, la monade objectivée par et dans elle-même. »[6] Ce parallélisme ne suffit pas néanmoins à lever la difficulté logique.
Les développements à partir de l’intersubjectivité proposée par Husserl ont visé la possibilité d’une intentionnalité commune (voir les travaux de Perreau[7], de Szanto[8] et plus récemment de Zahavi[9]). Il s’agit là d’un autre thème, nécessitant selon nous d’avoir auparavant retenu une anthropologie philosophique au sein de laquelle la question peut alors être posée. D’autres ont travaillé à mieux articuler une pensée du monde à la fois à la première et à la troisième personne. On pense à Varela notamment et avec lui à d’autres chercheurs comme Petitmengin ou Bitbol[10]. Mais, ce faisant, ces auteurs renoncent d’une certaine façon à penser une anthropologie philosophique et ainsi à avancer des réponses à la question du monde commun. Tous ces travaux renforcent la dimension systémique de la phénoménologie, mais ils ne permettent pas de « boucler le système ».
Nous proposons ici une lecture de la phénoménologie qui permet de s’approcher de cette idée et d’identifier la part manquante pour qu’un monde commun puisse être partagé. Il s’agit de mieux mettre en lumière la question de l’apprentissage. Celle-ci est importante dans la pensée de Husserl, mais peu mise en valeur[11].
En introduisant une profondeur temporelle au-delà de chaque expérience ponctuelle, la phénoménologie se comprend alors comme un processus d’apprentissage individuel mais aussi collectif. Cette approche souligne l’aspect systémique du monde qui nous entoure en entrelaçant les apprentissages de chacun, tel que le suggérait Husserl sans le conceptualiser, dans une ontogénèse du monde et du soi. Elle explicite pour cela différentes hypothèses clefs.
Dans un premier temps, nous rapprochons la pratique de la réduction de celle de l’inférence inductive. L’inférence inductive est un mode de raisonnement ou de pensée qui nous fait aller de l’observé vers l’inobservé, et plus précisément de l’observation d’événements présentant une caractéristique commune vers la prédiction d’un autre événement de même caractéristique, ou vers l’établissement par généralisation d’une loi : « la plupart des A sont des B, alors le prochain A sera un B » ; « la plupart des A sont des B, alors tous les A sont des B ». L’inférence inductrice est la brique élémentaire de l’apprentissage. Pour faire ce rapprochement, nous nous appuyons sur la phénoménologie de Marion et l’idée de surcroît.
Il faut ensuite préciser la forme de ce qui est inféré. Pour cela nous retenons une hypothèse cohérente avec la phénoménologie herméneutique de Ricœur : nous n’accédons au réel qu’au travers d’« histoires » préconfigurant les différents événements vécus de façon à leur donner un sens, une place dans un récit. Avec cette métaphore narrative – métaphore, car nous ne prétendons pas décrire ici le fonctionnement cognitif en détail – nous pouvons lire la constitution comme un apprentissage. Nous montrons en effet ensuite comment les structures essentielles que vise la phénoménologie peuvent être comprises comme des histoires suffisamment récurrentes et plausibles pour devenir des universaux.
Une seconde partie s’attache alors à montrer que la phénoménologie va de pair avec une anthropologie, celle d’un Homme apprenant avec les autres. Nous montrons que ce thème est présent chez Husserl avec les concepts d’habitus et d’habitualité, ainsi que dans la logique confirmative ou infirmative des synthèses. Puis nous abordons la dimension intersubjective de l’apprentissage. Pour assurer une compréhension véritablement systémique du monde, il faut que chacun constitue son monde. C’est l’idée de Husserl lorsqu’il aboutit à la constitution des autres comme eux-mêmes constituants. Il convient néanmoins d’ajouter une hypothèse, moins forte que celle d’identité des mondes : il faut que chacun puisse apprendre de l’histoire des autres. Cette hypothèse, nous la nommons ergodicité, en référence à une propriété statistique qui permet d’inférer, à partir de l’histoire de certaines variables, des lois pour toutes.
I. L’apprentissage de chacun
I. 1. Le nouveau et la réduction
Nous considérons l’apprentissage comme l’enrichissement progressif d’un ensemble de connaissances. Le lien entre cet ensemble de connaissances et la constitution du monde de la vie n’est pas important à ce stade, ni ce que sont à proprement parler ces connaissances. Ce qui importe, c’est la façon dont s’enrichit cette base à la suite d’un nouveau vécu. Nous voulons montrer que l’idée de donation, telle que la propose Marion dans sa lecture de Husserl, s’interprète naturellement comme un tel apprentissage.
Il est toujours formellement possible de séparer dans ce nouveau ce qui est effectivement nouveau et ce qui pouvait être attendu compte tenu de nos connaissances. Géométriquement, cet attendu appartient à la base de connaissance, il est la projection du nouveau sur cette dernière, et son complément, ce qui est véritablement nouveau, lui est orthogonal (au sens d’une mesure qui dépend de la nature des connaissances et des vécus). En théorie statistique des séries temporelles, ce complément est appelé l’innovation.
Dans ce mécanisme d’induction, cette décomposition nouveau = projeté + innovation est optimale : a) elle isole ce qui est véritablement nouveau pour l’ajouter en tant que tel à la base de connaissance ; b) elle renforce la partie existante de la base de connaissance en donnant plus de plausibilité ici, moins de plausibilité là, compte tenu de la confirmation ou non de l’attendu, le projeté.
La donation est pour Marion le mot-clé de la phénoménologie. Cette donation ne correspond pas aux sense data des empiristes. N’est donné en effet que ce qui est réduit. Le donné est ce par quoi l’on accède à l’être, sans avoir à en poser la transcendance. Il est ce qu’il reste du phénomène une fois le processus de réduction opéré[12]. La réduction permet de soustraire du phénomène tout ce que nos constructions a priori lui imposent, pour mieux y voir le nouveau apparaître, d’une part, et élucider le mécanisme à l’œuvre dans la conscience, d’autre part.
Il semble alors naturel de rapprocher la réduction d’un processus d’apprentissage. La base de connaissance décrit le monde tel qu’il nous est accessible juste avant la rencontre avec le phénomène. Le projeté du phénomène appartient à ce monde d’avant. Il est, selon le point de vue qui est le nôtre, la meilleure interprétation possible du phénomène, ou la construction mentale que l’on s’en fait a priori, ou encore le remplissement de la visée intentionnelle. Le complément de ce projeté est l’innovation, le véritablement nouveau.
Pour certains, ce nouveau préexiste ; simplement, nous ne l’avions pas encore découvert. Pour Marion, cette simplicité n’est pas tenable. Il s’agit d’accepter la possibilité du nouveau, la possibilité que soit donné quelque chose qui nous est extérieur – au sens où il n’est pas déjà là dans notre base de connaissance – sans en présupposer la transcendance. Il y a possibilité d’un surcroît par rapport au remplissement de la visée.
Il est certes plus courant de parler de surcroît ou de survisée pour indiquer le travail de possibilisation des variations imaginatives qui rendent la visée bien plus riche que le donné. Marion défend néanmoins la possibilité de surcroît dans l’autre sens : « Au phénomène supposé pauvre en intuition, ne peut-on pas opposer un phénomène saturé d’intuition ? (…) un phénomène où l’intuition donnerait plus, voire démesurément plus, que l’intention n’aurait jamais visé, ni prévu ? »[13]
Cette compréhension de la réduction souligne l’endogénéité de l’ego et du monde. En effet, ce qui définit la projection, la mesure de cette orthogonalité, est lui-même dépendant de ce que l’apparition structure : c’est l’ego qui se découvre ainsi. La phénoménologie herméneutique met plus encore en avant l’inséparabilité du sujet et de l’objet, et surtout l’effet dual du couple donation-réduction explicitant l’élaboration de qui l’on est au gré du « dévoilement » de la donation[14].
Pour Husserl, le nouveau est plus une découverte de ce qui est déjà en nous que ce qui se donne à nous[15]. Le monde que nous constituons serait déjà là. La mise en lumière des structures essentielles de l’ego consiste alors à mobiliser au niveau de la conscience ce qui restait dans l’ombre : le nouveau n’est que l’émergence de ce qui était déjà là. Comme le souligne Marion, Husserl est dans le déjà-vu : chez ce dernier, « la visée anticipe toujours sur ce qu’elle n’a pas encore vu, en sorte que le non-vu a d’emblée rang d’un pré-vu, d’un visible simplement retardé, sans nouveauté foncièrement irréductible, bref d’un pré-visible. L’horizon entoure donc moins le visible d’une aura de non-visible, qu’il n’assigne par avance ce non-visible à tel ou tel point focal (objet) inscrit dans le déjà vu. »[16] Marion propose alors de réintroduire de l’imprévisible en acceptant la possibilité de surcroît, l’idée que l’intuition puisse dépasser la tentative de remplissement.
L’idée d’induction, essentielle dans les variations imaginatives[17], aurait dû laisser une place plus grande à l’imprévisible, mais Husserl ne thématise pas cette dimension[18].
I. 2. Particuliers et universaux
On peut comprendre cette absence de l’imprévisible chez Husserl en observant que la phénoménologie vise des universaux (les structures essentielles) et non des particuliers. Chaque vécu particulier permet de compléter la connaissance sur les universaux, la seule qui lui importe. Cette table rouge enrichit les possibilités de tables et de rouges. En revanche, cette table en tant que telle ne l’intéresse pas en dehors de sa contribution à l’identification des structures essentielles.
Les structures essentielles ne sont pas que des objets, elles sont aussi des lois, ou des règles. La base de connaissance, qui enregistre les apparitions, voit en effet se cristalliser certaines structures de référence qui sont ensuite utilisées par les variations imaginatives à l’œuvre dans les réductions suivantes. Pour projeter au mieux (sur ce que je sais du monde et de moi) cette maison qui m’apparaît de face, je vais utiliser l’information que j’aurais si j’en faisais le tour, information élaborée à partir de règles ou de lois issues de ce que je considère comme plausible dans mon savoir sur les maisons lorsqu’on en fait le tour.
Sans détailler encore ce qu’est cet ensemble de connaissance, nous devons donc considérer qu’il comprend à la fois des informations et des règles qui résument mes croyances en des lois. La « projection » s’effectue alors sur ces informations et ces règles. Que peut signifier une telle projection ? Par exemple, si mon ensemble de connaissances contient une loi qui dit ce que je vais voir d’une maison quand j’en fais le tour, alors la projection consiste à instancier cette loi avec la maison que je considère. Cette projection sur un ensemble de lois signifie donc leur usage dans le cadre des variations imaginatives opérées lors de la constitution. Autrement dit, la projection sur un ensemble de lois revient à les appliquer (si possible) au phénomène visé[19].
I. 3. La métaphore narrative
Il faut maintenant clarifier ce que nous entendons par connaissances. Pour cela nous faisons une hypothèse, à partir de la pensée de Paul Ricœur : ne serait intelligible que ce qui est racontable. Un mécanisme de préfiguration narrative nous permettrait de donner sens à nos vécus. C’est en ce sens que tout événement est une composante narrative : « Rien n’est événement qui ne contribue à la progression d’une histoire. Un événement n’est pas seulement une occurrence, quelque chose qui arrive, mais une composante narrative »[20]. Chaque information discordante, au sens où elle ne s’intègre pas spontanément dans nos histoires, ne peut exister que si s’opère un travail spécifique, visant à l’assimiler. Les discordances peuvent être absorbées en devenant des causes ou des effets au sein d’un récit qui les met en intrigue. Des éléments obscurs peuvent s’éclairer par surprise ou bien jouer le rôle de pivot ré-éclairant les histoires passées. Notre perception est l’élaboration d’histoires qui assimile par congruence les discordances.
Autrement dit, la façon la plus simple de caractériser notre accès à un monde d’événements est de le considérer sous forme de structures narratives, c’est-à-dire d’histoires[21]. Une telle approche anticipe d’emblée le langage requis pour tout échange et donc l’intersubjectivité. Nous qualifions cette hypothèse de métaphore narrative, car nous ne prétendons pas ici que notre cognition fonctionne strictement sur une base narrative, qu’il conviendrait de décrire précisément.
Ces histoires peuvent être très simples comme : je mange à cette table. A partir de telles histoires, l’ontogénèse des objets se comprend comme recoupements ou abstraction d’une régularité au sein de différentes histoires (c’est l’intuition qu’avait Schapp quand il disait qu’une table c’est le titre de toutes les histoires de tables[22]).
Cette approche statistique de l’apprentissage permet également d’universaliser les histoires au-delà des objets : d’un présent continu répété suffisamment souvent, ou appris d’autres que moi, les histoires s’écrivent au présent de vérité générale ou présent d’universalisation. A force de dire « je nage » dans un nombre d’histoires suffisamment grand, j’oublie les péripéties et je dis « je nage » (je sais nager). Ou encore, j’accumule tellement d’expériences – d’histoires – dans lesquelles « un oiseau vole » au présent continu, que j’universalise en une « histoire » au présent d’universalisation : « un oiseau vole ». Cette histoire devient alors une règle, une loi que je pourrai réutiliser chaque fois. Des lois se constituent alors, qui en retour nous constituent.
Avec la métaphore narrative que nous proposons, la base de connaissance s’enrichit sans cesse des histoires vécues et s’articule autour d’histoires au présent d’universalisation, les lois de généralisation par induction. Une seconde métaphore est alors nécessaire, la métaphore statistique. Elle permet d’imaginer l’ensemble d’histoires de notre base de connaissance structuré autour d’axes principaux que constituent les histoires les plus plausibles. Ce sont ces lois que nous utiliserions dans les variations imaginatives.
Les axes principaux d’un ensemble de données sont en effet obtenus par un mécanisme statistique du type de l’analyse en composantes principales : ils résument au mieux l’information redondante. Pour cela, une « distance » entre histoires doit être définie. Les travaux en sémantique en proposent dès aujourd’hui quelques-unes. Il existe plusieurs familles de mesures séparées sous l’angle de la structuration supposée des phrases dans les textes, la plus sophistiquée reposant sur des tree-structured models qui composent les phrases à partir de sous-phrases et donnent ainsi une réelle structure à la phrase[23]. C’est peu dire que cette recherche est en pleine accélération.
I. 4. Structures essentielles et lois statistiques
Pour Husserl, les structures essentielles (à la fois de l’objet et de l’ego) sont celles qui apparaissent nécessairement lorsque l’on fait varier les modes de donation de l’objet. Il faut donc identifier les corrélations entre l’objet en tant qu’objet d’expérience et ses modes de donation. Puis, l’ensemble des possibles corrélés à cet objet d’expérience est présentifié pour en extraire l’essence. L’essence est donc comprise comme ce qui nécessairement est corrélé avec l’objet qui apparaît, ce qui reste donc invariant dans le travail de variation imaginative. L’intersection des possibles qui définit les essences à travers leur apparition nécessaire nous semble devoir être comprise selon une mesure de plausibilité. Une table a de façon la plus plausible quatre pieds, mais certaines n’en ont que trois.
Il s’agit donc de retirer de chaque réduction d’un particulier de quoi construire des universaux, ou des lois. Dans notre métaphore narrative, les particuliers comme les universaux ou les lois sont des histoires qui peuplent notre base de connaissance. Dans notre métaphore statistique, les universaux ou les lois sont les axes principaux de l’ensemble de données qui rassemble les histoires vécues, transmises, imaginées. Ceux-ci matérialisent les histoires qui par leur redondance « résument » suffisamment d’histoires pour devenir plausibles en tant que lois.
Ces axes principaux sont donc les histoires épurées qui résument au mieux notre connaissance et l’essence d’un objet est alors l’ensemble de ces histoires universalisées où l’objet intervient : la table (que l’on fabrique) en bois, la table où l’on mange, la table et ses quatre pieds (pour qu’elle tienne debout), etc., sachant qu’un autre axe « table » pourrait émerger si les tables devenaient le plus souvent des tables de travail, en formica, et à trois pieds. La démarche phénoménologique décrit d’ailleurs un accès au monde des objets qui n’est pas simple mais qui est d’emblée un complexe de corrélations. Ce que Housset dans son commentaire de la Quatrième méditation interprète de façon très heideggérienne dans le sens de notre hypothèse : « Non seulement un objet (…) n’est jamais vu seul, mais en outre il n’est jamais vu sans une histoire. »[24]
Le point important est que ces axes sont totalement endogènes et propres à l’ensemble de connaissance à un moment donné. Chaque nouveau vécu est susceptible d’entraîner une réorganisation de la base de connaissance. Cette évolution est le plus souvent quasi statique (les axes ne sont pas modifiés, seuls les poids de chaque histoire dans ce repère varient légèrement), mais cette réorganisation peut être plus brutale avec modification des axes principaux (soit que, à force de petits déplacements, vienne un moment de bascule, soit qu’un événement majeur réclame un travail de réagencement pour qu’il devienne interprétable, et donc assimilable dans la base de connaissance elle-même – c’est l’idée d’événement chez Romano[25] ou chez Marion[26]).
L’élucidation des structures essentielles passe chaque fois par un travail de possibilisation puis de synthèse en une structure typique. Les halos ou horizons et ce qu’ils impliquent sont l’ensemble des corrélations, factuelles, déjà expérimentées ou pensables, via l’usage d’une logique au sens où l’entend Husserl. Dans notre approche, cette logique s’élargit à l’ensemble des lois issues du travail d’universalisation réalisé jusque-là. La synthèse de cet horizon réagencera l’ensemble de la base de connaissance et conduira à l’extraction des nouveaux axes principaux, renforçant ces lois ou en faisant apparaître d’autres. Cette extraction ne peut être faite qu’à la marge de l’ensemble de connaissance déjà constitué, et reste définitivement contingente. La part du halo non synthétisé en une universalisation est laissée dans l’indétermination[27]. Il ne disparaît toutefois pas et sera réutilisé à chaque nouvelle synthèse.
Husserl avance que les lois de l’entendement sont indépendantes de qui nous sommes, dès lors que nous avons des vécus intentionnels de perception et une pensée catégoriale. Il y aurait une législation innée de l’entendement ; il ne s’agirait pas de l’expliquer mais de l’élucider phénoménologiquement. Nous pouvons accepter l’idée que les mécanismes mêmes de l’entendement – possibilisation, synthèse – soient des règles propres à toute conscience. D’une certaine manière, nous devons même en faire l’hypothèse. En revanche, nous posons que les règles universelles qui nous constituent (les axes de la base de connaissance dans la métaphore statistique) nous sont propres, et évoluent avec le temps : on apprend à regarder, à simuler/possibiliser, à synthétiser… Elles relèvent, de plus, d’une logique quasi causale intégrant en particulier la causalité par les fins (« je bois pour me désaltérer » autant que « je bois parce que j’ai soif »). Husserl ne se raconte pas d’histoires, mais le lien entre l’action et la règle inférée va bien entrer dans la base de connaissance et s’universaliser sur le même mode que d’autres typiques. L’exemple le plus clair qu’il fournit porte sur des sensations de mouvement du corps (les kinesthèses), où il reconnait « que joue ici de façon cachée un enchaînement intentionnel du type “si-alors”. ». Les ostensions associées peuvent alors être « protentionnellement pré-indiquées dans le déroulement de la perception ». Les kinesthèses intègrent ainsi « le système de la possibilisation »[28].
Le travail que Husserl veut mener à bien ne s’arrête pas là. Il vise à reconstituer les éléments sources de ces halos. Nous doutons de la possibilité d’y parvenir : l’ego transcendantal a-t-il seulement accès « à ses axes principaux » ou peut-il également aller plus loin et rétro-concevoir – au sens d’une reverse engineering (à partir d’un objet et de ses fonctions, remonter sur ses éléments constitutifs et leur articulation) – les histoires sédimentées ? Certes le souvenir et l’imagination nous donnent partiellement accès aux éléments particuliers qui nous constituent. Un travail psychanalytique peut même identifier certains éléments-clés enfouis. Mais nous ne pouvons pas remonter des axes principaux à l’ensemble des éléments singuliers constitutifs et à leurs poids respectifs dans chaque axe. Cette équivoque est constitutive dans la métaphore statistique : plusieurs modèles probabilistes sont dits observationnellement équivalents lorsqu’il est impossible de décider lequel est le meilleur, car ils rendent tous aussi bien compte des observations. Cette équivoque est aussi celle de toute séquence de vécus que plusieurs histoires différentes peuvent raconter sans qu’on ne puisse choisir la vraie. Sur le plan éthique, ce thème est important et est à la base des arguments contre les excès du narrativisme. Cette forme de médiation imparfaite entre le monde et moi est toutefois une ouverture formidable pour la vie. C’est par exemple ce qui permet de se mettre d’accord sur ce qu’est une table avec quelqu’un qui n’aura jamais croisé les mêmes tables que nous.
Finalement, l’élucidation des structures essentielles d’un objet intentionnel et, corrélativement, du Je correspondant, est possible tant qu’il s’agit ainsi d’identifier les axes principaux de notre base de connaissance. Ceux-ci nous constituent tout autant qu’ils constituent le monde de la vie.
II. Ontogénèse du monde et du soi
II. 1. L’apprentissage comme ontogénèse
Le thème de l’apprentissage dans une durée dépassant chaque réduction apparaît chez Husserl à travers les idées de permanence des objets et de l’ego transcendantal et à travers le concept d’habitualité (le je peux à nouveau qui structure le pouvoir-être de l’ego pur) ou celui d’habitus (la sédimentation de certaines pratiques et objets)[29].
Naturellement toute activité, et donc aussi cette activité réflexive, produit un certain acquis qui est un « habitus ». Par le traitement théorique nous acquérons une connaissance habituelle, c’est-à-dire que tel objet qui est pour nous nous devient familier dans les propriétés que nous ne lui connaissions pas auparavant – il en va de même de la connaissance de soi-même par le traitement théorique de soi-même. (…) [Ce qui] persiste-habituellement-comme-valide (…) [devient] des propriétés fixes de nous-mêmes en tant que sujets égologiques, en tant que personnes, que l’attitude réflexive peut trouver en nous comme constituant notre être propre.[30]
Dans notre approche, habitus et habitualité se confondent dans le même présent d’universalisation. La possibilité de répéter la même expérience conduisant à la même élucidation du même sens d’un même objet fonde la certitude de permanence. L’ego transcendantal hérite en parallèle des habitualités qui le constituent. Ici encore, il convient de penser dynamiquement. Si « toutes les perceptions sédimentées, confirmées ou niées, fondent un habitus, c’est-à-dire une façon singulière de constituer le monde »[31], il faut imaginer que ces structures de l’ego transcendantal évoluent à chaque synthèse, voire à chaque nouveau flux. Il faut penser ces habitus et ces habitualités comme les axes structurant notre base de connaissance.
Le thème de l’apprentissage dans sa durée apparaît directement à propos des synthèses infirmatives ou confirmatives. Lavigne, dans son commentaire de la Troisième méditation, décrit ce que l’on peut considérer comme un apprentissage, avec des synthèses confirmatives qui renforcent la légitimité du sens d’appréhension annoncé et des synthèses infirmatives, vécues « comme “désillusion”, et valant comme démenti objectif du sens d’appréhension envisagé. »[32] De plus, Lavigne nous engage à interpréter ce processus correctif comme un apprentissage continu : il modifie continûment les « diversités anticipées comme normales »[33]. Il s’agit donc bien de la même idée que celle d’un apprentissage progressif avec correction de la visée normale par prise en compte de la « dernière » observation.
Ainsi, nos habitus et nos habitualités évoluent, se renforcent ou disparaissent au gré de la confrontation de celles-ci avec ce qui nous est donné. Au total, la recherche husserlienne s’inscrit bien dans une logique d’apprentissage, éventuellement sans fin, « en liaison avec un processus historique infini d’approximations »[34], ce qu’Housset reformule « comme l’exigence d’une histoire »[35].
La constitution du monde est donc une ontogénèse – apprentissage endogène du monde que l’on constitue soi-même tout au long de notre vie, non seulement par la constitution des « choses » mais, comme nous allons le voir, également par la constitution des autres ; endogène, car c’est par ce même processus que se constitue le soi.
II. 2. Intersubjectivité et ergodicité
Pour cela, un dernier pas doit être fait. L’apprentissage, tel que nous l’avons défini, n’est pas réservé à une démarche scientifique. Il est le fait de chacun, certes plus ou moins efficacement, chaque jour. Husserl approche cette idée avec la constitution des egos transcendantaux des autres. D’une certaine façon, le Heidegger d’Être et temps formule plus clairement cette hypothèse (que chacun est supposé faire) : nous sommes tous des Daseins, à la fois cherchant à comprendre et se choisissant une histoire et à la fois embourbés dans un quotidien sans conscience de son vécu.
Il faut alors penser un monde où chacun est à la fois configurateur de monde, pour reprendre le mot à Heidegger, mais aussi à Ricœur, et agent de ce monde, et dans lequel chacun, de façon spéculaire, constitue les autres comme étant également configurateurs et agents de ce monde.
Apparaît alors la difficulté logique que nous avons souligné en introduction. Notre métaphore narrative permet néanmoins d’avoir recours au même concept aux deux niveaux, ontique (l’agent dans son monde de la vie) et ontologique (comme configurateur ou modélisateur du monde). D’ailleurs, chacun devient lui-même interprétable en termes d’histoire : quelque chose comme l’identité narrative émerge. Il serait sans doute possible de rester dans les catégories d’Etre et temps et de considérer, plutôt que l’identité narrative, l’historialité. Celle-ci émerge en effet via la temporalité lorsque le Dasein opère un authentique retour sur soi et choisit qui il a à être. Husserl partageait sans doute également cette idée dans les Méditations lorsqu’il indiquait : « l’ego se constitue pour lui-même en quelque sorte dans l’unité d’une histoire »[36].
Bien sûr, de même que l’on ne résume pas une personne à ses souvenirs, mais plutôt à ce qu’elle en fait, de même on ne résume pas une personne à une histoire, même en acceptant l’idée qu’elle puisse changer à chaque instant du fait d’un nouvel événement qui conduit à reconfigurer le monde. Mais la métaphore narrative rend logiquement possible de penser simultanément à l’aide des mêmes concepts les deux niveaux d’agent et de modélisateur qui imagine les autres s’imaginant et m’imaginant comme agent et modélisateur.
Ce qui apparaît alors est une anthropologie, celle d’un homme apprenant avec les autres. Une telle anthropologie permet un apprentissage collectif, et une véritable ontogénèse du monde supposé commun, monde-limite des mondes de la vie de chacun. Pour cela – pour que ces mondes convergent vers l’idée d’un monde commun – une dernière hypothèse est néanmoins requise, celle de pouvoir apprendre des autres.
Il faut en effet que les histoires des autres puissent enrichir l’expérience de chacun, que les lois, ces histoires au présent de vérité général, puissent être transmises, qu’un lexique commun soit appris et non reconstruit. Qu’il n’y ait pas tout, chaque fois, à redécouvrir. Une telle capacité humaine est ce qui a fait la réussite de l’animal humain, pour le moins son extension sur la Terre[37].
Cette capacité à tirer leçon des histoires des autres est donc essentielle. Nous la rapprochons d’une propriété qui, en statistique, s’appelle l’ergodicité : si nous disposons des trajectoires passées de différentes variables, de leurs histoires, et si le processus qui engendre ces différentes trajectoires est ergodique, alors il est possible d’inférer des lois pour l’ensemble des variables à partir d’inférences conduites sur les histoires de chacune (si le processus a une moyenne, par exemple, la moyenne sur la population pourra être estimée en observant le passé d’une seule trajectoire, et réciproquement).
Faire l’hypothèse que nous apprenons des histoires des autres, hypothèse que nous nommerons par analogie ergodicité, se traduit par le fait que je peux apprendre de l’histoire des autres et que les autres peuvent apprendre de mon histoire, et que nous pouvons en tirer leçons pour tous. Nos bases de connaissances s’augmentent directement d’universaux dont la plausibilité dépend de la confiance que nous accordons aux autres. Mais elles grandissent également par la simple observation quotidienne des autres et de leurs histoires. Ce qui arrive à l’un aurait pu arriver à l’autre. Nous ne sommes pas les mêmes, et nos différences sont justement ce qui nous permet d’apprendre, mais nous sommes issus d’une certaine façon d’une même matrice. Avec les catégories du politique, nous dirions que nous sommes frères, ou égaux.
II. 3. La convergence des mondes
L’hypothèse d’ergodicité est très forte. Elle suppose que, lors d’une rencontre avec quelqu’un de très différent de nous, nous maintenons l’idée que son histoire aurait pu être la nôtre. L’absorption du nouveau est alors source de renouvellement de nos connaissances et contribue au rapprochement des mondes de chacun.
On comprend qu’une telle hypothèse ne soit pas toujours facile à conserver lorsque l’on rencontre une altérité radicale. On constate également qu’elle est loin d’être toujours la norme dans notre société. Sur le plan normatif, il paraît légitime de réfléchir à ce qui favoriserait la convergence de nos mondes particuliers vers un monde commun. Favoriser l’apprentissage de la spécularité semble simple – il s’agit d’une certaine façon de l’usage de la raison – mais l’ergodicité relève d’un choix. Seul l’argument de l’efficacité de l’apprentissage justifie sans recours à la morale de favoriser cette disposition.
Conclusion
La constitution consiste à se départir de la naïveté de l’attitude naturelle, certes, mais peut-on, après s’en être départi une fois, y revenir ? A cette question de Fink[38], on trouve une réponse de Husserl dans certains textes : après la réduction, je suis « immergé dans l’habitus de ce savoir que je ne peux perdre. »[39] Apparaît alors une naïveté transcendantale qui remplace la naïveté initiale.
L’apprentissage réclame un va-et-vient entre la position de modélisateur et celle d’acteur du monde ambiant. D’une certaine façon, nous sommes dans notre monde de la vie lorsque nous est donné un événement, au sens le plus large. Mais, en réponse, lorsque nous posons une hypothèse, lorsque nous imaginons pour prévoir, lorsque nous interprétons cet événement par une re-configuration de notre monde, nous sommes dans la position transcendantale. Enfin, lorsque nous vérifions la concordance éventuelle de ces prévisions, nous sommes à nouveau dans le monde de la vie. En bref, la réduction phénoménologique n’est pas une pratique réservée aux phénoménologues, elle est le mécanisme même de l’inférence inductive qui nous accompagne depuis l’enfance. Une anthropologie qui s’occupe du problème de l’apprentissage rend alors pleinement systémique la phénoménologie.
Cependant, parce que la philosophie de Husserl se refuse à être une anthropologie, en tant que l’action n’est pas pour lui l’essentiel et que, dès lors, il néglige le lien inextricable entre elle et la connaissance dans une pensée systémique, l’appariement à autrui qu’il propose pour passer du monde de la vie du phénoménologue à un monde commun reste critiquable. Au contraire, nous sommes fidèles à Ricœur qui considère les actions de chacun comme étant chaque fois des témoignages que nous prenons en compte. En poussant ainsi la phénoménologie herméneutique à ses frontières, nous consolidons l’idée centrale de la phénoménologie, son caractère systémique, l’endogénéité du monde et du soi de chacun.
Les métaphores narratives et statistiques que nous proposons permettent de penser un monde où apprendre ensemble est une valeur essentielle. Il ne s’agit plus seulement d’enseigner la pratique de la phénoménologie, mais aussi la capacité spéculaire, et de renforcer ainsi, de fait, l’hypothèse d’ergodicité.
[1] Edmund Husserl, Méditations cartésiennes, Introduction à la phénoménologie, Paris, Vrin, 1992, p. 203.
[2] « (…) je n’ai pas d’accès par la réduction eidétique de l’expérience de conscience, à un moi général, qui serait le “quiconque” et d’où je replongerais ensuite dans la pluralité des consciences. Je n’ai pas d’accès au pluriel par le général. » (Paul Ricœur, Étude sur les « Méditations Cartésiennes » de Husserl, Revue Philosophique de Louvain, Troisième série, 52.33, 1954, p. 85-86)
[3] Valérie Kokoszka, Le devenir commun – Corrélation, habitualité et typique chez Husserl, Hildesheim, Olms, 2004, p. 173-174. Dans les Méditations cartésiennes, Husserl formule implicitement cette constitution qui serait l’œuvre d’un sujet divin : « On aperçoit ici que la communauté temporelle des monades, mutuellement et réciproquement reliées dans leur constitution même, est inséparable, car elle est liée à la constitution d’un monde et d’un temps cosmiques. » (Edmund Husserl, Méditations cartésiennes, op.cit., p. 207). En effet, si la constitution de chaque monade reste pensable dans le cadre phénoménologique, le saut, et la causalité indiquée, vers la constitution d’un monde et d’un temps cosmique ne peut être le fait que d’une monade divine.
[4] « je peux, par une libre modification de mes sensations cinesthésiques et, en particulier, par l’acte de “tourner autour”, changer ma situation de telle manière que tout illic se transforme en hic, c’est-à-dire je peux occuper par mon corps n’importe quel lieu dans l’espace. » (ibid., p. 190)
[5] « nous comprenons aussi ce fait, inséparable du premier, que je puis identifier la Nature constituée par moi avec la Nature constituée par autrui (ou, pour parler avec toute la précision nécessaire, avec une Nature constituée en moi, en qualité de constituée par autrui). » (ibid., p. 204, nous soulignons)
[6] Ibid., p. 212.
[7] Laurent Perreau, « En quel sens peut-on parler d’intentionnalité collective ? », Bulletin d’Analyse Phénoménologique, VI.8, 2010, p. 213-229.
[8] Thomas Szanto, Valérie Kokoszka : Le devenir commun – Corrélation, habitualité et typique chez Husserl, Hildesheim : Olms « Husserl on Collective Intentionality », in A. Salice and H. B. Schmid (Eds.), Social Reality: The Phenomenological Approach, Dordrecht: Springer 2016, p. 145-172.
[9] Zahavi, Dan, « We in Me or Me in We? Collective Intentionality and Selfhood » Journal of Social Ontology 7.1, 2021, p. 1-20.
[10] Par exemple : Claire Petitmengin, Bitbol Michel, Ollagnier-Beldame Magali, « Vers une science de l’expérience vécue », Intellectica, 64.2, 2015, p. 53-76.
[11] Elle est, par exemple, discrètement au cœur de l’argument dans la Cinquième méditation : « Le monde possède l’existence grâce à la vérification concordante de la constitution aperceptive, une fois formée, qui s’effectue dans et par la marche progressive et cohérente (ce qui implique des “corrections” constantes qui rétablissent la cohérence) de notre expérience vivante. » (Husserl, Méditations cartésiennes, op.cit., p. 203)
[12] « La réduction restreint l’apparaître à ce qui en lui atteint à une véritable donation. » (Jean-Luc Marion, Étant donné : Essai d’une phénoménologie de la donation, Paris, PUF, 2013, p. 26)
[13] Ibid., p. 325.
[14] Avec l’idée de cercle herméneutique et le rôle qu’y joue la structure d’anticipation, Heidegger, Gadamer et Ricœur renforcent le lien avec le processus de l’induction : position d’une hypothèse, confrontation au monde, validation ou rejet. Ce va-et-vient entre la conscience et le monde est néanmoins déjà présent chez Husserl, nous y revenons en conclusion.
[15] Chez Husserl, « l’intuition fait (presque) toujours (partiellement) défaut à l’intention » (Marion, Étant donné, op.cit., p. 315)
[16] Ibid., p. 306-307. C’est aussi un point que souligne Lavigne dans son commentaire de la Troisième méditation : « Comment reconnaître ce dont on n’a encore aucune connaissance ? La définition husserlienne de l’évidence présuppose la pré-connaissance de l’identité et de la teneur eidétique de l’objet censé se donner, et apparaître en tant que “lui-même”. (…) Or, dans le processus génétique de la constitution originelle de l’identité objective, aucune identité préalable ne peut être d’emblée donnée, ni donnable – aucune essence objective. (…) La recherche ou l’invention tâtonnante d’un eidos un tant soit peu général, susceptible de passer pour le type de cela qui vient en premier, et qui est toujours déjà là sans que je l’aie choisi, qui s’impose de lui-même, avant toute visée identifiante : le donné hylétique brut, immédiat, qui prend l’initiative d’apparaître avant toute visée préalable, en dehors d’elle et en toute sauvage spontanéité. La proto-donation de l’étant ne s’effectue-t-elle pas, de ce fait, hors intentionnalité, avec une indépendance ontologique radicale vis-à-vis de tout a priori et de toute donation de sens rationnelle ? » (Jean-François Lavigne, « Commentaire de la Troisième méditation », in J-F. Lavigne (Ed.), Les méditations cartésiennes de Husserl, Paris, Vrin, 2008, p. 90-91)
[17] « Dans leurs anticipations de l’éprouvabilité, et du fait que toute perception directe elle-même inclut déjà des moments inductifs (anticipation des côtés de l’objet qui ne sont pas encore éprouvés), tout se trouve donc inclus dans le concept large d’“expérience” ou d’“induction”. » (Edmund Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Paris, Gallimard, 1976, p. 145).
[18] De fait, le monde est pour Husserl une « floraison d’inattendu » (ibid., p. 184), mais il ne thématise pas cette idée d’imprévisible et de nouveauté.
[19] Cet usage de la fiction est particulièrement travaillé et décrit chez Ricœur : « La réduction transcendantale exige la réduction eidétique dès lors que la conscience est traitée comme le champ d’un voir, d’une expérience intuitive ; sinon la phénoménologie n’est en effet qu’un empirisme transcendantal ; si le transcendantal peut être regardé, vu, décrit, il faut que cette intuition saisisse le fait transcendantal en essence, sous peine de sombrer dans la description du contingent. C’est pourquoi elle met en jeu la “fiction”, fait varier imaginativement le donné de conscience, et développe l’expérience sur le mode du “comme si” ». (Ricœur, « Étude sur les « Méditations Cartésiennes » de Husserl », art.cit., p. 84)
[20] Paul Ricœur, Du texte à l’action, Paris, Seuil, Point Essais, 1998, p. 16.
[21] « La demande de sens se présente alors comme demande de maîtrise, intellectuelle autant que pratique, de l’aspect exceptionnel de l’événement [le quelque chose qui arrive en tant qu’il arrive]. Par rapport à quoi ? Eh bien par rapport à un ordre déjà établi, qu’il s’agisse de classification, de caractérisation, de mise en relation. L’événement, c’est le nouveau par rapport à l’ordre déjà institué. C’est en instaurant un nouvel ordre dans lequel l’événement sera compris que le sens réduit l’irrationalité principielle de la nouveauté » (Paul Ricœur, « Evénement et sens », Raisons pratiques 2, 1991, p. 43). Or cette compréhension par/au sein du nouvel ordre se fait via le récit et les propriétés du narratif : « Je prends ici la narrativité comme forme matricielle d’intelligibilité, telle que la met à l’œuvre aussi bien le récit pris dans l’action que le récit sur l’action. A la différence de la rationalité instrumentale ou stratégique, ou même de la rationalité éthique (…), c’est l’intelligence narrative qui sauve l’événement dans le mouvement même où elle le pense. L’événement est à la fois compris, c’est-à-dire inclus, englobé, et reconnu, comme irréductible au sens. » (ibid., p. 50)
[22] « L’énoncé, tout comme le mot, doit être compris comme “titre d’une histoire”. “Bateau” serait un titre pour toutes les histoires actuelles ou virtuelles de bateau. “Il pleut aujourd’hui” serait un titre pour toutes les histoires possibles de pluie et de beau temps. L’acte de dénomination doit être compris phénoménologiquement comme “recherche d’un titre pour des histoires”. » (Jean Greisch, « Postface », in W. Schapp, Empêtrés dans des histoires, Paris, Les éditions du Cerf, La nuit surveillée, 1992, p. 273)
[23] Voir par exemple : Kai Sheng Tai, Richard Socher, and Christopher D. Manning, « Improved semantic representations from tree-structured long short-term memory networks », arXiv preprint, 2015.
[24] Emmanuel Housset, « Commentaire de la Quatrième méditation », in J-F. Lavigne (Ed.), Les méditations cartésiennes de Husserl, op.cit., p. 126.
[25] « [L’événement] ne réalise pas seulement un possible préalable, pré-esquissé dans l’horizon de notre monde ambiant, il atteint le possible à sa racine et, par suite, il bouleverse le monde même de celui à qui il survient : ce n’est pas tel ou tel possible, c’est la “face du possible”, la “face du monde” qui apparaît pour lui changée. » (Claude Romano, L’aventure temporelle, Paris, PUF, 2010, p. 31)
[26] « Nous suggérons que les phénomènes en tant que tels, à savoir comme donnés, non seulement ne satisfont pas à cette demande, mais, loin de payer leur refus d’inintelligibilité, apparaissent et se laissent d’autant mieux comprendre, qu’ils se dérobent d’un même geste à l’empire de la cause et au statut d’effet. Moins ils se laissent inscrire dans la causalité, plus ils se montrent et se rendent intelligibles comme tels. De tels phénomènes se nomment précisément des événements – selon que la caractéristique de l’événementialité rassemble toutes celles auparavant reconnues au phénomène donné. » (Marion, Étant donné, op.cit., p. 268-269)
[27] « Ce “laisser dans l’indétermination” des particularités, – antérieurement aux déterminations effectives plus précises qui, peut-être, n’auront jamais lieu, – est un moment contenu dans la conscience perceptive elle-même ; il est précisément ce qui constitue “l’horizon”. » (Husserl, Méditations cartésiennes, op.cit., p. 83-84)
[28] Husserl, La crise des sciences européennes, op.cit., p. 183-184.
[29] « Pour plus de clarté conceptuelle, nous suggérons d’appeler l’habitus de l’ego pur, en tant que disposition sédimentée de l’agir, l’habitualité, et l’habitus de l’ego empirique, en tant que disposition sédimentée d’un acte, l’habitus. » (Kokoszka, Le devenir commun – Corrélation, habitualité et typique chez Husserl, op.cit., p. 74)
[30] Husserl : La crise des sciences européennes, op.cit., p. 124-125.
[31] Housset, « Commentaire de la Quatrième méditation », in J-F. Lavigne (Ed.), Les méditations cartésiennes de Husserl, op.cit., p. 114.
[32] Jean-François Lavigne : « Commentaire de la Troisième méditation », in J-F. Lavigne (Ed.), Les méditations cartésiennes de Husserl, op.cit., p. 85.
[33] Husserl, La crise des sciences européennes, op.cit., p. 184.
[34] Ibid., p. 49.
[35] Housset : « Commentaire de la Quatrième méditation », in J-F. Lavigne (Ed.), Les méditations cartésiennes de Husserl, op.cit., p. 134.
[36] Husserl, Méditations cartésiennes, op.cit., p. 123.
[37] Voir par exemple Robert Boyd, Peter J. Richerson, and Joseph Henrich, « The cultural niche: Why social learning is essential for human adaptation », Proceedings of the National Academy of Sciences 108. Supp. 2, 2011. Ces auteurs montrent que l’apprentissage social passe par le langage et ne peut se limiter à l’imitation, d’une part parce que la part croissante d’imitateurs scléroserait l’apprentissage, d’autre part parce que les conditions contextuelles changent et nécessitent constamment un apport de nouveaux savoirs, des innovations.
[38] « Car, lorsqu’une fois, dans la réduction phénoménologique, la naïveté de la thématique du monde dans la vie naturelle est brisée, elle ne peut plus revenir, elle est brisée à jamais ; ce qui ne signifie en aucune façon que nous existions alors toujours dans la clarté d’une évidence transcendantale. » (Eugen Fink, « Les concepts opératoires dans la phénoménologie de Husserl », in M. Béra (éd), Husserl. Troisième Colloque philosophique de Royaumont, Paris, Editions de Minuit, 1959, p. 224)
[39] Edmund Husserl, Sur l’intersubjectivité I, Paris, PUF, 2011, p. 211.