Friedrich Hayek et la justice sociale
Bastien Lapeyre est professeur de philosophie au lycée Carnot de Bruay-la-Buissière et au lycée Lavoisier d’Auchel.
Résumé
Le but de cet article est de critiquer une interprétation de la pensée de Friedrich Hayek qui semble consensuelle dans la littérature française contemporaine, dont la source remonte au moins au cours au Collège de France de Michel Foucault intitulé Naissance de la biopolitique, et qui consiste à voir en Hayek le promoteur d’un ordre social fondé exclusivement sur le marché, à l’exclusion notamment de toute politique sociale. Nous essaierons de mettre en lumière ce que cette interprétation classique a d’erronée, et de montrer que le traitement de la question de la justice sociale, dans le cadre de la pensée hayékienne, est beaucoup plus riche et ouvert qu’on est souvent enclin à le dire dans l’exégèse française. Nous montrerons que si Hayek récuse le concept de « justice sociale » qu’il juge absurde, la justice ne pouvant être selon lui que l’attribut d’une conduite humaine, ce n’est pas pour se désintéresser du champ qu’il recouvre ordinairement, mais pour lui substituer un autre traitement, faisant intervenir la notion de secours publics, autrement dit, d’une forme d’assistance gouvernementale hors-marché, résultant d’une délibération politique, ce qui signifie que le rôle de l’État, dans la conception de Hayek, ne doit pas se limiter à assurer les conditions de l’ordre catallactique.
Mots-clés : catallaxie, Hayek, justice sociale, libéralisme, néolibéralisme.
Abstract
The aim of this article is to criticise a French interpretation of Friedrich Hayek’s thought wich seems consensual in french contemporary litterature. The source of this interpretation goes back to Michel Foucault’s Collège de France lessons entiteld Naissance de la biopolitique, at least. It consists seeing Hayek as a proponent of an exclusively marked-based social order, wich excludes all social policies. We will trie to highlight the mistakes of this classical interpretation, and to show that the way Hayek considers the issue of social justice is much more valuable and open than it is often said in french exegesis. We will show than, even if Hayek rejects the concept of social justice as absurd, because justice can only refers to human behaviour, he is not unmindful of the filed it usually encompasses. On the contrary, he deals with it in a new way, introducing the idea of public assistance, in other words a extra-market governmental assistance, resulting from political deliberation. That means according to Hayek the role of state must not be limited to ensure the conditions of catallactic ordre.
Keywords: catallaxy, Hayek, social justice, liberalism, neoliberalism.
Introduction : L’interprétation française de Hayek
C’est dans son cours au Collège de France de l’année 1978-1979, intitulé Naissance de la biopolitique[1], que Foucault a exposé sa compréhension de ce qu’il appelle le « néolibéralisme », dont Hayek est, selon lui, un représentant[2]. Selon Foucault, l’essence du néolibéralisme consiste en un renversement du rapport entre l’État et le marché, par rapport à ce qu’il était dans le libéralisme classique. Au lieu que l’économie de marché soit l’autre de l’organisation étatique, qui vienne la limiter, comme c’était le cas dans le libéralisme classique tel que le comprend Foucault, dans le néolibéralisme, l’économie de marché doit devenir « le principe de régulation interne de l’État de bout en bout de son existence et de son action »[3]. Dans la pensée du « néolibéral » Hayek, le marché devrait donc être le principe qui donnerait sa forme à la totalité de la société. Cela ne signifie pas que l’État n’a aucune action propre, mais que le marché devient la norme de l’action de l’État elle-même. Pour clarifier cela, reportons-nous à ce que Foucault écrit lorsqu’il fait la généalogie du néolibéralisme :
Au XVIIIe siècle, on demandait à l’économie de marché, quoi ? De dire à l’État : à partir de telle limite, quand il s’agira de telle question, et à partir des frontières de tel domaine, là tu n’interviendras plus. Ce n’est pas assez, disent les ordolibéraux. Puisqu’il s’avère que l’État de toute façon est porteur de défectuosités intrinsèques et que rien ne prouve que l’économie de marché en a, de ces défauts, demandons à l’économie de marché d’être en elle-même non pas le principe de limitation de l’État, mais le principe de régulation interne de l’État de bout en bout de son existence et de son action. Autrement dit, au lieu d’accepter une liberté de marché, définie par l’État et maintenue en quelque sorte sous surveillance étatique, – ce qui était en quelque sorte la formule de départ du libéralisme : établissons un espace de liberté économique, circonscrivons-le et laissons-le circonscrire par un État qui le surveillera –, eh bien, disent les ordolibéraux, il faut entièrement retourner la formule et se donner la liberté de marché comme principe organisateur et régulateur de l’État, depuis le début de son existence jusqu’à la dernière forme de ses interventions. Autrement dit, un État sous surveillance du marché plutôt qu’un marché sous surveillance de l’État (Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 120).
Dans ce cadre, tout questionnement sur la justice sociale semble être exclu a priori. En effet, si toute la société doit être fondée sur l’ordre du marché, et si le marché est le lieu où chaque agent, en concurrence avec les autres, cherche à maximiser son intérêt personnel, on ne voit pas comment l’idée de justice sociale pourrait émerger et, encore moins, donner lieu à une forme d’action significative venant corriger l’injustice du marché. Il est donc naturel que, dans les débats français contemporains sur la justice sociale, évoquer le nom de Friedrich Hayek semble inadéquat, si ce n’est pour servir de contrepoint : avec Hayek, on aurait l’exemple chimiquement pur d’un penseur indifférent à cette question, s’évertuant à expliquer qu’il faut interdire à l’État de se mêler de justice sociale, et allant même jusqu’à contester – preuve de son absolue indifférence à la question – que le concept de justice sociale ait un sens. Ainsi Jean-François Kervégan affirme-t-il très clairement que « Hayek récuse également l’idée même de justice sociale, c’est-à-dire de redistribution concertée au profit des plus défavorisés »[4], et que, dans la pensée hayékienne, « une interrogation sur la justice ou l’injustice de l’ordre social […] est sans objet »[5]. Il est vrai que dans Droit, législation et liberté, Hayek écrit que « le concept de justice sociale est nécessairement vide et dénué de sens »[6], parce qu’il se place dans le cadre d’une conception de la justice selon laquelle seule l’action intentionnelle d’un agent peut être dite juste ou injuste, alors que l’ordre social en lui-même ne peut être dit ni juste ni injuste[7]. Mais cette analyse ne signifie absolument pas, contrairement à ce qu’écrit Kervégan, que Hayek récuse l’idée même de « redistribution concertée au profit des plus défavorisés ». Ce point sera développé plus loin.
La raison serait la suivante : considérant que la société est un ordre spontané dont la complexité transcende notre entendement et donc notre capacité à organiser les choses consciemment et délibérément, considérant donc que la société est bien le produit d’actions humaines, mais nécessairement le produit involontaire de ces actions, considérant que toute tentative de modeler l’ordre social à notre guise risque de causer plus de mal que de bien, en entraînant la détérioration globale de cet ordre que l’on souhaitait améliorer, Hayek serait mené à conclure que doit être exclue toute action de l’État visant autre chose que le maintien des conditions de cet ordre spontané[8]. Afin de comprendre ce que ces assertions sur le rapport de Hayek à la question de la justice sociale ont de pertinent ou d’infondé, nous devons nous arrêter un instant sur le fondement de la pensée hayékienne : la société est un ordre spontané mobile transcendant notre entendement.
I. La société comme ordre spontané mobile transcendant notre entendement
Hayek voit effectivement la société comme un ordre spontané qui n’est pas le produit d’un dessein humain. Un argument remarquable qu’il utilise à l’appui de cette thèse est le fait que le fonctionnement de la société est l’objet d’un champ de recherche théorique, notamment dans ce que l’on appelle la science économique, ce qui suppose que ce fonctionnement ne nous est pas d’emblée connu, et par conséquent qu’il n’a pas été inventé par nous. Autrement dit, il n’y a de sciences sociales, ou plus précisément de recherche en sciences sociales, que parce que l’ordre social dans lequel nous vivons est spontané ; dans le cas contraire, il suffirait de se référer aux plans des concepteurs de l’ordre social pour le comprendre[9].
Il faut aller plus loin : le plus important selon Hayek n’est pas que l’ordre social dans lequel nous vivons est de fait un ordre spontané, mais qu’il l’est nécessairement, en raison de sa complexité, qui dépasse ce que nous serions capable de construire délibérément. Pour accréditer d’idée selon laquelle la complexité de l’ordre social dépasse ce que nous sommes capables de comprendre, et donc de produire délibérément, Hayek prend l’exemple du fonctionnement de la monnaie et de la structure du crédit, qui font l’objet d’études scientifiques ne parvenant pas à les élucider ni même à produire un consensus entre spécialistes, malgré les abondantes recherches menées à leur sujet[10]. Hayek qualifie alors l’ordre social de « transcendant », au sens de « ce qui excède de beaucoup la portée de notre compréhension, de nos désirs et de nos desseins, ainsi que notre perception sensorielle, et ce qui intègre des connaissances qu’aucun cerveau individuel et aucune organisation ne pourraient posséder ou créer »[11]. Hayek envisage que dans l’absolu, il pourrait exister une société dont l’ordre ne serait pas spontané, mais construit, mais la complexité de cet ordre ne pourrait pas excéder ce que l’organe directeur de cette société serait capable de concevoir. Ce serait alors une toute autre société, dont, notamment, la démographie n’aurait rien à voir avec la nôtre : relativement à la société dans laquelle nous vivons, elle ne permettrait qu’à un petit nombre de personnes de survivre[12].
Nous venons de dire que, selon Hayek, l’ordre de la société dans laquelle nous vivons est un ordre spontané transcendant notre entendement. Il faut ajouter à cela que, si le jeu du marché n’est pas empêché, cet ordre est sans cesse en mouvement, en perpétuelle adaptation aux changements qui ne cessent jamais de survenir. Des changements, fussent-ils infimes, se produisent nécessairement, de temps à autre, voire continument, dans les affaires humaines, que la source de ces changements réside dans les affaires humaines elles-mêmes (l’évolution des mœurs, un progrès technique, une faillite…) ou dans l’environnement dans lequel les hommes évoluent (l’évolution naturelle de l’environnement, une catastrophe météorologique…). Lorsqu’un tel changement se produit, si rien d’autre ne change, c’est l’ordre d’ensemble qui risque de s’effondrer. Si de tels changements peuvent être « amortis », c’est nécessairement qu’il y a eu une adaptation de l’activité d’un grand nombre d’individus, consciemment ou non[13].
Autre élément correct dans la synthèse produite par les exégètes que nous avons mentionnés : Hayek récuse la notion de « justice sociale » parce qu’il considère que les prédicats juste et injuste ne peuvent être attribués qu’à la conduite d’une personne[14]. Il considère que la société libérale, et en particulier le marché, lieu où des individus qui ne s’intéressent pas aux fins poursuivies par les autres échangent des biens ou des services, ne sont ni justes ni injustes, ni moraux ni immoraux, n’étant pas eux-mêmes des personnes, pas même des personnes morales, ils sont simplement amoraux : la forme de la société dans son ensemble, les positions respectives que les hommes y occupent, et notamment les gains matériels qu’ils font, n’obéissent à aucun principe de justice[15]. Dans cette optique, au sujet d’une société libérale, le concept de « justice sociale », attribuant une qualité morale à autre chose qu’une personne, est incohérent et donc vide.
Pour autant, il ne faut pas confondre la récusation d’un concept et le désintérêt pour la chose que ce concept cherche à saisir : après avoir évoqué le traitement que Hayek fait subir à la justice sociale comme concept, nous devons nous demander quel traitement Hayek fait de la réalité que ce concept essaie de saisir, dans son usage ordinaire. Nous allons voir que ce traitement existe bien dans l’œuvre de Hayek, mais avec un décalage, qui nous fait passer de la perspective de la justice sociale à celle de la protection sociale, ou, pour mieux dire, de « secours publics ».
II. La question des secours publics
II. 1. Le mot et la chose
Le fait que Hayek récuse le concept de « justice sociale » ne veut pas dire qu’il est indifférent à tout ce qui est habituellement recouvert par ce concept. Lorsqu’on parle de justice sociale, c’est ordinairement pour critiquer deux faits :
1) Les positions sociales et les niveaux de richesse des uns et des autres ne sont pas fondés sur quelque chose qui permettrait de les justifier, par exemple le mérite ;
2) Certaines personnes au sein de notre société vivent dans des conditions misérables.
En ce qui concerne le premier point, Hayek l’admet complètement. Pour lui, le fait que les positions sociales et les niveaux de richesse ne soient pas distribués selon un principe de justice est un trait essentiel d’une société libre, c’est-à-dire non-ordonné délibérément par une entité qui mettrait chacun et chaque chose à sa place.
Mais il n’est pas vrai que Hayek soit indifférent au second point. Il est faux de dire que Hayek « récuse l’idée de redistribution concertée au profit des moins favorisés »[16]. Comme Ferry et Renaut le relèvent[17], dans Droit, législation et liberté Hayek écrit : « Il n’y a pas de raison pour que le gouvernement d’une société libre doive s’abstenir d’assurer à tous une protection contre un dénuement extrême, sous la forme d’un revenu minimum garanti, ou d’un niveau de ressources au-dessous duquel personne ne peut tomber »[18].
II. 2. De quel type d’intervention gouvernementale la protection sociale peut-elle procéder ?
Ferry et Renaut considèrent que ce passage est tout simplement contradictoire avec la conception hayékienne de l’ordre social :
S’il est indéniable qu’Hayek prend en considération l’exigence d’un minimum de ressources, cette prise en considération n’est cependant pas sans créer de problèmes, quant à sa possibilité même, dans le cadre de sa conception du social. Expliquons-nous : le problème de fait ne se pose pas – Hayek reconnaît clairement la nécessité d’un système de garantie contre un « dénuement extrême » ; en revanche, le problème de droit se pose : une telle reconnaissance est-elle possible et cohérente dans le contexte d’un libéralisme aussi radical (Ferry et Renaut, Philosophie politique, vol. 3, op.cit., p. 147) ?
L’indice de cette incohérence, selon Ferry et Renaut, serait la mention d’une assistance « hors marché » faite par Hayek juste après le passage cité. Nous devons tout d’abord citer le texte de Hayek plus longuement, avant d’en étudier le commentaire de Ferry et Renaut.
Il n’y a pas de raison pour que le gouvernement d’une société libre doive s’abstenir d’assurer à tous une protection contre un dénuement extrême, sous la forme d’un revenu minimum garanti, ou d’un niveau de ressources au-dessous duquel personne ne peut tomber. Souscrire une telle assurance contre l’infortune excessive peut assurément être dans l’intérêt de tous ; ou l’on peut estimer que c’est clairement un devoir moral pour tous, au sein de la communauté organisée, de venir en aide à ceux qui ne peuvent subsister par eux-mêmes. À condition qu’un tel minimum de ressources soit fourni hors marché à tous ceux qui, pour une raison quelconque, sont incapables de gagner sur le marché de quoi subsister, il n’y a là rien qui implique une restriction de liberté ou un conflit avec la souveraineté du droit. Les problèmes qui nous occupent ici apparaissent seulement lorsque la rémunération de services rendus est fixée par l’autorité, mettant ainsi hors de jeu le mécanisme impersonnel du marché qui oriente les efforts des individus (Hayek, Droit, législation et liberté, p. 493, cité par Ferry et Renaut, op. cit., p. 147).
Juste après les quelques lignes citées plus haut, Ferry et Renaut commentent ce passage de la manière suivante :
La présence de la difficulté est évidente dans le passage qui vient d’être cité : comme toute politique, même minimale, de redistribution équivaudrait à intervenir dans l’ordre du marché et donc à en perturber le fonctionnement « favorable à tous » (égalitaire), Hayek doit préciser immédiatement qu’il faut qu’« un tel minimum de ressources soit fourni hors marché à tous ceux qui, pour une raison quelconque, sont incapables de gagner sur le marché de quoi subsister » ; dans ce cas, et dans ce cas seulement, « il n’y a là rien qui implique une restriction de liberté ou un conflit avec la souveraineté du droit », rien donc qui puisse mettre « hors de jeu » le mécanisme du marché (Ferry et Renaut, Philosophie politique, vol. 3, op.cit., p. 147-148).
Il est vrai que dans l’idée de Hayek cette assistance portée aux plus démunis ne peut pas se faire sous la forme d’une intervention au sein des mécanismes du marché sans en perturber le fonctionnement. Mais il n’est pas vrai que « toute politique, même minimale, de redistribution, équivaudrait à intervenir dans l’ordre du marché ». Dire cela, c’est confondre société et marché. Or le marché n’est que le lieu (réel ou virtuel) où des individus interagissent essentiellement pour échanger librement des biens et des services. L’existence du marché est nécessaire pour que la société libérale existe, puisque cette dernière, par définition, ne peut exister que si les hommes peuvent interagir sans poursuivre les mêmes fins. Mais la notion de marché n’épuise pas le champ du social selon Hayek, et, contrairement à ce que dit Foucault[19], le marché n’est pas « le principe organisateur et régulateur de l’État, depuis le début de son existence jusqu’à la dernière forme de ses interventions ». Hayek insiste notamment sur les autres modalités de relations interpersonnelles qui sont vouées à exister même au sein de la grande société. La société libérale n’est pas un bloc uniforme, mais un enchevêtrement de structures de types divers[20]. Au sein de la société libérale, un individu n’est pas seulement un acteur du marché, mais aussi, éventuellement, le membre d’une famille, d’un groupe d’ami, d’une entreprise, d’une Église, d’une association sportive, etc. Il est donc tout à fait faux de dire que la conception hayékienne du social soit un système « atomistique » dans lequel il n’y a que des individus et un marché, contrairement à ce qu’écrivent par exemple Kervégan[21] et Eyene Mba[22], manifestement influencés par le discours foucaldien sur l’œuvre de Hayek. Le contresens ne pourrait être plus fort : Hayek écrit en effet que « nous devons constamment ajuster notre vie, nos pensées et nos émotions de façon à vivre simultanément au sein de types d’ordre différents, conformément à des règles différentes »[23]. Par exemple, dans le cadre d’un voyage avec des amis, nous n’interagissons pas avec eux sur la base d’un code civil et d’un code pénal, mais sur la base d’une connaissance personnelle des amis en question et d’une forme de générosité. Mais cette manière de fonctionner n’est pas transposable à l’échelle de la société toute entière :
Si, comme nos penchants instinctifs et sentimentaux nous incitent souvent à le désirer, nous devions appliquer les règles non modifiées, non limitées, du microcosme (c’est-à-dire de la petite bande ou troupe ou, disons, de nos familles) au macrocosme (notre civilisation élargie), nous détruirions celui-ci. Si à l’inverse nous devions appliquer constamment les règles de l’ordre étendu aux groupes plus restreints et plus intimes en lesquels nous évoluons, nous les broierions. Nous devons apprendre à vivre dans deux sortes de monde à la fois (Hayek, La Présomption fatale, op. cit., p. 28).
D’autre part, à côté du marché, il y a aussi l’État, dont le rôle n’est pas seulement d’assurer la pérennité de l’ordre spontané comme tel, même si c’en est le premier rôle. Il n’y a donc nul embarras, dans le cadre de la pensée hayékienne, à envisager une intervention « hors marché », contrairement à ce qu’écrivent Ferry et Renaut pour qui, étrangement, l’évocation de quelque chose de « hors marché » dans le contexte de la pensée hayékienne semble poser des problèmes insurmontables[24]. Ferry et Renaut commencent par supposer que, du point de vue hayékien, « tout système d’allocations fixé par l’autorité » est « exclu », car « ces solutions fausseraient irrémédiablement le « jeu de catallaxie »[25] et iraient à l’encontre du principe d’un droit égal pour tous ». Cela ne nous semble pas du tout aller de soi, car, s’il est vrai que le marché sera dans une certaine mesure modifié par la présence d’un tel système d’allocation, Hayek n’en tire pas un argument de principe comme tout système de ce type. Que le marché soit modifié par tout ce qui existe ou se passe dans la société, c’est une évidence, mais cela ne signifie pas que la pérennité de l’ordre de marché soit nécessairement menacée, et jamais Hayek n’a écrit que tout le social devait être de l’ordre du marché – en dépit, comme nous l’avons vu, de ce que Foucault a voulu lui faire dire. Pour se convaincre que, même dans l’ordre du marché, toute intervention politique n’est pas proscrite par Hayek, on peut par exemple consulter le passage de La Constitution de la liberté où Hayek traite des « réglementations générales de l’activité économique qui peuvent être édictées sous forme de règles indiquant les conditions auxquelles doit satisfaire quiconque s’engage dans une certaine activité », et où il explique que ces règles seront rarement sages, mais que :
[…] si l’effet de coût est pleinement pris en compte, et s’il est pensé malgré tout que cela vaut la peine de subir un surcoût dans la mesure où cela permettra d’atteindre un objectif donné, on ne peut guère y trouver à redire. […] Si, par exemple, la production et la vente d’allumettes au phosphore est interdite de façon générale pour des raisons de santé, ou permise seulement si certaines précautions sont prises, ou encore si le travail de nuit est interdit, l’opportunité de telles mesures doit être évaluée sur la base de la comparaison entre le coût global et le bienfait escompté. Elle ne peut pas être déduite d’un principe général. Cela vaut pour l’essentiel des règles relevant de la législation du travail (Hayek, La Constitution de la liberté, op.cit., p. 225-226).
Il est vrai que Hayek considère que l’ordre catallactique est indispensable à l’existence de la notre société, mais cela ne le mène pas à rejeter tout ce qui est autre que l’ordre catallactique, ni même tout ce qui peut le contrarier légèrement sans le mettre en péril, mais seulement ce qui est contradictoire avec la pérennité d’un tel ordre, ce qui ne revient pas du tout au même. De même que l’on ne fera pas dire à Hayek que les liens familiaux ou amicaux devraient être anéantis parce qu’ils sont autres que les liens propres à l’ordre catallactique, de même il n’est pas moins étrange de faire dire à Hayek que toute redistribution de ressources en faveur des plus démunis est proscrite parce qu’elle est extérieure au jeu catallactique. Cela ne nous apparaît pas tant comme une contradiction au cœur des idées de Hayek que la prise en compte des éléments hétérogènes qui constituent la réalité sociale et de leur coexistence possible. On peut formuler l’impératif hayékien ainsi : « Tout ce qui est fait doit être compatible avec l’ordre de marché », et non « Rien ne doit exister en dehors des processus de marché ». Insistons de nouveau sur le fait que ces deux affirmations ne sont nullement équivalentes. Curieusement, au lieu de lire Hayek, Ferry et Renaut se tournent vers un article de Nathan Glazer[26] pour accréditer l’idée que le libéralisme rejetterait la question de l’assistance aux plus démunis exclusivement du côté de l’initiative privée. Et, indifférents à ce que Hayek a effectivement écrit, nos deux auteurs concluent qu’« il n’est sans doute pas sans signification que la question demeure ici dans l’indécision »[27]. Pour Ferry et Renaut, dans la pensée hayékienne, « toute initiative politique qui corrigerait les effets de [l’]autodéveloppement [du marché] est en droit impossible à légitimer »[28], de sorte que la réponse libérale à ce problème ne peut être que « non politique »[29].
Or, que Hayek considère que la protection contre un dénuement extrême ne puisse relever que de la bienfaisance ou de la charité privées, rien n’est plus faux, et cette erreur est d’autant plus surprenante que, dans le passage cité par Ferry et Renaut eux-mêmes, il est bien question d’une protection assurée par le gouvernement d’une société libre. Pour constater que l’interprétation de Ferry et Renaut est intenable, il suffit de lire Hayek :
En fait, aucun gouvernement, dans les temps modernes, ne s’est borné au « minimum individualiste » qui a parfois été évoqué, et aucun économiste « orthodoxe » classique n’a plaidé pour une telle restriction des activités gouvernementales. Tous les États modernes ont consacré des ressources à soutenir les indigents, les malheureux, les invalides, et se sont souciés de questions de santé publique et de diffusion des connaissances. Il n’y a pas de raison pour que le volume de ces activités de service pur n’augmente pas à proportion de l’accroissement de la richesse globale. Il existe des besoins communs qui ne peuvent être satisfaits que par une action collective, et qui peuvent l’être sans qu’on porte atteinte la liberté individuelle. On peut difficilement nier qu’à mesure que nous devenons plus riches, ce minimum vital que la communauté a toujours fourni à ceux qui ne peuvent se prendre en charge, et qui peut être fourni hors marché, peut augmenter aussi ; ni que le gouvernement peut utilement et sans nuire à personne, contribuer à ces efforts d’assistance, ou même en prendre l’initiative. Il y a peu de raison non plus, pour que le pouvoir n’ait pas aussi un rôle à jouer, et puisse même participer[30] à des domaines tels que l’assurance sociale et l’éducation, ou subventionner temporairement des expériences nouvelles. […] Nous verrons que certains des objectifs de l’« État providence » peuvent être atteints sans nuire à la liberté […] (Hayek, La Constitution de la liberté, op. cit., p. 257-259).
De même que la charité privée, l’assistance matérielle gouvernementale aux plus démunis est un mécanisme « hors marché » qui ne contrevient en rien aux principes d’une société libre: il ne s’agit pas de corriger ou de truquer le marché lui-même, c’est-à-dire d’empêcher les individus d’échanger librement leurs biens et leurs services, mais d’ajouter à côté du marché une forme de redistribution concertée. Bien entendu, cela ne fait sens qu’à la condition de considérer que l’État et le marché sont deux entités de nature distincte, et donc que la société n’est pas « marché » dans son entièreté. Mais, comme nous l’avons vu plus haut, et en dépit d’interprétations surprenantes de sa pensée, cela est une évidence pour Hayek, qui écrit : « Nous considérons à nouveau comme allant de soi la nécessité d’un système de secours publics assurant un minimum uniforme pour tous les cas de détresse avérée, et faisant que nul membre de la communauté ne soit exposé à manquer de nourriture ou d’abri »[31]. Il y a donc place, à côté du marché, pour cette institution ou cet ensemble d’institutions que nous appelons l’État, et il n’y a aucune contradiction entre l’existence d’un marché libre et l’existence de quelque chose en dehors du marché, en particulier les « secours publics ».
Récapitulons donc la solution au prétendu problème soulevé par Ferry et Renaut. Il s’agit de comprendre plus précisément ce que « hors marché » veut dire. Sous la plume de Hayek, cela qualifie quelque chose qui n’a pas pour origine une transaction librement effectuée entre deux acteurs de l’ordre catallactique poursuivant leurs fins respectives. En ce sens, l’allocation publique envisagée par Hayek à destination de ceux qui sont dans le besoin est naturellement « hors marché ». On pourrait croire que « hors marché » qualifie « qui n’entre pas en contact avec le marché, qui ne le modifie en rien ». En ce second sens, on pourrait prétendre que l’allocation envisagée par Hayek n’est pas hors marché, puisqu’elle modifie les ressources d’un ou de plusieurs joueurs. On pourrait être tenté de dire que, du point de vue hayékien, le jeu devrait alors être considéré comme faussé. Mais, en vérité, aucune transaction entre deux acteurs n’est directement imposée ou empêchée par l’intervention étatique dont il est question. L’État, dans la perspective hayékienne, ne dit pas aux gens à quels prix ils doivent échanger ce qu’ils échangent, et encore moins cherche-t-il à intervenir de manière discrétionnaire dans les transactions qui ont lieu sur le marché. L’aide gouvernementale ne s’immisce dans aucune transaction sur le marché : elle se fait à côté.
Cela nous semble permettre de distinguer entre deux modalités possibles d’intervention, dont l’une seule peut prendre place dans un cadre hayékien. Le salaire minimum fixé par l’État semble être quelque chose qui est de nature à perturber gravement le jeu de catallaxie en empêchant une multitude de transactions que les acteurs voudraient faire les uns avec les autres. Cela peut empêcher des adaptations de l’ordre catallactique nécessaires à son propre maintien, en empêchant que soient effectués des travaux à faible valeur marchande. Tout autre est le cas de la définition d’un niveau de ressources minimal en deçà duquel l’État veille à ce que personne ne puisse tomber, en fournissant une aide à toute personne qui, sans elle, se retrouverait en deçà, étant entendu que cette aide est octroyée par l’État aux personnes concernées en plus de ce qu’elles ont gagné sur le marché, pour qu’elles atteignent le niveau limite. Soulignons tout d’abord, bien que ce soit évident, que cela peut se faire en respectant strictement des règles universelles. Certes, l’économiste réfléchira à quelques ajustements techniques, par exemple pour éviter que les gains de travaux faiblement rémunérés ne soient totalement annulés par la perte d’une part équivalente de cette allocation. Mais le gouvernement, en s’appuyant sur une réflexion technique, pourra envisager de résoudre ce problème en modulant la part de subventions accordée, de sorte que tout gain sur le marché implique une augmentation non nulle des revenus, même dans les cas où cette augmentation est partiellement diminuée par la perte d’une part de l’allocation publique. Dans cette seconde modalité d’intervention publique, il ne s’agit pas d’empêcher l’effectuation de quelque transaction que ce soit sur le marché. Tout emploi, même faiblement rémunéré, demeure en droit possible. Les individus concernés reçoivent bien une assistance hors marché.
On pourra faire remarquer qu’en un certain sens rien ne peut être complètement « hors marché », si l’on entend par là « absolument sans aucune conséquence sur les transactions que les acteurs feront sur le marché ». En effet, une population qui n’a pas à craindre pour sa subsistance sera sans doute moins encline à accepter de se charger de certains travaux particulièrement pénibles, dangereux ou peu rémunérateurs. Le marché du travail s’en trouvera affecté de l’extérieur, et l’échelle des salaires sera sans doute modifiée. Mais cela est une trivialité : pour rester dans le vocabulaire du jeu, tout changement de la « qualité » des joueurs risque d’avoir des conséquences sur les coups qui seront joués dans la partie. Mais il est probable qu’aucun élément de la réalité sociale ne puisse être considéré « hors marché » si l’on prend les choses sous cet angle. Il en va par exemple de même pour toute modification significative des valeurs morales, des représentations, ou des goûts. Par exemple, si une religion dominante décrète que la consommation de telle nourriture est prohibée, ou fait savoir qu’une vie acétique est plus conforme à la volonté divine qu’une vie de jouissance, alors cela aura évidemment sur le marché, et, pour ainsi dire, les cartes seront redistribuées. Mais si l’on envisage les choses sous cet angle – c’est-à-dire, en qualifiant de « hors marché » uniquement ce qui n’a aucune conséquence sur le marché – alors rien ne peut être dit hors marché et la distinction sur laquelle se concentre Ferry et Renaut perd tout son sens. Il ne semble donc pas y avoir un quelconque travestissement opéré par Hayek, qui consisterait à faire passer une intervention dans le marché pour une intervention hors marché, mais une distinction qui porte sur la nature de l’intervention gouvernemental en elle-même, et non sur ses conséquences indirectes.
II. 3. L’espace du politique
Il est vrai que l’existence d’un tel « système de secours publics » ne se déduit pas des principes de la société libérale exposés par Hayek. Ce qui serait un problème si l’on considérait que dans une société libérale, tout ce qui existe doit se déduire des principes de la société libérale en tant que telle. Mais un tel théorème n’est jamais affirmé par Hayek, pas même en ce qui concerne l’action de l’État, comme nous l’avons montré plus haut au sujet de la réglementation de l’activité économique. Alors, qu’est-ce qui peut fonder le système de secours publics, d’un point de vue hayékien ? Hayek donne des arguments que l’on peut qualifier de prudentiels et qui peuvent paraître cyniques : de trop grandes frustrations, un sentiment d’injustice trop fort, et une trop grande précarité vécus par une trop grande partie de la population risque de susciter des réactions de nature à menacer l’ordre de marché ; aussi, pour assurer la pérennité de ce dernier, il faut réduire, dans une certaine mesure, cette frustration, ce sentiment d’injustice, cette précarité[32]. En vérité, ces arguments ne sont pas cyniques mais naturels dans le cadre d’une réflexion qui ne vise pas à dessiner la meilleure société possible selon des critères arbitraires, mais à réfléchir aux conditions de possibilité, et donc aux conditions de la pérennité, de la société telle que nous la connaissons, la seule, selon Hayek, capable d’assurer la subsistance de l’ensemble de la population. Mais ces arguments n’excluent pas d’autres arguments, authentiquement moraux. Au début du chapitre 19 de La Constitution de la liberté, intitulé « Sécurité sociale », Hayek rappelle que « dans le monde occidental, prévoir des ressources pour ceux que menacent des situations extrêmes de pauvreté et de disette résultant de circonstances dont ils ne sont pas responsables, a depuis longtemps été reconnu comme un devoir de la communauté »[33], et il ne conteste pas cette idée de devoir. De même, rappelons que plus loin dans ce chapitre, dans un passage que nous avons déjà cité, Hayek écrit : « Nous considérons à nouveau comme allant de soi la nécessité d’un système de secours publics assurant un minimum uniforme pour tous les cas de détresse avérée, et faisans que nul membre de la communauté ne soit exposé à manquer de nourriture ou d’abri »[34]. L’expression « allant de soi » montre que le fondement ici allégué de ce système de secours public n’est pas le raisonnement prudentiel permettant de mettre l’ordre de marché à l’abri « des réactions de désespoir des nécessiteux ». « Allant de soi » ne signifie pas le résultat d’un calcul, mais une évidence. Or cette évidence ici reconnue par Hayek semble bien être externe au système libéral en tant que tel : c’est une évidence morale qui est alléguée ; il s’agit d’une valeur supposée communément partagée, ou susceptible de faire l’objet d’un accord entre les citoyens dans une procédure démocratique. C’est dire que, dans la conception hayékienne du social, la société, fût-elle la « grande société », n’est pas et ne doit pas être réductible aux principes du libéralisme. C’est dire aussi que la morale fait toujours partie des champs de réflexion pertinents pour l’action politique – ce qui ne revient pas à dire que l’ordre social dans son entier doive, ni même puisse, être déterminé a priori selon des vues morales. La société libérale telle que Hayek la conçoit est une société qui n’est pas modelée en vue de la poursuite de telle ou telle fin, mais elle est une société à l’intérieur de laquelle se trouvent entre autres des institutions publiques, des administrations, qui, elles, avec leurs moyens propres, sont vouées à poursuivre certaines fins. Ces fins, qui ne se déduisent pas des principes de la société libérale, sont l’enjeu des délibérations politiques. Autrement dit, même dans une société libérale qui répondrait parfaitement aux vues de Hayek, il y aurait toujours une place pour la délibération politique. Loin d’être un adversaire de la démocratie, il la défend pour trois raisons. D’abord, la démocratie est le prolongement naturel du libéralisme puisque l’idée d’égalité devant la loi se prolonge en l’idée d’égalité dans la confection de la loi[35]. Ensuite, la démocratie est utile et même vitale en ce qu’elle permet le changement pacifique de gouvernements, ce en quoi « elle représente une haute valeur, bien digne d’être défendue de toutes nos forces »[36]. Enfin, les principes de la société libérale sont pas suffisants par eux-mêmes pour définir les tâches concrètes de l’administration ni les lois qui doivent s’appliquer. Entre les principes et la réalité concrète, il y a la vie démocratique. Par exemple en ce qui concerne la perception des impôts :
La perception des impôts est nécessairement un acte de contrainte, et doit par conséquent être opérée conformément à des règles générales formulées par l’Assemblée législative. Dans l’esprit de notre modèle de constitution, il conviendrait donc que les règles uniformes d’après lesquelles le poids global des prélèvements nécessaires est réparti entre les citoyens soient définies par l’Assemblée législative […] (Hayek, Droit, législation et liberté, op.cit., p. 827).
D’autre part, Hayek considère que le gouvernement (au sens large, incluant l’assemblée gouvernementale) a pour fonction non seulement le maintien, au besoin par la force, des règles de juste conduite, mais aussi « la direction de l’organisation constituée en vue d’assurer divers services aux citoyens »[37]. Il faut insister sur ce point : le rôle de l’État dans la société libérale telle que Hayek la conçoit n’est pas limité à l’application de principes et au maintien de la rule of law. Aussi Hayek écrit-il, lorsqu’il développe son modèle de constitution :
La tâche de la machinerie gouvernementale resterait très importante, bien qu’elle eût à fonctionner dans le cadre d’un droit qu’elle ne pourrait modifier. Tout en étant obligée de ne recourir à aucune discrimination dans les services dont on la charge, le choix, l’organisation et les objectifs de ces services lui conféreraient encore un pouvoir considérable, limité seulement par le fait que seraient exclus la contrainte et autres traitements discriminatoires à l’égard des citoyens. La façon dont elle pourrait prélever les fonds serait assurément enfermée dans des limites précises mais ni le montant de ces fonds ni leur destination générale ne seraient restreints qu’indirectement (Hayek, Droit, législation et liberté, op.cit., p. 817).
Il est vrai que Hayek considère que la démocratie n’est pas une fin en soi et critique ce qu’il perçoit comme une dérive, à savoir que la démocratie soit considérée comme une valeur supérieure à la rule of law. Il est vrai aussi qu’il s’oppose à l’idée d’un « gouvernement par la volonté arbitraire de la majorité »[38]. Mais cela ne fait pas de Hayek un adversaire de la démocratie : on peut donc dire que Hayek est à la fois un critique et un défenseur de la démocratie.
On ne peut donc pas écrire, comme le fait pourtant Kervégan[39], que Hayek s’en tient aux strictes conditions qu’exige un ordre social autorégulé. Il n’est pas vrai que, dans la pensée de Hayek, tout ce qui « contrecarre » si peu que ce soit l’ordre catallactique du marché existant à un moment donné soit à écarter[40]. Ou, du moins, il faut préciser le sens de « contrecarrer ». Si cela signifie que la chose considérée est contradictoire avec les conditions de possibilité de l’ordre catallactique, alors évidemment cela est exclu par les principes hayékiens. Mais s’il s’agit seulement de dire qu’une composante de la réalité (le revenu de subsistance, l’interdiction du travail de nuit…) peut constituer une contrainte avec laquelle l’ordre catallactique doit composer, sans qu’elle le remette en cause dans son essence, alors, comme l’écrit Hayek, il n’y a rien à y redire sur le plan des principes. Contrairement à ce qu’écrit Kervégan, le mot d’ordre de Hayek n’est pas seulement de détrôner la politique, mais aussi de déterminer l’espace d’une politique saine et pérenne, et nous voyons que cet espace est loin d’être vide : le libéralisme hayékien n’est pas « une politique de la négation (ou de la dénégation) du politique »[41]. Hayek prend même parti contre l’idée d’« État minimal » de manière parfaitement explicite[42]. Cela a même mené certains auteurs libertariens à contester à Hayek sa place dans la galaxie des penseurs libéraux. Murray Rothbard disait de lui que c’était « presque un socialiste »[43]. De même, Jasper Crane s’interrogeait sur l’éventuelle judéité de Hayek et suspectait qu’il ne fût « teinté de la pensée collectiviste qui est caractéristique de la communauté juive réformée »[44]. De même Richard Cornuelle a-t-il écrit :
Ces Autrichiens dont on pensait qu’ils étaient nos gourous et nos principaux théoriciens sur les choses économiques n’étaient pas vraiment des libertariens selon nos strictes définitions. Nous avions lu de Hayek La Route de la servitude, et les concessions que Hayek voulait bien faire concernant l’autorité de l’État, la sécurité sociale et toutes sortes d’autres activités, étaient absolument des anathèmes pour nous (Richard Cornuelle, cité dans Serge Audier, Néolibéralisme(s), op.cit., p. 547).
Indépendamment de toute question de jugements de valeurs et de préférences politiques, sur le strict plan de l’exégèse, ces propos sont manifestement bien plus adéquats à leur objet que la tradition exégétique française et son Hayek qui nous semblent essentiellement imaginaires.
Certes, selon Hayek, n’importe quelle action politique n’est pas possible, à des fins de protection sociale comme à n’importe quelles autres fins. Notamment, il n’est pas possible de remplacer l’ordre catallactique par une économie – au sens où Hayek entend ce mot. Il y a bien, dans l’œuvre de Hayek, une dimension essentielle de critique de la politique, mais c’est une critique qui ne vise pas la destruction de son objet, mais sa délimitation et sa définition. La question de la redistribution illustre très bien la coexistence possible entre l’action gouvernementale et l’ordre catallactique : il ne s’agit pas de transformer le marché, mais d’en pallier les effets indésirables, par une action gouvernementale « hors marché ». Ici, par « pallier les effets indésirables du marché », nous entendons essentiellement venir en aide aux plus démunis, ce qui est le rôle des secours publics dont il a été question. Nous disons bien : « pallier les effets indésirables du marché » et non « corriger le marché lui-même », même si les conditions dans lesquelles les processus de marché se produiront se trouveront légèrement modifiées.
Conclusion : le passage de la justice sociale aux secours publics, et la nécessité de s’extraire des contresens de l’exégèse française de Hayek
En concevant la société comme un ordre spontané non finalisé, résultat émergeant, imprévisible et impersonnel d’innombrables actions humaines, Hayek a bien évacué la question platonicienne de l’organisation d’une cité comme « un groupe organisé d’hommes constituant une communauté autosuffisante, et dont chaque membre se sent lié à tous les autres »[45]. Hayek ne cherche pas, comme Platon dans La République notamment, à penser l’ordre social concret a priori, selon une harmonie prédéterminée, en mettant chacun à sa place. Encore moins cherche-t-il à déterminer a priori ce qui est dû à chacun selon ses caractéristiques concrètes. La société telle que Hayek la conçoit n’est pas « organisée en vue du bien », parce qu’elle n’est tout simplement pas organisée. La société ne peut donc pas davantage être pensée comme une personne morale, qui serait dite juste ou injuste en fonction de ses actions. Le concept de justice sociale est donc évacué de la philosophie hayékienne.
Mais l’évacuation de ce concept, parce qu’elle ne supprime pas ce qui était visé par lui, et que Hayek prend en charge à son tour, laisse place à un autre champ, celui des secours publics. L’idée de secours publics ne renvoie pas à la définition et à la construction d’une société juste parce que bien ordonnée, mais à l’action ciblée en vue d’éviter aux hommes de subir certains maux, comme le dénuement extrême. L’idée libérale est qu’on peut agir dans la société sans prétendre modeler la société à sa guise.
L’examen de cette question montre donc que la critique hayékienne de la politique fonde l’espace où des interventions authentiquement politiques, c’est-à-dire volontaires et irréductibles aux principes d’une société libre, sont possibles et souhaitables dans le cadre même d’une société libérale – et non « néolibérale », car il n’y a aucune bonne raison, nous semble-t-il, d’utiliser cet adjectif pour qualifier les positions de Hayek. Cette conclusion montre qu’il y aurait un grand bénéfice à relire Hayek, ou tout simplement à le lire vraiment, en faisant abstraction d’une tradition interprétative française peut-être plus soucieuse d’engagement polémique que de rigueur exégétique, dont Foucault nous est apparu comme un fondateur, tradition qui fait écran entre la pensée française contemporaine et les thèses de Hayek.
[1] Michel Foucault, Naissance de la biopolitique : Cours au collège de France, 1978-1979, Seuil/Gallimard, Paris, 2004.
[2] Ibid., p. 93 ; aussi p. 108 où Hayek est qualifié de « personnage évidemment très important […] dont la carrière, la trajectoire a finalement été importante dans la définition du néolibéralisme contemporain » ; p. 166, où Hayek est désigné comme « [un des] intermédiaires entre l’ordolibéralisme allemand et le néolibéralisme américain qui donnera l’anarcho-libéralisme de l’Ecole de Chicago ».
[3] Foucault, op. cit., p. 121. À la même page, Foucault écrit que la « liberté de marché » doit devenir le « principe organisateur et régulateur de l’Etat, depuis le début de son existence jusqu’à la dernière forme de ses interventions ».
[4] Jean-François Kervégan, « Y a-t-il une philosophie libérale ? Remarques sur les œuvres de J. Rawls et de F. von Hayek », Rue Descartes, no 3, janvier 1992, p. 70.
[5] Kervégan, art. cit., p. 70.
[6] Friedrich Hayek, Droit, législation et liberté : Une nouvelle formulation des principes libéraux de justice et d’économie politique, tr. fr. Philippe Nemo et Raoul Audouin, PUF, Paris, 2013, p.459.
[7] Voir notamment Ibid., p. 376-380.
[8] Kervégan, art.cit., p. 66-67. Voir aussi Luc Ferry et Alain Renaut, Philosophie politique, vol. 3 : Des droits de l’homme à l’idée républicaine, PUF, Paris, 1996, p. 139-140.
[9] Voir Friedrich Hayek, Scientisme et sciences sociales : Essai sur le mauvais usage de la raison, tr. fr. Raymond Barre, coll. « Agora », Plon, Paris, 1953, p. 56-57.
[10] Voir Friedrich Hayek, La Présomption fatale : Les erreurs du socialisme, tr. fr. Raoul Audouin et Guy Millière, PUF, Paris, 1993, p. 142.
[11] Ibid., p. 101.
[12] Ibid., p. 186-187.
[13] Friedrich Hayek, La Constitution de la liberté, tr. fr. Raoul Audouin et Jacques Garello, Litec, Paris, 1994, p. 29.
[14] Hayek, Droit, législation et liberté, op.cit., p. 376.
[15] Ibid., p. 457-458.
[16] Pour reprendre l’expression de Kervégan, art. cit., p. 70.
[17] Ferry et Renaut, op. cit., p. 147-149.
[18] Hayek, Droit, législation et liberté, p. 493, cité par Ferry et Renaut, op. cit., p. 147.
[19] Voir supra, citation de Foucault, op. cit., p. 120, et, plus largement, Foucault, op. cit., p. 105-125.
[20] Hayek, La Présomption fatale, op.cit., p. 28.
[21] Kervégan, art. cit., p. 75.
[22] Jean-Rodrigue-Élysée Eyene Mba, Le Libéralisme de Hayek au prisme de la philosophie sociale de Hegel : Économie, dialectique et société, L’Harmattan, Paris, 2007, p. 95.
[23] Hayek, La Présomption fatale, op.cit., p. 28.
[24] Ferry et Renaut, op. cit., p. 148. Les citations qui suivent sont tirées de cette même page.
[25] « Ordre catallactique » est le nom que Hayek donne à l’ordre de marché. Catallactique est tiré du verbe grec katallattein, « échanger », « admettre dans la communauté », « faire d’un ennemi un ami ». Par dérivation, Hayek forme le nom catallaxie, pour désigner « l’ordre engendré par l’ajustement mutuel de nombreuses économies individuelles sur un marché » (où économiedésigne « une combinaison d’activités par laquelle un ensemble donné de moyens se trouve affecté selon un plan unitaire et réparti entre les diverses tâches d’après leur importance effective », comme « un ménage, une ferme ou une entreprise »), autrement dit: « l’espèce particulière d’ordre spontané produit par le marché à travers les actes de gens qui se conforment aux règles juridiques concernant la propriété, les dommages et les contrats ». Sur ces points, voir en particulier Hayek, Droit, législation et liberté, op. cit., p. 530-532.
[26] Nathan Glazer, « Vers une société autonome », Commentaires, no 25, 1984, p. 66-67.
[27] Ferry et Renaut, op. cit., p. 148.
[28] Idem.
[29] Ibid., p. 149.
[30] Ce passage est une traduction hasardeuse de : “There is little reason why the government should not also play some role, or even take the initiative, in such areas as social insurance and education […]” (Friedrich Hayek, The Constitution of liberty, Ronald Hamowy ed., The University of Chicago Press, Chicago, 2011, p. 374).
[31] Hayek, La Constitution de la liberté, op. cit., p. 300.
[32] Voir par exemple Hayek, La Constitution de la liberté, op.cit., p. 300 : « La nécessité d’une organisation de ce genre [il est question d’assistance publique] dans une société industrialisée est incontestable – ne serait-ce que dans l’intérêt de ceux qui entendent être protégés contre les réactions de désespoir des nécessiteux ».
[33] Ibid., p. 285. Nous soulignons.
[34] Ibid., p. 300.
[35] Ibid., p. 101.
[36] Hayek, Droit, législation et liberté, op.cit. p. 848.
[37] Ibid., p. 296.
[38] Ibid., p. 684. Juste après, sa volonté d’opposer la démocratie dans le cadre de la rule of law et le gouvernement selon la volonté arbitraire de la majorité mène Hayek à proposer le concept de démarchie pour désigner le premier cas, celui dans lequel la majorité est tenue d’agir en vertu de principes plus élevés que le pouvoir de la majorité.
[39] Kervégan, art. cit., p. 71.
[40] Ibid., p. 72.
[41] Kervégan, art. cit., p. 71.
[42] Voir en particulier Hayek, Droit, législation et liberté, op.cit., p. 687-689.
[43] Cité dans Serge Audier, Néolibéralisme(s) : Une archéologie intellectuelle, Grasset, Paris, 2012, p. 556.
[44] Cité dans ibid., p. 229.
[45]Jean-Noël Duhot, Leçons sur Platon, Ellipses, Paris, 2019, p. 107.