Entretien-recension – Vers une cosmologie. Fragments philosophiques.
Luz Ascarate est ATER à l’Université de Franche-Comté, et doctorante à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
Yorick Secretin est directeur éditorial des Éditions des Compagnons d’humanité. Dimitri Ghantous est directeur juridique et financier des Éditions des Compagnons d’humanité. Contact et envoi de manuscrit : lescompagnonsdhumanite@gmail.com.
Entretien avec Dimitri Ghantous et Yorick Secretin, fondateurs des Éditions des Compagnons d’humanité, à l’occasion de la publication de la nouvelle édition de Vers une cosmologie. Fragments philosophiques (2021) d’Eugène Minkowski, suivi d’une étude de Renaud Barbaras.
L’ouvrage est disponible ici.
Épuisé depuis quelques années, Vers une cosmologie d’Eugène Minkowski vient d’être réédité, accompagné d’une étude de Renaud Barbaras, par Dimitri Ghantous et Yorick Secretin, étudiants de Master en philosophie à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. L’ouvrage inaugure les Éditions des Compagnons d’humanité, qui publiera prochainement d’autres ouvrages de grand intérêt philosophique, ainsi que des inédits de Minkowski, notamment, Métaphysique du devenir, qui promet de renouveler les études sur la cosmologie philosophique et la métaphysique phénoménologique. Les fondateurs de cette nouvelle maison d’édition prometteuse nous présentent ici les motivations et la finalité entièrement philosophiques qui sont à la base de leur réédition de Vers une cosmologie (2021), le rôle inspirateur et encourageant de Renaud Barbaras à toutes les étapes de ce projet, et l’intérêt de la pensée de Minkowski, dont plusieurs publications inédites sont à venir.
I – Compagnons d’humanité
Luz Ascarate : Dans la version française de la Krisis de Husserl[1], Gérard Granel traduit l’expression allemande « Mitmenschen » par « compagnons d’humanité »[2]. Il s’agit de caractériser cette certitude particulière que nous avons de vivre avec les autres selon des connexions actuelles et potentielles. Comment comprenez-vous cette expression ? Pourquoi l’avez-vous choisie pour baptiser la maison d’édition que vous avez fondée ?
Dimitri Ghantous et Yorick Secretin : Nous voulions d’abord rendre un hommage plus ou moins explicite à Husserl en nommant ainsi notre maison d’édition. Toutefois nous devons bien reconnaitre que nous avons aussi trouvé dans cette expression traduite par G. Granel l’écho frappant d’une universelle condition humaine s’attestant sinon dans le philosopher, au moins dans le partage du monde de la vie. Si le compagnon est celui avec qui l’on partage le pain, il s’agit en vérité de celui avec qui l’on se trouve engagé dans une même aventure, en l’occurrence, et c’est bien notre lot commun, notre universelle participation à l’aventure humaine. En ce sens, ne sommes-nous pas résolument toutes et tous compagnons d’humanité ? Alors que l’universalisme a souvent servi à justifier la position hégémonique de certaines cultures, ou de certains groupes sociaux, faisant ainsi passer pour absolu ce qui ne correspondait qu’aux normes relatives de ceux qui dominent, nous croyons au contraire reconnaitre dans l’approche phénoménologique un chemin possible vers l’universel, dont l’élucidation de l’a priori corrélationnel, aussi bien en sa dimension proprement spéculative qu’éthique voire politique, marquerait l’horizon.
L.A. : Précisément, dans la première page de la réédition de Vers une cosmologie (2021), vous dites que les Éditions des Compagnons d’humanité sont nées à l’occasion de la réédition de cet ouvrage et que son titre esquisse l’horizon de votre marche. Dans quel horizon se situe cette maison d’édition ? Quel est le sens de la collection « Bibliothèque de l’existence » qui accueille ce premier ouvrage ? Pourquoi, enfin, fonder une maison d’édition pour publier cet ouvrage ?
D.G. / Y.S. : À n’en pas douter, ce qui unifie notre marche et guide toute cette aventure, consiste en l’affirmation d’une inaliénable dignité humaine, passant ainsi par la création d’un espace culturel s’efforçant d’y faire droit, tel serait l’horizon majeur vers lequel nous marchons. En somme, nous pensons qu’aussi morne puisse paraître l’époque, il est possible, qui plus est nécessaire, d’assurer l’émergence de collectifs soucieux de faire entendre des voix discordantes, de donner écho aux pensées tangentielles qui, contre l’avilissement de l’humain, s’emploient à penser les conditions réelles d’advenue d’un monde commun et solidaire. En ce sens, notre démarche semble de prime abord éthique. Elle l’est. Toutefois, parce qu’il serait naïf de croire que la lutte pour le bonheur et le respect de la dignité puisse se réaliser seulement par la combat politique — et que ce n’est pas l’affaire de notre maison d’édition —, nous pensons que le souci éthique est toujours contemporain d’une quête de vérité. Si cette quête est précisément au centre de tous les discours, sa validité semble quant à elle se trouver aujourd’hui seulement du côté du discours scientifique, c’est-à-dire des sciences objectives, laissant ainsi en déshérence les sujets humains que nous sommes. Ici s’atteste particulièrement la corrélation entre discours éthique et théorique dans la mesure où c’est parce qu’il y a une rationalisation scientifique de notre vision du monde et de l’humain — n’y voyez aucun lien avec l’actualité sanitaire — que semble se réaffirmer chaque jour un malaise dans la culture gommant l’immédiateté de notre contact vital à la réalité. Ainsi, parce que la phénoménologie part précisément d’une suspension de l’« attitude naturelle » caractérisant l’ontologie commune des sciences objectives, il nous faut alors être attentif à ce qu’elle peut nous apprendre, et ainsi assurer l’approfondissement de son sens, de ses implications. Par-là peut-être, tant la quête philosophique de vérité que sa portée éthique pourront nous acheminer vers un nouveau souci pour la dignité, pour l’humain. Et en ce sens, nous ne sommes pas bornés à la phénoménologie, mais voulons bien plus largement donner écho à toutes les démarches philosophiques et intellectuelles soucieuses de faire droit au monde de la vie par différence aux vastes entreprises contemporaines de réduction de la vie à l’inerte, érigeant ainsi un monde purement objectif, dénué de vie. Malheureusement, en plus de cette hégémonie positiviste s’ajoute le fait que le monde de l’édition, mais plus largement le monde de la culture, est lieu de monopoles tout à fait dérangeants pour ne pas dire mortifères. Il va sans dire qu’il y a une industrie culturelle de masse qui repose tout entière sur le couple consommation/rentabilité, et l’accès populaire à la philosophie n’y échappe malheureusement pas, relayée, trop souvent, à une forme de psychologisme et de développement personnel dangereux. Si les travaux universitaires riches et inédits sont nombreux, si des thèses et des livres originaux s’écrivent, et que bien des maisons d’édition indépendantes tout à fait prestigieuses s’efforcent de faire vivre ces pensées, tout cela reste clandestin au regard de la culture populaire. Par conséquent l’enjeu, et il n’est pas certain que nous y parvenions, vise à faire sortir la culture philosophique de la clandestinité. Comme chacun sait Michel Henry, dans les années 80 déjà, affirmait que toute culture était nécessairement clandestine, que les véritables pensées vivantes et importantes restaient silencieuses face à la cacophonie des discours rentables. De ces silences nous voulons faire des murmures auquel, par le vent puissant qu’insuffle toute une génération de penseurs brillants, nous nous efforcerons de donner écho, et de là, pourrons-nous espérer étendre le champ de cette clandestinité dont parlait M. Henry. Ainsi, dans un premier temps, notre collection « Bibliothèque de l’existence » se donne donc pour tâche d’accueillir toute pensée soucieuse tant de la richesse de l’expérience vécue que de la participation de l’humain au monde de la vie, une pensée faisant droit à l’irréductibilité de l’existence, attentive à la préserver de toute tentative de réification.
L.A. : Il est assez rare que des étudiants de Master fondent une maison d’édition. J’imagine que vous avez rencontré plusieurs types de difficultés. Pourriez-vous évoquer ces difficultés et nous dire la manière dont vous les avez surmontées. Y a-t-il des personnes qui, en vous aidant, ont particulièrement contribué à rendre ce projet possible ?
D.G. / Y.S. : Il faut bien dire que ce ne fût pas une aventure de tout repos. D’abord, nous assumons pleinement être des néophytes dans l’édition et, bien que Dimitri finisse parallèlement son parcours universitaire en droit ce qui permet d’assurer une partie non négligeable du travail d’éditeur, nous avons avant tout une formation résolument philosophique et phénoménologique plutôt qu’éditoriale. Pour autant, lorsque l’idée a fleuri au sortir du premier confinement, déplorant la difficulté que nous rencontrions pour se procurer un certain nombre d’ouvrages de philosophie et notamment de phénoménologie, et ce depuis le début de nos études déjà, nous avons très rapidement su que nous voulions mener à bien cette nouvelle et audacieuse aventure. À dire vrai, cette indisponibilité d’ouvrages majeurs de philosophie est bien connue, et le marché de l’occasion est, en la matière, très redoutable tant les prix s’y trouvent exorbitants. Ainsi après avoir d’abord essuyé sinon le refus au moins l’indifférence cordiale de plusieurs éditeurs, nous prenions, à ce moment, l’initiative sérieuse de fonder une maison d’édition. Il s’agissait en vérité d’une double opportunité, celle évidemment de faire revivre des textes majeurs, pour partie oubliés, mais également celle de créer un espace vivant de culture, où nous pourrions non seulement éditer via divers supports des savoirs indispensables à la formation de l’esprit humain et décisifs pour apprendre à habiter solidairement le monde, mais aussi un véritable lieu de vie pour la pensée philosophique contemporaine. Évidemment, comme tu le fais remarquer, un tel projet, qui n’en est finalement, malgré l’aboutissement heureux de la réédition de Vers une cosmologie, qu’à ses débuts, ne se réalise malheureusement pas sans son lot d’empêchements ou d’embûches. Notre jeunesse peut effrayer à bien des égards, et peut-être est-ce le frein majeur, en ce que la confiance et la crédibilité sont des données indispensables à la réussite de notre entreprise éditoriale et culturelle. En la matière, la famille d’Eugène Minkowski, ses petits-enfants, nous ont pleinement fait confiance, et nous tenons ainsi à leur adresser notre chaleureuse reconnaissance, ils nous ont en définitive permis d’ouvrir le chemin de cette belle aventure. C’est à ce moment que, suivant le séminaire de Renaud Barbaras consacré à la cosmologie phénoménologique et dans lequel il y faisait un long développement sur la pensée cosmologique d’Eugène Minkowski, nous pensions alors propice de lui proposer de s’adjoindre à cette réédition, par la rédaction d’une étude. Il faut reconnaitre qu’il nous fit immédiatement confiance et accepta avec une grande bienveillance, nous profitons ainsi de cette occasion pour lui renouveler nos sincères remerciements. Ayant alors reçu l’accord de la famille Minkowski ainsi que celui de Renaud Barbaras pour son étude, les éditions Vrin, que nous remercions également, nous firent aussi confiance en devenant le diffuseur de notre maison d’édition, ce qui permet d’assurer une grande accessibilité à nos publications.
II – Minkowski : « l’homme et ce qu’il y a d’humain en lui »
L.A. : Eugène Minkowski n’est pas un auteur très lu. Mais vous êtes convaincus qu’il faut le lire et vous nous donnez la possibilité de le faire avec la réédition de cet ouvrage. À votre avis, pourquoi est-il important de lire Minkowski aujourd’hui ? Que peut-on dire de son style d’écriture et de la teneur de sa pensée ?
D.G. / Y.S. : Devrions-nous plutôt dire qu’Eugène Minkowski n’est plus un auteur très lu, et pour cause, il est aux antipodes des poncifs intellectuels dominants et déclinistes quant à l’humain. E. Minkowski a toujours été dans la tradition philosophique et psychiatrique française sinon un auteur de référence au moins un penseur majeur, une source indéniable d’inspiration. De la Phénoménologie de la perception de Maurice Merleau-Ponty à la thèse de médecine de Jacques Lacan en passant par les travaux d’Henri Ey — pour ne citer qu’eux —, nous retrouvons à chaque fois en filigrane la portée majeure qu’eut la pensée minkowskienne sur ces grands auteurs. En vérité, au seuil d’un XXème siècle déjà bien entamé par les conflits tragiques que nous connaissons, et où le malheur humain s’est réaffirmé sans hâte, E. Minkowski a su, par une pensée précise et soucieuse d’offrir à la vie humaine son impérieuse primauté, esquisser les linéaments de ce qui aujourd’hui devrait animer nos recherches philosophiques. Ne doit-on pas se préserver d’un confinement de la pensée prenant la figure d’un mécanisme de la raison que l’on retrouve à tous les niveaux de nos sociétés ? Précisément, E. Minkowski propose une pensée originale qui est à la croisée de deux traditions, le bergsonisme d’une part et la phénoménologie d’autre part, qu’il conjugue avec clarté offrant ainsi à la philosophie et aux thèmes majeurs qu’il aborde une accessibilité rare, loin de ce qui peut apparaitre comme du jargon, et que l’on attribue souvent au discours phénoménologique. En bref, E. Minkowski, par un style vivant, c’est-à-dire à l’écoute de la parole humaine, de sa portée et de son sens, parvient à faire jaillir par sa prose tout ce que l’on est en droit d’attendre de la philosophie, qu’elle nous parle, résonne en notre intimité, une intimité qui n’est autre que celle du monde lui-même[3].
L.A. : E. Minkowski est philosophe et psychiatre. Croyez-vous qu’il soit important de connaître certains aspects de son parcours de vie et de son approche essentiellement interdisciplinaire pour mieux pénétrer la cosmologie qui se dessine dans cet ouvrage ? Il a lui-même rencontré des difficultés pour la publication de son œuvre. Qu’est-ce que l’on trouve dans ses textes non encore publiés ?
D.G. / Y.S. : Il est tout à fait impressionnant de constater chez Eugène Minkowski la grande diversité de ses engagements, mais surtout à travers eux la grande cohérence qui les relie. Sa vie et son œuvre se confondent indiscutablement, et procèdent en vérité de ce même mouvement, cet « appel » dont il nous parle au chapitre XXI de Vers une cosmologie. Né en avril 1885 à Saint Petersburg dans une famille juive d’origine polonaise, le jeune E. Minkowski influencé par certains écrits de Tolstoï opte pour la médecine après ses études secondaires. Il est alors rebuté par l’orientation strictement matérialiste de la médecine de cette époque et voulait ainsi arrêter la médecine, en 1909, à la fin de ses études, pour se consacrer seulement à la philosophie. Mais, grâce sa femme, Françoise Minkowska — elle aussi psychiatre et connue en France pour ses travaux sur l’épilepsie et le test de Rorschach —, il trouve un poste d’assistant bénévole à la clinique psychiatrique universitaire de Zürich où travaille le professeur Eugène Bleuler (et où circuleront notamment Karl Abraham, Ludwig Binswanger ou Carl Gustav Jung). Lorsque la guerre éclate en 1914 il est à Munich et prend refuge en Suisse, puis choisit de s’engager volontairement en tant que médecin dans l’armée française. Après s’être illustré par son courage aux batailles de la Somme et de Verdun, il obtient la nationalité française et s’installe à Paris avec sa femme, mais se voit contraint de soutenir une nouvelle thèse afin d’obtenir un diplôme français. Contre Bleuler, il y défendra l’idée que la schizophrénie ne peut pas être assimilée à une démence précoce et qu’elle relève plutôt d’une aliénation de notre être-au-monde à travers la notion de perte de contact vital avec la réalité. La publication de Vers une cosmologie (1936) marquera le point d’aboutissement le plus profond d’une pensée psychiatrique et philosophique rendant tous ses droits à la richesse de la vie humaine. Il avait fait pour sienne cette devise : « L’homme est fait pour rechercher l’humain ». Arrêtés à leur domicile sur dénonciation, le 23 août 1943, Eugène Minkowski et sa femme ont la chance d’être libérés et d’éviter la déportation grâce à l’intervention d’amis résistants. Il devient alors président la Société de protection de la santé des populations juives (OSE) et dirige avec une efficacité remarquable un réseau clandestin grâce auquel plus de deux mille enfants ont été évacués en zone Sud, échappant ainsi à la barbarie nazie. Son action au sein de l’OSE trouvera un prolongement après la libération, avec la création d’un service de consultations au bénéfice des réfugiés d’Europe centrale devenu le « Centre Françoise et Eugène Minkowski, pour la santé mentale des migrants », association toujours active à laquelle nous reversons d’ailleurs les droits d’auteurs d’E. Minkowski. Comme le fait remarquer Jean-Claude Gens[4], Minkowski, par sa pensée, révèle notre enracinement dans une vie qui s’échelonne et se dépasse selon trois dimensions : D’abord, le contact vital avec la réalité « qui est plus qu’un contact puisqu’il relève d’un mouvement par lequel le vivant participe à la nature fluide du devenir »[5]. De là, ce contact vital s’affirme comme élan personnel dans lequel le moi se concrétise en se débordant lui-même de telle sorte à, finalement, donner lieu à l’allégresse d’un mouvement créateur et éthique. Tel fût sans doute le sens de l’existence d’E.Minkowski lui-même, sens qui ne peut être pour nous qu’un lumineux modèle.
L.A. : Dans l’un des chapitres de Vers une cosmologie (2021), sur le fond d’une préoccupation éthique, E. Minkowski distingue « l’homme » de « ce qu’il y a d’humain en lui ». Comment comprenez-vous cette distinction ? L’irréductibilité de l’humain est-elle aussi évoquée indirectement dans l’expression « Compagnons d’humanité » ?
D.G. / Y.S. : Il est vrai qu’en opérant cette distinction subtile, Minkowski laisse entendre que l’homme ne se confond pas avec l’humain et que l’humain n’est pas le propre de l’homme, car si le propre de l’homme peut s’établir par des listes interminables de critères objectifs, critères qui, en définitive, s’avèrent entre eux contradictoires et pour autant individuellement tous vrais, l’humain quant à lui semble les transcender tous en tant qu’il s’agit de ressaisir non plus des catégories inertes dans lesquelles faire entrer l’homme mais la nature spécifique et irréductible de notre présence au monde, aux autres et à nous-mêmes, une présence incessamment mouvante qu’il nous faut saisir sur le vif, à chaque instant. À ce compte, alors que diverses entreprises intellectuelles s’attachent à penser l’homme selon ces critères, ces structures figées, qu’il est même question de passer au transhumain, s’efforcer de penser l’humain c’est résister aux entreprises réductionnistes qui, disons-le, détruisent la vie et ce qu’il y a d’humain en elle. Car en effet, comme le dit Minkowski, « l’humain, au fond, ne vient pas de nous, mais nous ressortissons à lui »[6]. Ce n’est pas parce que nous sommes des hommes que nous sommes humains mais c’est parce que la vie à laquelle nous participons et dont nous sommes faits est profondément humaine qu’en définitive nous le sommes. À cet égard, Minkowski nous parle, loin d’un quelconque anthropocentrisme, du regard humain de ce chien dont le maitre vient de mourir. Une telle pensée, pour aussi impérieuse qu’elle soit, est difficile à saisir en quelques lignes puisqu’il s’agit de parvenir à voir ce que nous avons sous les yeux, nos attaches existentielles, en définitive cette puissance qui nous anime, en somme le désir de l’existence et sa portée ontologique. S’efforcer d’être humain ce n’est pas s’efforcer d’être homme dans la série animale car à ce compte il n’y aurait pas grand chose à faire. La tâche qui nous revient consiste précisément dans le fait de saisir les « notes humaines » de cette vie à laquelle nous participons, de ce monde auquel nous appartenons. Ici se croisent et s’ouvrent au moins deux perspectives contemporaines desquelles on retrouve déjà certains linéaments chez Minkowski, à savoir d’une part les travaux récents de Grégori Jean dont le titre laisse entendre la perspective : L’humanité à son insu[7]. Et, d’autre part, celle de Renaud Barbaras qui dans son dernier ouvrage, L’appartenance, tente précisément de ressaisir notre participation à ce monde qui est vie et dont le désir insuffle le mouvement. En ce sens, et vous l’aurez compris, le nom de notre maison d’édition, « Les Compagnons d’humanité », loin de seulement renvoyer à Husserl, s’inscrit dans ces perspectives résolument humaines, profondément vivantes et auxquelles nous voulons donner la parole.
L.A. : Cette réédition de l’ouvrage de E. Minkowski est accompagnée d’une étude de Renaud Barbaras, qui enrichit beaucoup cette nouvelle édition du texte et qui lui donne une valeur toute particulière par rapport à la précédente. A votre avis, quelle perspective philosophique cette étude de R. Barbaras apporte à la compréhension du livre de Minkowski ? Est-il possible d’établir une connexion intime entre la cosmologie phénoménologique de R. Barbaras[8] et la cosmologie de E. Minkowski ?
D.G. / Y.S. : L’ouvrage de E. Minkowski se compose de 24 fragments tout à fait frappants. Chacun d’entres eux éclaire un moment, toujours constitutif et irréductible, de l’infini richesse de l’existence, sa dimension cosmique, et ainsi nous fait redécouvrir le sens de cette présence vivante qui nous caractérise. Dans ce qui nous apparait comme rien de moins qu’une quête du sens de la vie, la lecture que Renaud Barbaras offre à cette immersion fragmentaire dans l’existence assure à la pensée minkowskienne non seulement une féconde contemporanéité — dont on espère qu’elle suscitera un regain d’intérêt pour E. Minkowski — mais également un surcroit de finesse tant R. Barbaras met à profit le génie de Minkowski au service de son propre itinéraire philosophique. À dire vrai une lecture croisée de l’étude que Renaud Barbaras propose dans cette réédition et de son dernier ouvrage L’Appartenance, suffit à comprendre la place importante pour ne pas dire décisive qu’occupe la cosmologie minkowskienne dans la pensée barbarasienne. Il est évident qu’il s’en distingue à bien des égards, qu’il la dépasse même — il ne nous revient pas ici d’en proposer une analyse précise —, mais que, si la cosmologie de Minkowski reste fragmentaire, celle de Renaud Barbaras annonce la possibilité d’un véritable renouveau pour la phénoménologie, un renouveau auquel nous sommes particulièrement attentifs. En somme, mais il s’agit là plutôt de positions personnelles, nous dirons que la voie cosmologique développée par Renaud Barbaras semble permettre de répondre aux apories de la phénoménologie dite orthodoxe, d’éviter le prétendu essoufflement de la phénoménologie et esquisse ainsi un véritable chemin pour rendre compte de l’existence comme telle, de notre présence et ainsi du monde de la vie.
III – Métaphysique du devenir
L.A. : Quelles sont les perspectives des éditions des Compagnons d’humanité ? Allez-vous donner naissance à de nouvelles collections ? Avez-vous des nouveautés éditoriales en préparation ?
D.G. / Y.S. : Concernant la perspectives philosophiques et théoriques de nos éditions, nous en avons déjà beaucoup dit, mais pour ce qui est de leurs concrétisations éditoriales nous entendons évidemment les développer, les élargir. Au-delà de la « Bibliothèque de l’existence », nous allons inaugurer une « Bibliothèque des Temps présents » dans laquelle nous allons essayer de donner la parole à la pensée en train de se faire et notamment aux jeunes générations de philosophes soucieuses des enjeux philosophiques contemporains. Nous avons déjà reçu quelques manuscrits et sommes tout à fait disposés à en recevoir d’autres. Aussi, des projets plus populaires sont en cours et par lesquels nous espérons pouvoir étendre les frontières de l’actualité philosophique, la rendre plus accessible. Mais parce que notre maison d’édition n’a pas uniquement pour but la publication de livres, nous souhaitons également organiser des projets culturels vivants comme la tenue de rencontres régulières, avec, par exemple, les « Causeries sur le monde » où il y sera justement question de réflexions autour du « monde de la vie » (Lebenswelt). Nous pensons aussi beaucoup au cinéma, à la tenue de projections-débats car il s’agit d’un lieu particulièrement vivant où la pensée philosophique peut faire résonner et entendre toute sa puissance, se rendant éminemment visible, elle devient résolument vivante. Mais pour revenir à l’édition proprement dite, et pour conclure, d’autres projets sont effectivement en cours, avec d’autres auteurs bien connus et dont certains ouvrages sont peu ou difficilement accessibles. Nous maintenons le silence, pour le moment, sur le nom de ces auteurs qui rejoindront bientôt notre catalogue mais quant à Minkowski, nous saisissons l’occasion de cet entretien pour vous annoncer la découverte, entendez donc la future parution, du dernier ouvrage qu’Eugène Minkowski a écrit à la toute fin de sa vie et qui jusqu’alors n’a jamais été publié, et dont le titre en esquisse la promesse : Métaphysique du devenir. Il va sans dire que nous travaillons à la reprise de ce manuscrit qui s’annonce déjà décisif pour la pensée de l’auteur.
L.A. : Il est tout à fait intéressant que vous ayez obtenu la permission de publier des inédits de Minkowski. Nous vous remercions d’évoquer ces nouveautés dans cet entretien. Pourriez- vous nous parler davantage de votre projet de publication d’une partie de ces inédits ? Quels sont les sujets traités par Minkowski dans le texte que vous allez publier ? Y a-t-il une continuité entre celui-ci et Vers une cosmologie (2021) ? Avez-vous déjà une date de publication prévue pour cet ouvrage ?
D.G. / Y.S. : La découverte de ce manuscrit qui sommeillait dans l’ombre depuis plus de cinquante années s’est faite presque par hasard. C’est en lisant quelques-uns de ses nombreux articles, eux-mêmes introuvables, que nous avons appris son existence, puisque E. Minkowski lui-même y mentionne, en note de bas de page, sa dernière et vaste entreprise intellectuelle, la rédaction de sa Métaphysique du devenir. C’est ainsi que s’est faite la découverte du manuscrit inédit, ouvrage testament du penseur. Très rapidement, ayant contacté la famille de l’auteur, et grâce à leurs recherches d’une redoutable efficacité, ils remirent la main sur le manuscrit laissé-là toutes ces années durant. Il est frappant de voir que la première phrase du préambule de ce manuscrit inédit écrit en mars 1968 soit : « “Vers une cosmologie” vient d’être réimprimé ». Nous-même découvrions ce manuscrit alors que nous venions précisément de faire réimprimer Vers une cosmologie. Outre cet heureux hasard, ce texte testament entend reprendre le fil sous-jacent qui se tisse tout au long de la pensée de E. Minkowski, comme il dit : « le devenir sert de véritable axe à mes démarches (…) la dynamique de notre vie et de notre existence est soulignée particulièrement de cette manière ». Il s’agit donc d’un essai d’abord philosophique mais également, et pour partie, revenant sur certains points de ses études psychopathologiques. Nous ne pouvons en dire plus pour le moment car nous sommes précisément occupés par la reprise de ce manuscrit très dense et beaucoup annoté. L’ayant bien sûr lu non sans un grand plaisir, nous pouvons attester que toute la puissance et le style d’Eugène Minkowski s’y condensent, des développements brillants y sont proposés et, ce qui donne à sa pensée un surcroit de vie, tient ici précisément au fait qu’il y intercale des souvenirs personnels, comme il dit lui-même : « Notes autobiographiques ainsi, mais justifiées peut-être dans un dernier ouvrage ». Alors qu’Eugène Minkowski nous quittait le 17 novembre 1972, nous espérons, mais la tâche est grande, parvenir à faire paraitre cet inédit posthume cinquante années après sa disparition…
L.A. : L’étude de Renaud Barbaras qui accompagne Vers une cosmologie (2021) rassemble le contenu de son cours de Master 2 de l’année académique 2020-2021 dispensé à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Au-delà de l’élaboration de cette étude et de l’intérêt pour Minkowski qu’il a pu vous transmettre à travers ses cours, a-t-il joué un rôle actif dans la naissance des éditions des Compagnons d’humanité ?
D.G. / Y.S. : Renaud Barbaras a d’abord joué pour nous, mais aussi je crois pour toute une génération d’étudiants et de penseurs, un rôle décisif dans la formation de notre esprit philosophique, et à ce compte aussi bien l’originalité de sa pensée que la manière avec laquelle il enseigne celle des grands auteurs de la tradition, suscite bien des vocations et ainsi nous lui devons beaucoup. Le séminaire de M2 qu’il tient à la Sorbonne fait précisément figure de pointe avancée des problématiques philosophiques contemporaines puisqu’il se propose d’y interroger la possible réalisation du projet phénoménologique dans une cosmologie dont il est précisément question d’expliciter le sens. Nous ne pouvons pas d’ailleurs manquer l’occasion de cet entretien pour réaffirmer qu’il occupe une place décisive dans la pensée contemporaine, et ce notamment par la manière dont il fait de la philosophie. Il parvient à pénétrer en profondeur, à faire sienne les pensées qu’il rencontre et à en extraire la puissance au service de la philosophie elle-même, la saisie de l’étonnement premier — le thaumazein des grecs — en bref l’élucidation de l’il y a, notre présence au monde, qui chez lui prend la voie d’une interrogation minutieuse et déterminée de l’élucidation de l’a priori universel de corrélation découvert par Husserl. Mais, au-delà du philosophe, nous voulons le remercier pour la personne qu’il est, ses grandes qualités humaines ont assurément participé à la confiance que nous avons pu mettre dans la création d’un tel projet. Ainsi, si le projet de notre maison d’édition prit naissance avant que nous en parlions avec Renaud Barbaras et qu’il nous apporte son soutien, il est certain que son concours à notre première publication, ainsi que sa bienveillance et ses précieux conseils, ont participé et participent toujours à la vitalité et l’assurance de cette aventure.
L.A. : Les crises que nous traversons rendent d’autant plus difficile la fondation d’une nouvelle maison d’édition philosophique, et cependant, « par la vertu de la vie obstinée », comme le dirait René Char, vous êtes parvenus à achever ce projet qui constitue un grand apport pour la philosophie. Vous semblez donc avoir tout à fait compris et réalisé de manière admirable l’appel de Minkowski à la jeune génération. Comment comprenez-vous cet appel et quel message voulez-vous transmettre à la jeune génération qui continue à se lancer dans la vie philosophique qui nous demande chaque fois plus de courage, et qui, face à la société de consommation, paraît toujours plus incertaine ?
D.G. / Y.S. : Au seuil de Vers une cosmologie (1936), dans les dernières lignes des « quelques pensées-souvenirs » qu’E. Minkowski ajouta en 1967, période à laquelle il entreprend la rédaction de Métaphysique du devenir, il formule en effet l’espoir que ses pensées puissent trouver un écho auprès de ses nouveaux et jeunes lecteurs. Plus de soixante années plus tard, à une époque où le monde de la vie se trouve presque entièrement occultée par la rationalité positiviste, il nous faut renouer avec la richesse inobjectivable de la vie, un tissu vivant et inter-humain où la vie s’y partage par une habitation solidaire et sans doute poétique du monde. À ce compte la philosophie au-delà de ce qu’elle peut avoir d’abstrait ou de complexe, charrie en vérité les conditions réelles de l’émancipation humaine. Mais concernant plus directement ta question, nous n’avons pas l’ambition d’adresser un message à la jeunesse, elle fait comme elle peut dans un monde si ingrat envers elle. S’engager en philosophie n’est pas une tâche facile car, disons-le, elle est fort peu valorisée par l’économie capitaliste, et ce sans doute parce qu’elle n’est pas faite pour être rentable, qu’elle a plutôt à nous apprendre sur notre condition, c’est là sa portée libératrice pour ne pas dire révolutionnaire. Alors essayons modestement de faire œuvre commune, s’engager certainement, résister s’il le faut, et faire vivre la philosophie dans un monde qui tend à l’ignorer, c’est cela, en tout cas, que les Éditions des Compagnons d’humanité essayeront de faire.
[1] Edmund Husserl, Husserliana VI. Die Krisis der europäischen Wissenschaften und die transzendentale Phänomenologie. Eine Einleitung in die phänomenologische Philosophie (1935-1937), Walter Biemel (éd.), La Hague, Nijhoff, 1976, p. 167.
[2] Edmund Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad. fr. Gérard Granel, Paris, Gallimard, 1989, p. 187.
[3] Voir à ce sujet : Renaud Barbaras, Étude sur la cosmologie d’E.Minkowski, « L’accès à la vie » dans E. Minkowski, Vers une cosmologie, Paris, Éditions des Compagnons d’humanité, 2021, pp. 282-283
[4] Jean-Claude Gens, « La cosmicité de l’existence : entre Patočka et Minkowski », Alter n°27/2019, pp. 29-45
[5] Ibid, p. 36
[6] Eugène Minkowski, Vers une cosmologie, Paris, Éditions des compagnons d’humanité, 2021, p. 156
[7] Grégori Jean, L’humanité à son insu, Beauvais, Mémoires des Annales de Phénoménologie, 2020.
[8] Renaud Barbaras, L’appartenance. Vers une cosmologie phénoménologique, Louvain-La-Neuve, Peeters, 2019.