Dossier « Philosophie et numérique »
Dossier « Philosophie et numérique »
Avant-propos
Par Pierre Leveau, professeur certifié de philosophie. Dr. partenaire associé aux recherches du CGGG, UMR 7304. IAN Aix-Marseille et animateur du réseau national des IAN philosophie.
Cette livraison sur la philosophie et le numérique comprend deux volets :
- un « Dossier », qui réunit des articles théoriques ou généralistes ;
- un « Atelier », qui rassemble des études de cas ou de pratiques.
Les 24 articles au sommaire sont les réponses d’auteurs à un appel à contribution, déposé en août 2018 sur la plateforme Implications philosophiques, ouvert dans 6 directions :
- les humanités numériques ;
- l’intelligence artificielle ;
- la philosophie du Web ;
- la société de l’information ;
- l’histoire de la philosophie ;
- les technologies de l’information et de la communication pour l’enseignement.
Un petit groupe de professeurs de philosophie du secondaire lança cet appel pour interroger leurs pairs sur ce qu’il est convenu d’appeler « le numérique », après que le ministère de l’Éducation nationale ait constitué un réseau d’interlocuteurs académiques (IAN) sur ces questions, sous la double tutelle de la Direction du numérique éducatif (DNE) et de Direction générale à l’enseignement scolaire (DEGESCO). Souhaitant réfléchir tout en accomplissant leur mission, ils se donnèrent un objectif – penser le numérique, avant qu’il ne pense pour nous – et adoptèrent une maxime socratique pour l’atteindre :
« Poser des questions à des gens qui savent, il y a des chances que ce soit là tout ce qu’il y a de bon en moi, n’ayant par ailleurs rien que de très misérable. »
Hippias mineur, 372b.
Le projet, dont cette publication est l’aboutissement, s’est nourri d’un cycle de visioconférences donné au Campus des sciences et techniques d’Avignon en 2017, par Paul Mathias, Pierre Livet et Alexandre Monnin sur ces questions. On lira dans le « Dossier » qui suit les versions autographes de leurs conférences, toujours en ligne sur le site d’Europe Éducation École. Outre ces grands témoins et un entretien avec Isabelle Pariente-Butterlin, le lecteur y trouvera 6 articles qui répondent à un axe de l’appel et annoncent l’« Atelier » qui suivra.
Conformément à la maxime de Socrate qui guida le projet, on s’en tient ici à rappeler les questions de l’appel et les réponses des auteurs. Sans prétendre faire la synthèse d’un sujet perpétuellement « mis à jour », on les présente ci-dessous suivant l’ordre des matières de l’appel réduit à 4 champs, qui ne coïncident pas avec la chronologie des publications sur la plateforme Implications philosophiques, où les études de cas de l’« Atelier » sont séparées des approches théoriques du « Dossier ». Le lecteur pourra ainsi les consulter au gré de ses intérêts.
1. Intelligence artificielle et philosophie du web
1. Pierre Livet : Le numérique pense-t-il pour nous ? [D]
2. Patrice Bellot : IA, recherche d’information et recommandation automatique [D]
3. Alexandre Monnin : Y a-t-il une « philosophie du Web » ? [D]
4. Églantine Schmitt : Actualité de l’intelligence artificielle en sciences des données [A]
5. Fabrizio Li Vigni : Les données comme point aveugle de la littérature sur la modélisation [A]
6. Charles Bodon : Ontologies informatiques et intelligence artificielle [A]
7. Sylvain Roudaut : Sur l’implication ontologique des ontologies [D]
2. Société de l’information
8. Paul Mathias : « Penser le numérique » : une question philosophique ? [D]
9. Marc-Antoine Pencolé : Les technologies de personnalisation et technologies de pouvoir [D]
10. Mbemba Ndiaye, Christiane Peyron : Penser les pratiques d’indexation sociale sur internet [A]
11. Kevin Ladd : Voitures autonomes, dilemmes moraux et éclipse du politique [A]
12. Guillaume Giroud : L’interface entre philosophie et numérique [A]
13. Marine Riguet : Le numérique, milieu « macranthrope » [A]
14. Emmanuel Guez, Frédérique Vargoz : Le régime mémoriel de la Blockchain [D]
3. Histoire de la philosophie
15. Isabelle Pariente-Butterlin : Entretien sur les espaces connectés [D]
16. Damien Caille : Un individu numérique chez Spinoza et Wiener [D]
17. Arianna Sforzini : Michel Foucault numérique [A]
18. Dimitri M’bama, Pascale Devette : Michel Foucault et les algorithmes [A]
19. Sébastien Bourbonnais : Repenser les milieux de l’architecture numérique [A]
4. Technologies de l’information et de la communication pour l’enseignement
20. Tyler Reigeluth : Vers une culture de l’activité technique à l’école [D]
21. Adrien Syed : La dissertation face au numérique [A]
22. Pierre-Emmanuel Denys : Ce que le numérique fait à l’enseignement de la philosophie [A]
23. Matthieu Quidu : l’auto-quantification de l’activité sportive [A]
24. Pierre Leveau : Philosophie et numérique éducatif [A]
La dominante ontologique, anthropologique, historique ou pédagogique des contributions explique cette répartition et donne un « sommaire virtuel » à l’ouvrage collectif dont on lira ci-dessous le synoptique. Les mentions [Dossier /D] ou [Atelier /A] indiquent dans quelle livraison se trouve l’article.
1. Intelligence artificielle et philosophie du web
La notion d’intelligence artificielle pose problème, qu’on la tienne pour un mythe, entre utopie et dystopie, ou pour un programme de recherche scientifique aux intérêts économiques évidents. Le projet lancé dans les années 50 est aujourd’hui renouvelé par le big data, que les internautes alimentent quotidiennement. Il intéresse la philosophie dans la mesure où il renouvelle son approche des questions épistémologiques et morales que pose l’intelligence humaine. Qu’est-ce en effet que l’intelligence, si elle peut être artificielle ? Quel traitement les machines lui réservent-elles ? Et qu’est-ce que « penser » veut dire lorsqu’elles nous assistent ? On peut lire les articles de Pierre Livet et de Patrice Bellot sur ces questions, ainsi que ceux de Kevin Ladd et de Guillaume Giroud dans la section suivante.
Le déploiement du World Wide Web a profondément modifié les programmes de recherche sur l’IA à la fin des années 80 et le tournant social qu’il a pris au XXIe siècle a ensuite fait émerger de nouveaux dispositifs : blogs, wikis et autres réseaux sociaux. L’ensemble n’a pas seulement transformé nos rapports humains, mais aussi notre rapport au savoir, sinon au monde en général. Les philosophes ne manquent pas de s’interroger sur le mode d’existence de ces objets dans le détail et sur la toile qui les supporte : que sont-ils et de quoi le web est-il fait ? Les ontologies informatiques du Web sémantique imposent-elles à la philosophie de réviser ses catégories ? Comment nommer, classer ou indexer les phénomènes sur le Web ? L’importante contribution d’Alexandre Monnin porte sur le sujet, aussi traité par Églantine Schmitt, Fabrizio Li Vigni, Sylvain Roudaut et Charles Bodon.
2. Société de l’information
Les systèmes d’information ont transformé nos sociétés : ils ont produit des outils de gouvernance qui ont changé nos vies, au point de nous donner l’impression de n’être plus que les nœuds d’un réseau alimentant le big data. On peut se demander dans ces conditions si nos sociétés de l’information ne sont pas d’abord des sociétés de contrôle. Les réseaux sociaux, qui devaient nous ouvrir au monde, renforcent nos croyances et nous enferment souvent dans des profils générés par des algorithmes. Ce phénomène interpelle la philosophie, attachée à la libre pensée : qu’est-ce qu’une information, une opinion, un message dans ce type de société ? Quelle valeur la connaissance y a-t-elle ? Quel crédit lui accorde-t-on et quels capitaux génère-t-elle ? On lira le grand entretien avec Paul Mathias sur la question, ainsi que les contributions d’Emmanuel Guez/Frédérique Vargoz, de Marc-Antoine Pencolé, de Mbemba Ndiaye/Christiane Peyron-Bonjan dans cette section et de Dimitri M’bama/Pascale Devette dans le suivante.
3. Histoire de la philosophie
Les technologies numériques ont modifié les méthodes de travail des chercheurs, qui s’interrogent en retour sur leur utilité, leurs limites et leurs enjeux. Elles ont fait apparaître de nouveaux objets de recherche et ont transformé de nombreuses professions. L’émergence de nouvelles disciplines, parmi lesquelles la cybernétique, la robotique ou l’informatique, ouvre par ailleurs un vaste domaine d’investigation à l’archéologie du savoir et à la philosophie des sciences et des médias. De la République des lettres aux sociétés de l’information, de l’Encyclopédie des sciences à Wikipédia, on peut s’interroger sur le rapport que ces programmes entretiennent avec les courants profonds qui structurent la philosophie depuis l’Antiquité. La grande conversion au numérique renouvelle-t-elle le questionnement de la philosophie classique ? Quelle généalogie établir entre ces programmes de recherche ? La philosophie est directement concernée par ce débat qui interroge l’avenir des humanités classiques. L’entretien avec Isabelle Butterlin porte sur ces questions, dont Damien Caille, Arianna Sforzini, Pascale Devette et Dimitri M’bama, Sébastien Bourbonnais traitent enfin en particulier.
4. Technologies de l’information et de la communication pour l’enseignement
Les technologies de l’information et de la communication pour l’enseignement (TICE) ambitionnent de changer la forme scolaire, mais font l’objet de débats, en raison des modèles sociétaux et cognitifs qu’elles véhiculent. Si le numérique intéresse la philosophie, ce n’est pas forcément le cas de son enseignement, qui le tient pour un accessoire, éventuellement dangereux car captivant. La philosophie a pour cette raison une double tâche à accomplir : l’une consiste à examiner les principes et les fins des formes scolaires ; l’autre à s’interroger sur l’usage disciplinaire qu’elle peut faire de ces nouvelles technologiques. Y a-t-il un usage proprement philosophique du numérique ? Comment le mettre au service d’une discipline qui se définit elle-même, depuis l’Antiquité jusqu’aux Lumières, comme une pédagogie ? Que change-t-il dans la relation des professeurs aux élèves et aux savoirs ? Les contributions de Tyler Reigeluth, Adrien Syed, Pierre-Emmanuel Denys, Matthieu Quidu et la mienne enfin tâchent de faire le point sur ces questions.
J’adresse mes remerciements à Pierre Livet, Paul Mathias et Alexandre Monnin pour leur soutien, ainsi qu’à Pascal Taranto, Sébastien Motta et Mariagrazia Cairo du CGGG pour leur renfort, et à mes collègues professeurs de philosophie du secondaire, IAN ou non, pour leurs avis : Isabelle Patriarche, Valérie Marchand, Astrid Apse, François Élie, Nicolas Laurens, Yann Bourotte, Pierre Hidalgo, Marc Guyon, Victor Collard, Paul Hamel, Yannick Bezin, Timothée Darmon, Sylvain Robert, Steve Balboa ; à Nicolas Mascret enfin pour son expertise et à Marc Goëtzmann, évidemment, pour sa patience. Aristote, Politique, I,2, 1253a.29 ; Spinoza, Éthique, IV, Prop. LXXI.