Penser l’université à partir de sa déconstruction (2/2)
Penser l’université à partir de sa déconstruction
Stiegler lecteur critique de Derrida
Michaël Crevoisier. Agrégé de philosophie, doctorant à l’Université de Franche-Comté (laboratoire Logiques de l’agir – EA 2274) sous la co-direction d’Arnaud Macé et de Catherine Malabou.
Cet article est la deuxième partie d’un article publié en deux parties. Vous pourrez trouver la première partie ici.
Cet article est publié en deux parties dont les contenus sont les suivants :
-première publication (1) : l’introduction et « 1. Derrida : la déconstruction de l’université »
-deuxième publication (2) : « 2. Stiegler : la déconstruction de la déconstruction de l’université » et la conclusion ».
2. Stiegler : la déconstruction de la déconstruction de l’université
En constatant l’héritage kantien d’une certaine forme d’inconditionnalité, Stiegler voit dans la pensée derridienne de l’université une conception métaphysique[1] qui reste à déconstruire. Non pas que Derrida chercherait délibérément à conserver une dimension métaphysique, mais que sa manière de déconstruire reste elle-même à déconstruire. C’est en mettant l’accent sur la question de la technique que Stiegler va radicalement la critiquer afin d’en reprendre et d’en achever le déploiement, ce qui le conduit à affirmer une autre conception de l’université.
La nouvelle critique que met en œuvre Stiegler s’adresse d’abord, et en général, aux héritiers post-structuralistes qui, trouvant les moyens, dans la pensée saussurienne, de réfléchir la philosophie à partir de la condition langagière de son énonciation et donc de prendre en considération la part inévitable de contingence qu’implique l’écriture d’un discours rationnel, ne voient pas que la langue n’est une condition de la philosophie que parce que la réflexivité qu’elle permet suppose cette condition plus fondamentale qu’est la technique, comme support de reproduction[2]. En d’autres termes, les déplacements conceptuels que remarque Derrida dans la déconstruction des textes et dont il attribue la raison à l’impureté intrinsèque de la langue (son idiomaticité et sa métaphoricité), doivent s’expliquer par l’histoire des supports de l’écriture, car l’extériorisation technique de la pensée est la condition technologique de sa production. C’est en précisant les conséquences de cet approfondissement critique de Stiegler que nous pourrons comprendre en quoi elles l’amènent à une autre problématisation du concept d’université.
2.1. Lecture et critique de Derrida
La critique que Stiegler adresse spécifiquement à Derrida dans la première partie d’États de choc est nuancée par un rappel de sa clairvoyance au sein du courant post-structuraliste à propos de la question de la technique[3].
Derrida a compris, dès ses premiers textes, l’importance que la philosophie doit accorder à la technique[4] si elle veut conserver la rigueur de sa tâche, à savoir, penser le fondement de la vérité et donc le sens de la rationalité. Le thème de la déconstruction naît d’un tel souci, Stiegler le reconnaît[5], et c’est pourquoi il s’inscrit dans cet héritage[6]. Plus encore, en prenant en considération les renvois réciproques entre les deux œuvres[7], on voit se nouer ce souci commun de penser les conséquences de la technique sur le sens à donner à la pensée philosophique[8]. Un point bibliographique apparaît pour notre propos très important, il s’agit de l’un des premiers articles de Stiegler[9], dans lequel s’esquisse très densément une grande partie des problèmes et des thèses qui constitueront les trois tomes de La technique et le temps[10]. Or, il est notable que cet article est le fruit de trois rapports[11] réalisés au sein d’un programme de recherche du Collège International de Philosophie, consacré aux enjeux philosophiques des nouvelles technologies, et qui s’inscrit directement dans le cadre des axes de recherches fondamentaux que Derrida, en tant que premier directeur du Collège, avait proposés[12]. Plus généralement, ce cadre de recherche se comprend dans la volonté de Derrida selon laquelle la pensée philosophique doit avoir lieu à travers la confrontation interdisciplinaire[13] afin qu’elle prenne continuellement le risque d’être ébranlée jusqu’en ses fondements[14].
Concernant la déconstruction de l’université, l’évolution moderne de la technique apparaît comme l’un des opérateurs principaux de la transformation historique de l’université en tant que les télécommunications, qui sont pour Derrida d’une importance cruciale pour la philosophie[15], brouillent davantage qu’hier la limite entre le dedans et le dehors de l’université[16]. Plus encore, il voit que ces transformations empiriques atteignent la question du fondement telle qu’elle est thématisée chez Kant[17], et rendent manifestement caduque l’idée que l’université devrait avoir pour seule finalité la recherche dite « fondamentale ». Ainsi, la technique qui déjà chez Heidegger apparaissait comme déconstructrice en elle-même[18], s’avère, aujourd’hui, déconstruire jusqu’aux distinctions que Heidegger mobilise pour en contenir ses effets en dehors de la pensée. C’est pourquoi Derrida critique Heidegger dans la mesure où il continue à maintenir une distinction entre la technique et l’essence de la technique (qui ne serait « absolument rien de technique[19] »). Or, cette distinction suppose de soutenir qu’il y a une origine non technique à la technique, ce que Derrida refuse en montrant que le concept d’origine reste inévitablement métaphysique, qu’il se déconstruit, et peut par là affirmer que « rien ne précède absolument l’instrumentalisation technique. Il ne s’agit donc pas d’opposer à cette instrumentalisation quelque irrationalisme obscurantiste[20]. ».
Mais Stiegler juge insuffisante la prise en considération de ces transformations par Derrida, non par manque de lucidité sur l’importance du fait technologique, mais pour des raisons tenant à sa conception de la déconstruction elle-même qui resterait trop héritière de la métaphysique. Cette critique est au cœur de La technique et le temps[21] et a déjà fait l’objet de travaux qui en ont rendus compte[22]. Dit en un mot, la stratégie de Stiegler est double, elle consiste à relire Heidegger et Derrida à la lumière de l’anthropologie de Leroi-Gouhran[23] et de la nouveauté radicale des techniques d’aujourd’hui afin de montrer qu’il est nécessaire de réévaluer la profondeur à laquelle a lieu l’articulation entre la technique et la pensée, et, par là, relativiser davantage l’autonomie, c’est-à-dire la pureté philosophique (transcendantale) de certains concepts (le temps, l’esprit, l’histoire, la raison, la pensée, le questionnement, l’écriture, etc.) vis-à-vis de la dimension empirique de la technique. En ce sens, la technique n’est plus à comprendre comme l’opposé de la raison pure, ni même son parasitage ou sa complication, mais la condition impure de sa formation et de son exercice. En montrant que c’est à partir de l’« extériorisation originaire[24] » de l’esprit dans les outils techniques que se développent la mémoire et l’intelligence humaine, Stiegler pense la réflexion du fait technologique comme ce grâce à quoi une fondation de la distinction entre le fait et le droit[25] serait possible et donc ce à partir duquel peut être remise en question la déconstruction aporétique du fondement et mis au jour un critère assurant une « nouvelle critique[26] ». Ce critère est celui de la nature ambivalente de l’objet technique et donne son nom à cette discipline critique : la pharmacologie.
Ainsi, il apparaît logique que l’application de cette critique à la conception derridienne de l’université concerne l’inconditionnalité que Derrida considère cruciale pour en penser l’avenir. Stiegler demande : « quelles sont les conditions de l’inconditionnel ? », et répond : elles sont « pharmacologiques », car tout exercice de la pensée suppose une mémoire qui elle-même ne peut se constituer qu’à travers son extériorisation technique[27], et s’avère donc « hautement hétéronome »[28]. Ici, Stiegler minore la subtilité de Derrida car l’inconditionnalité est moins une absence de conditions que l’intégration stratégique, toujours possible, d’une réflexion sur ce qui conditionne le discours, dans la manière dont il a lieu et se donne à penser. Pour autant, il ne néglige pas cette transformation derridienne du sens de l’inconditionnalité, mais il met au jour une sorte de condition primordiale dont les effets échappent toujours en partie à toute stratégie discursive qui chercherait à s’en déprendre. Plus précisément, il s’agit de dire que la techno-logie, à la différence de la technique, est à comprendre comme ce à travers quoi la réflexivité s’avère possible, et ce sur quoi la réflexion critique est donc amenée à se porter en premier lieu. Ainsi, le cercle du droit (atteint par la réflexion sur les conditions) et du fait (ce qui conditionne la réflexion) se déplace. Il n’est plus un cycle toujours à recommencer où la réflexion des conditions factuelles détermine la stratégie de déconstruction permettant de viser l’inconditionnalité du questionnement. Avec Stiegler, la médiation entre entre le conditionnel et l’inconditionnel trouve sa détermination dans la réflexion du fait technologique, ce qui met un terme aux déplacements stratégiques. Or, cette médiation par « le fait technologique réflexif » révèle la limite de tout questionnement sur les conditions et, par conséquent, l’impossibilité radicale d’une pensée inconditionnelle. En ce sens, ce qu’ajoute la critique de Stiegler ce n’est pas l’idée déjà présente chez Kant que ce serait par la nécessaire médiation de notre expérience externe que nos représentations en général seraient possibles[29] (le réalisme empirique de l’idéalisme critique de Kant signifiait déjà que les idéalités transcendantales ne sont pas transcendantes mais trouvent leur sens dans l’horizon immanent de l’expérience). Davantage, il s’agit de montrer que l’inconditionnalité fût-elle l’inconditionnalité des idées de la raison chez Kant, ou l’inconditionnalité déconstruite du questionnement défendue par Derrida, présuppose toujours la possibilité d’une autonomie de l’exercice de la raison ou de la pensée questionnante. Or, il s’agit d’une présupposition dans la mesure où elle implique une ignorance de la conditionnalité « prothétique » fondamentale qui détermine l’exercice de la raison et du questionnement[30]. En ce sens, le propos d’États de choc[31] prolonge celui de La Technique et le temps et applique la critique pharmacologique au texte kantien lui-même, concurrençant Derrida sur son propre terrain, en montrant que le brouillage des délimitations kantiennes (en particulier entre le dehors et de dedans de l’université[32]) trouve sa raison fondamentale dans la nature technologique de ce qui conditionne l’activité universitaire. Non pas seulement à cause de la nécessaire publication du savoir[33], comme Derrida l’a bien vue, mais à cause de la nature pharmacologique de la raison elle-même, et donc de l’hétéronomie technologique qui se loge au fondement même de l’université[34]. C’est pourquoi Stiegler affirme contre Derrida que l’université doit être pensée non pas « sans », mais bien « sous » condition (technologique[35]).
2.2. Déplacer la pensée de l’université à partir de la question de la technique
L’articulation de la critique pharmacologique avec la question de l’université est explicite dès les premiers textes de Stiegler et la question de l’enseignement dans lequel elle s’inscrit est l’objet d’un chapitre entier dans le troisième tome de La technique et le temps. Cette articulation consiste à montrer que l’université doit être pensée à partir de la condition technique de la production et de la transmission du savoir, ce dont les philosophes n’auraient jusqu’à présent pas assez pris la mesure[36]. En suivant la déconstruction derridienne, Stiegler l’explique par le fait qu’étant formés à penser à partir du langage de la tradition philosophique, ceux-ci ne voient plus que celui-ci fonctionne comme un conditionnement de la pensée ; or, il ajoute que cette déconstruction s’explique plus fondamentalement par cet autre fait que toute constitution d’un langage suppose une inscription technique qui en détermine l’usage, mais aussi la manière dont celui qui l’utilise pense[37]. L’enjeu se situe donc moins au niveau de l’impureté du langage de la métaphysique, qu’à celui du milieu technologique constitutif du système éducatif en général[38]. En d’autres termes, la critique de Stiegler consiste à identifier la cause empirique de la déconstruction de l’université : la surdétermination technologique de sa constitution.
Concrètement, il s’agit de montrer qu’aujourd’hui la vitesse à laquelle évolue la technique, et surtout les technologies en tant qu’elles sont les prothèses de l’esprit, est telle que la transformation des conditions de production et de transmission du savoir rend quasiment impossible pour la réflexion de ressaisir rationnellement un tel conditionnement, et c’est pourquoi même Derrida, qui aura saisi la raison de la déconstruction de l’université, ressent un malaise[39]. Le choc, thématisé dans États de choc, a pour cause cette évolution qui prend de vitesse la pensée de la déconstruction elle-même, la dernière, pour Stiegler, qui permettait une pensée radicale de la rationalité du savoir[40]. La critique pharmacologique prend le relais en permettant de mieux comprendre la crise qui touche l’université[41] et ainsi d’en proposer une conception plus pertinente[42]. L’enjeu n’est plus seulement celui philosophique de la radicalité du questionner, mais celui technologique et industriel de la production du savoir. À la suite de Derrida, mais à partir du déplacement opéré par la critique pharmacologique[43], Stiegler reformule le problème de la déconstruction de l’université en ces termes : quelles sont les « conditions de formation de l’attention rationnelle[44] ? ». Cette question, préalable critique à la question du fondement de la vérité et au questionnement philosophique en général, engage la réflexion sur l’université vers, d’une part le problème de la formation de l’attention en général, et d’autre part le problème spécifiquement universitaire de la forme d’attention propre à la pensée rationnelle.
La déconstruction pharmacologique de l’université approfondit donc la déconstruction derridienne du conditionnement institutionnel de la vérité, vers le conditionnement technologique de l’attention[45]. Ceci en vue d’identifier la technologie comme le lieu central duquel peuvent s’opérer tous les déplacements stratégiques nécessaires à la réflexion critique des conditions de production de la vérité, constituant par là une critique ultime de la métaphysique. Mais il faut préciser que cette thématisation de l’attention s’inscrit dans le problème plus large de la jeunesse d’aujourd’hui, c’est-à-dire des conditions techniques, culturelles et sociales dans lesquelles se forme l’attention des nouvelles générations. Sur ce point, Stiegler prend appui sur des développements déjà effectués dans un ouvrage précédent intitulé Prendre Soin[46], qui lui-même reprenait et prolongeait les problèmes de « l’industrialisation de la mémoire[47] » et celui du « malaise de nos établissements d’enseignement[48] » déjà abordés dans La technique et le temps. Il s’agit de montrer, en actualisant les réflexions de Adorno et Horkheimer consacrées aux industries culturelles[49], que l’attention n’est pas seulement un enjeu scolaire, mais aussi économique et industriel. En effet, d’une part le développement technologique du cinéma, puis de la télévision et enfin de l’Internet ont modifié les pratiques culturelles par la production de nouveaux objets dont l’usage transforme les habitudes attentionnelles[50] et, surtout, ont ouvert de nouveaux marchés rapidement devenus stratégiques pour les pouvoirs politiques et le secteur industriel. Et d’autre part, cette captation de l’attention à l’échelle industrielle concurrença directement cet autre secteur, traditionnel, visant aussi à capter l’attention, qu’est l’école. Le problème est que la logique de guerre économique (dont la principale stratégie se nomme marketing) dans laquelle s’inscrivent les industries culturelles implique que leurs « psychotechnologies de captation de l’attention viennent littéralement ruiner la possibilité même d’une quelconque formation de l’attention[51] », ce qui, au-delà de la sphère économique, nous engage dans une « bataille de l’intelligence[52] » dont le terrain d’engagement est le développement et l’usage des nouvelles technologies.
2.3. La raison pharmacologique
Ce qui peut apparaître ici comme un problème d’ordre éducationnel touchant primordialement l’école, doit être compris du point de vue des conséquences de la mutation technologique des formes d’attention. Celles-ci risquent non seulement de poser des problèmes pédagogiques, mais surtout de produire des conditions d’impossibilité pour cette forme spécifique d’attention qu’est la raison[53]. Or, cet exercice de la raison est la condition d’une réflexion critique capable de ressaisir son propre conditionnement technologique[54]. Autrement dit, seul l’exercice de la raison peut produire la critique nécessaire à la réappropriation des conditions technologiques de possibilité de formation de la raison (et plus largement, de toute formation de l’attention) qui, sans cela, risquent toujours de devenir des conditions d’impossibilité. L’enjeu général de la question de l’attention revient donc à interroger ce pouvoir réflexif de la raison qui, s’il va de soi lorsqu’on définit transcendantalement l’exercice de la raison à partir du concept d’autonomie, paraît paradoxal dans une pensée de l’hétéronomie technique. C’est en clarifiant la définition pharmacologique de la raison que peut être compris le sens de l’université dans la mesure où elle en est le lieu de formation et d’exercice, mais surtout en tant que, en droit, seule la raison peut fonder son concept.
Poser la question de la raison du point de vue de la critique pharmacologique consiste à en penser l’hétéronomie technique originaire. Or, d’un point de vue kantien, une telle hétéronomie signifierait une impureté qui annihilerait son pouvoir d’idéalisation et donc viderait le concept de raison de son sens transcendantal, ce qui le ramènerait à une faculté d’ordre psychologique, c’est-à-dire réductible à une opération cognitive limitée par sa détermination empirique (qui, en l’occurrence, caractériserait un technologisme). Le problème, pour Stiegler, consiste donc à penser une raison hétéronome capable d’idéalisation, c’est-à-dire capable de donner à penser des Idées pures et donc d’atteindre une vérité apodictique. Ce problème complexe demanderait un examen approfondi tant l’ambition de la philosophie de Stiegler révèle ici la puissance de son élaboration, mais afin d’en rester à notre question, celle de l’université, nous indiquerons seulement les deux pans de sa solution. D’une part, il s’agit de rendre compte du pouvoir d’idéalisation de la raison en tant que forme spécifique d’attention. Pour cela, Stiegler décrit une attention qui viserait un objet infini, c’est-à-dire un objet dont le sens nous échapperait toujours et qui donnerait lieu à un nombre indéfini d’interprétations[55]. C’est en entrant dans les circuits longs en lesquels consistent ces interprétations que l’individu attentif trouverait à approfondir son attention jusqu’à retrouver la forme attentionnelle à l’origine de l’invention de cet objet infini, c’est-à-dire de cet acte témoignant du pouvoir d’idéalisation de la raison[56]. Ce pouvoir de la raison est hétéronome puisque la constitution de ces circuits nécessaire à la reproduction de la forme rationnelle de l’attention, a pour condition les supports techniques de transmission des interprétations (dont l’université et les disciplines qui la composent en organisent l’institution). Ce point permet d’expliquer la reproduction du pouvoir de la raison, c’est-à-dire son historicité, mais pas son origine génétique. En effet, comment des objets infinis ont-il pu être inventés si la raison en tant que faculté trouve originairement sa genèse dans l’extériorisation technique, c’est-à-dire dans l’usage d’un objet inévitablement fini puisque purement matériel ? Le deuxième pan de la solution consiste à montrer qu’à la différence des autres facultés, la raison n’est pas « extériorisable[57] » car sa fonction ne peut être effectuée par une machine, elle est irréductible à tout calcul. Sur ce point il semble que Stiegler reprend la structure des antinomies kantiennes en opposant les facultés dont l’opération est assimilable à un calcul fini (automatisable), à la raison dont l’opération est irréductible à un calcul. Toutefois, il ne s’agit pas de l’expliquer en reconduisant l’idée kantienne d’une raison pure, déterminée en vertu de sa nature architectonique, mais de la comprendre génétiquement à partir de sa constitution. C’est bien dans son rapport à la technique que la raison se constitue, mais plutôt qu’à travers le mouvement d’extériorisation qui consiste dans l’acquisition d’opérations cognitives grâce à l’usage des objets techniques, la raison se constitue dans le mouvement retour[58]. Plus précisément, la raison se constitue dans la ressaisie réflexive du fait de la nécessité de cette extériorisation technique de l’esprit dans le processus de constitution des facultés. C’est en cherchant à réfléchir cette « nécessité » que se constitue la seule faculté capable de reconnaître ce qui est nécessaire : la raison. Plus précisément, il faut ajouter qu’ainsi constituée la raison permettra d’identifier à travers la réflexion du fonctionnement de l’objet technique, le principe, le schème qui rend possible ses opérations. Ce schème pur[59] n’est pas réductible à l’objet technique en tant qu’objet concret matériellement déterminé, il concerne la tendance technique dans laquelle l’objet s’inscrit, il en est le principe moteur et peut être formalisé dans sa pureté, le dégageant ainsi de sa détermination matérielle et conduisant l’individu à « infinitiser » l’objet en un acte d’idéalisation. Bien entendu, cette compréhension du fonctionnement de l’objet technique s’avérera effective au moment de son utilisation ou de sa fabrication[60], mais par cette intériorisation du schème de son fonctionnement, ce sont d’autres utilisations possibles qui s’ouvrent à l’individu[61], voire d’autres inventions, et c’est pourquoi la raison est bien la faculté critique : elle permet de saisir la rationalité des conditions techniques de possibilités de l’exercice des facultés.
Ainsi, l’exercice de la raison doit d’abord être compris comme un acte de transformation, c’est-à-dire une action, que Stiegler nomme aussi « thérapeutique ». Dit en une formule, la thérapeutique est l’affirmation de la déconstruction de la déconstruction qu’est la critique pharmacologique. C’est en ce sens qu’il faut comprendre que la critique n’est pas seulement ce qui nous permet de sortir du cercle vicieux de l’accélération des transformations (empirique) technologiques, mais est aussi ce qui enclenche un cercle vertueux que Stiegler conceptualise sous le terme de « trans-formation » (pharmacologique). Ce cercle vertueux trouve pour centre l’université dont la rationalité se vérifie dans son action thérapeutique. En ce sens, l’université ne se fonde pas sur un milieu technologique bien que celui-ci en soit la condition de possibilité. Le fondement de l’université n’est pas empirique, mais rationnel, ce que nous pouvons maintenant comprendre ainsi : il réside en ce que Stiegler nomme une « pharmacologie de l’esprit », c’est-à-dire la réflexivité critique de la raison appliquée aux conditions technologique de possibilité de sa formation et de son exercice. Toutefois, cette élucidation du pouvoir et de la genèse de la raison ne suffit pas à en comprendre la dimension pharmacologique. L’impureté de la raison que Stiegler cherche à penser ne concerne pas seulement les conditions de sa formation, mais aussi celles de son exercice.
La critique pharmacologique du concept de raison consiste à penser sa limitation, mais en déplaçant le problème kantien : l’hétéronomie de la raison ne signifie pas, comme une lecture a priori kantienne nous le ferait croire, qu’elle ne pourrait pas viser l’Idée pure. Toutefois, il ne suffit pas de pouvoir viser l’Idée pure pour avoir un exercice critique de la raison. Stiegler montre que ce type d’usage de la raison, réflexif, est lui aussi conditionné technologiquement. Une même technologie (comme pharmakon), en tant qu’elle permet la formation de la raison, peut à la fois en rendre possible un usage raisonné et déraisonné[62]. C’est là le thème de ce que Stiegler nomme une « pharmacologie de l’esprit[63] » et qui vise non pas à limiter l’usage de la raison pure, mais à assumer l’ambivalence proprement pharmacologiquement de la raison technologiquement impure.
Une manière de le comprendre est de suivre l’interprétation que Stiegler propose[64] du texte de Kant, Qu’est-ce que les lumières ?. Stiegler met l’accent sur la place importante du livre dans la production du savoir dès lors qu’il s’agit de comprendre que le savoir suppose sa publication et sa diffusion. Le livre, et l’ensemble du milieu technique que sa production suppose, apparaît ainsi comme le support du savoir et la condition de la formation de la raison. Mais, il peut amener à deux usages différents : soit il est condition du développement de l’esprit critique, de l’entrée dans la majorité ; soit il est condition de la reproduction d’une pensée dogmatique qui consiste à faire du livre son directeur de conscience et enferme le lecteur dans un état de minorité[65]. Ainsi, le livre comme pharmakon est une condition « à deux faces[66] », d’un côté il rend possible un usage critique de la raison, de l’autre il l’empêche. Ici, le problème que pose le conditionnement technologique de la raison n’est plus celui de savoir quelles technologies permettent la formation de la raison, mais quel usage des technologies permet un exercice critique de la raison. Le problème n’est donc plus seulement d’ordre industriel et économique, il est d’ordre politique et moral, et en ce sens la question du bon usage des technologies semble concerner la responsabilité de ceux qui les diffusent. Mais il faut ajouter que, du point de vue de la production du savoir, et donc de l’université, il en va de la responsabilité du savant qui se doit d’avoir un usage critique de sa raison. C’est en ce sens que Stiegler reprend et déplace la question de la responsabilité qui au cœur de la question de l’université. La critique pharmacologique nous apprend que si l’universitaire a à répondre du savoir qu’il produit, cela implique avant tout qu’il puisse répondre des technologies qu’il utilise pour produire son savoir.
Nous comprenons maintenant clairement que la déconstruction pharmacologique de la déconstruction de l’université ne signifie pas que sa rationalité se fonderait sur le fait technologique qui conditionnant la production et la transmission du savoir, mais sur le pharmakon, c’est-à-dire sur la dimension pharmacologique du fait technique, en tant que la raison peut critiquer les conditions technologiques de son propre exercice. Cette critique pharmacologique doit consister en une réflexion permettant de se réapproprier le fonctionnement des technologies qui conditionnent la production du savoir et ainsi d’en être responsable.
Le fondement de l’université n’est donc pas un fondement positif, ce qui implique que le concept d’université que propose Stiegler n’est pas un concept empirique, mais bien un concept a priori, déterminé en droit[67], c’est-à-dire à partir d’un usage critique de la raison. L’intérêt de la philosophie de Siegler réside dans cette voie, souvent difficile à identifier, qui semble se situer à la fois au-delà et en-deçà de Derrida et qu’il nomme « déconstruction de la déconstruction ». Il y a comme un retour à Kant dans cette volonté de penser l’université en droit, alors qu’il s’agit pour cela d’abandonner l’inconditionnalité, encore défendue par Derrida (bien que déconstruite), de l’idée d’université. Ainsi, pour Stiegler, le concept d’université n’est ni empirique ni nouménal ni quasi-transcendantal, il relève d’un a priori qu’il nomme « a-transcendantal », c’est-à-dire produit d’une réflexion sur les conditions pharmacologiques de l’exercice de la raison et de l’accès à l’a priori en général[68]. C’est en ce sens qu’il faut comprendre l’expression « fait technologique réflexif[69] » qu’utilise Stiegler pour parler du statut de l’a priori. C’est également en ce sens qu’il faut comprendre que la question de la pharmacologie de l’esprit est à « l’origine de la question philosophique », c’est-à-dire de la question du fondement de la vérité[70], mais aussi, en retour, que le problème qu’un tel conditionnement technologique du questionnement en général pose à la philosophie, rend nécessaire que la première question de la philosophie soit celle de l’enseignement[71], et rend ainsi crucial, pour aujourd’hui, celle de l’université.
Conclusion
Derrida et Stiegler s’accordent sur un point : même en droit, la question de l’université ne peut pas rationnellement être posée directement car à travers cette question c’est ce qu’on appelle traditionnellement la philosophie qui se trouve interrogée[72]. Le médiation, le « temps du détour[73] » qu’il faut prendre est la déconstruction, mais en empruntant ce chemin, Derrida se rend compte qu’il demeure encore dans l’enceinte de l’université, et qu’en se déconstruisant, c’est la déconstruction elle-même qui se déconstruit. Alors, d’autres chemins deviennent praticables et c’est là que Stiegler se sépare de Derrida. Ainsi, le chemin pharmacologique qu’arpente Stiegler en le revendiquant « déconstruction de la déconstruction » n’est pas une invalidation de la déconstruction derridienne, mais l’affirmation d’une autre voie d’accès à la pensée rationnelle, ramenant la nécessité de la médiation à la question de la technique[74]. Toutefois, cette affirmation est aussi une critique du chemin derridien : Stiegler le considère aporétique[75] dans la mesure où il consiste à multiplier indéfiniment les détours en cultivant l’inachèvement de la réflexion, en décentrant à chaque fois le lieu de la pensée, sans ne jamais pouvoir décider positivement, si ce n’est pour l’exploration de nouveaux détours à venir.
À travers la question de l’université, nous comprenons que la lecture polémique de Stiegler consiste à discuter les développements et idées majeures de Derrida tout en situant l’enjeu de la discussion sur le plan politique. Ainsi, le questionnement est double : il concerne en même temps le problème gnoséologique de la rationalité du savoir et celui de la transformation des forces composant le pouvoir qui institutionnalise le savoir. Cela implique une tension entre deux nécessités : mener une analyse à propos de problèmes abstraits tout en gardant en considération les conditions et les conséquences concrètes de l’incarnation de ces problèmes. Notre objectif était d’exposer la manière dont Stiegler aborde cette question, affronte cette tension et propose une solution originale. La discussion autour du thème de la déconstruction a occupé l’essentiel de notre analyse car il nous a semblé qu’il s’agissait là des principales difficultés du texte stieglerien. Toutefois, la grande technicité philosophique des réflexions ne doit pas occulter l’horizon foncièrement politique de la démarche. Nous pouvons penser que l’entreprise philosophique de Stiegler s’est construite en vue de la volonté politique de se donner les moyens théoriques pour agir face aux dangers inhérents à l’accélération du développement des nouvelles technologies, et que sa critique de Derrida trouve sa raison en ce point. En ce sens, son propos peut sembler laisser dans l’ombre le fait que, pour Derrida, opérer un détour consiste déjà à faire de la politique[76]. Or, si Stiegler donne l’impression de cette ignorance, ce n’est que pour avancer une autre option politique.
Ce que la philosophie de Stiegler veut nous donner à comprendre, c’est avant tout la transformation radicale du savoir-pouvoir[77] par le développement des technologies numériques et le danger inédit qui l’accompagne. Dans la mesure où l’université est à la jonction du savoir et du pouvoir, elle apparaît donc comme un enjeu majeur de la réflexion et comme une institution centrale pour penser et éviter ce danger. Pour Stiegler, elle n’est pas seulement l’indice mais le moteur de la transformation et c’est pourquoi le savoir qui doit y avoir lieu, doit en même temps être ce qui oriente cette transformation. Comme le pensait Derrida, l’université doit être ce « temps de la réflexion » qui est un « retour sur les conditions même de la réflexion[78] », mais Stiegler ajoute qu’elle doit l’être dans la mesure où ce retour sur les conditions de la réflexion serait déjà d’ordre politique. Or, sa philosophie consiste précisément à montrer que ces conditions sont technologiques et que la réflexion à mener les concernant, qu’il nomme pharmacologie, conduit à l’élaboration d’une thérapeutique, c’est-à-dire un usage prescriptif des technologies consistant en l’élaboration d’une politique. En ce sens, il ne suffit pas de vouloir préserver un temps et un lieu pour la pensée, car les conditions matérielles de la pensée, elles, risquent toujours de se transformer, laissant ce temps mort et ce lieu vide. Il faut que la réflexion universitaire s’inscrive directement dans les territoires et que les savoirs qui y sont produits orientent le développement industriel, social et économique. Cet enjeu politique est la raison pour laquelle Stiegler ne sépare pas la question de l’université de la réflexion sur les conditions industrielles de la production des savoirs. Par conséquent, cette réflexion menée en particulier dans États de choc est elle-même inséparable du projet d’expérimentation du Territoire Apprenant Contributif[79] de Plaine Commune en Seine-Saint-Denis, incluant une chaire de recherche contributive[80]. Ce projet est l’une des actions principales de l’association Ars Industrialis, co-fondée et dirigée par Bernard Stiegler, qui vise à promouvoir une « politique industrielle des technologies de l’esprit » et dont la matrice intellectuelle repose pour une grande part sur l’élaboration conceptuelle de Stiegler. Bref, sans qu’il ne soit nécessaire ici de développer davantage le contenu de ce projet, nous voulions remarquer que l’enjeu politique de la question philosophique de l’université implique pour Stiegler, comme cela a été le cas pour Derrida avec le Collège International de Philosophie, qu’une pensée de la déconstruction de l’université n’est conséquente qu’en tant qu’elle donne lieu à sa transformation concrète.
[1] Stiegler suit explicitement la critique établie par Pierre Macherey : avec « l’idéal d’une ‘université sans condition’, donc, à prendre cette formule au pied de la lettre, dégagée des contraintes liées à son insertion dans un contexte social déterminé […] Derrida renoue d’une certaine manière avec le projet kantien d’un tribunal de la raison » (P. Macherey, « La profession de foi de Derrida », URL: « http://philolarge.hypotheses.org/68 », consulté le 16 janvier 2017)
[2] « [L]a réflexivité ouverte par la répétition technologique dans la langue » (B. Stiegler, « Technologies de la mémoire et de l’imagination » dans Réseaux, 1986, vol. 4, n°16, p. 70). Les développements les plus aboutis sur ce point se trouvent dans le développement que Stiegler consacre au concept d’idéologie dans Pharmacologie du Front National (Paris, Flammarion, coll. « Bibliothèque des savoirs », 2013, ch. 8-13).
[3] « [L]e post-structuralisme […] a échoué à penser ce que pourtant la pensée de Derrida rendait pour la première fois pensable, à savoir la technique comme surface d’inscription de la mémoire. » (EC, p.173)
[4] En particulier à partir de sa traduction commentée de E. Husserl, voir L’origine de la géométrie, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 2010 (6e éd.), p. 85, 107-108.
[5] B. Stiegler, La technique et le temps, t. 2, Paris, Galilée, 1996, coll. « La philosophie en effet », chap 2, p. 44, 62.
[6] Sur cette convergence de vues, l’ouvrage le plus éclairant est certainement celui qu’ils publièrent ensemble, Échographie de la télévision (Paris, Galilée – INA, coll. « Débats », 1996).
[7] Cf. J. Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 1993, p. 268, n.1.
[8] Un des textes de Derrida les plus radicaux sur ce point est : J. Derrida, Papier machine, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2001, p. 111-114.
[9] B. Stiegler, « Technologies de la mémoire et de l’imagination », art. cit.
[10] B. Stiegler, La technique et le temps, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », t.1 (1994) [noté TT1], t.2 (1996) [noté TT2], t.3 (2001) [noté TT3].
[11] Ces rapports, datés de 1985, sont intitulés « Les ‘nouvelles technologies’ : aspects des enjeux philosophiques », « Culture et technologies de communication » et « Époques et jeux de l’oubli : économies de la mémoire et de l’imagination », l’essentiel de leur contenu est repris dans B. Stiegler, « Technologies de la mémoire et de l’imagination », art. cit.
[12] Voir J. Derrida, « Coups d’envoi », dans DDPh, p. 608 sqq.
[13] Ce que Derrida nomme « interscience » (voir Ibid., p. 564, sqq.) et qui inclut la « technique » : « il faut encore plus de philosophie, dans des espaces moins hiérarchisés, plus exposé aux provocations les plus irruptives des ‘sciences’, des ‘techniques’, des ‘arts’ » (J. Derrida, Points de suspension, op. cit., p. 118)
[14] « [La philosophie] devra s’interroger sur ses propres conditions de possibilité » (DDPh, p. 565)
[15] « La technologie de la télécommunication n’est pas une technologie parmi d’autres » (Ibid., p. 608)
[16] « Où commence une publication ? » (Ibid., p. 420)
[17] « [O]n ne peut plus distinguer entre le technologique d’une part, le théorique, le scientifique ou le rationnel, d’autre part […] On ne peut plus maintenir la limite que Kant, par exemple, essayait de tracer entre le schème ‘technique’ et le schème ‘architectonique’ dans l’organisation systématique du savoir, celle qui devait aussi fonder une organisation systématique de l’Université. », limite qui correspond également à distinguer « entre […] deux finalités […] les fins essentielles et nobles de la raison donnant lieu à une science fondamentale, et les fins accidentelles ou empiriques dont le système ne peut s’organiser que selon des schèmes et des nécessités techniques » (Ibid., p. 480-481)
[18] Dans le commentaire, déjà évoqué, du Principe de raison de Heidegger par Derrida, celui-ci retient en particulier l’idée du « principe de calculabilité intégrale [….] L’information assure l’assurance du calcul et le calcul de l’assurance. » (DDPh, p. 485 ). Et il en déduit qu’avec l’apparition de « la télécommunication et l’information » : « la finalisation de la recherche est sans limite, tout y opère ‘en vue’ d’une assurance technique et instrumentale. » (Ibid, p. 482). « Le concept d’information ou d’informatisation est ici l’opérateur le plus général. Il intègre le fondamental au finalisé, le rationnel pur au technique, témoignant ainsi de cette co-appartenance initiale de la métaphysique et de la technique. » (Ibid, p. 484).
[19] M. Heidegger, « La question de la technique » dans Essais et conférences, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1980, p. 9.
[20] DDPh, p. 487.
[21] Voir TT1, p. 148.
[22] Voir en particulier E. Boyer, Le Conflit des perceptions, Paris, MF, coll. « Inventions », 2015, ch. III.
[23] Sachant que « L’analyse conduit à partir de Leroi-Gouhran permettra aussi d’entamer un dialogue avec Jacques Derrida autour du concept de différance. » (TT1, p. 147)
[24] TT3, p. 93.
[25] « [L]e droit en tant qu’il se distingue absolument du fait […] le fait technologique réflexif tel que nous l’analysons ici échappe à cette opposition : il la fonde et celle-ci la suppose. » (B. Stiegler, « Technologies de la mémoire et de l’imagination », art. cit., p. 69)
[26] TT3, p. 93.
[27] En tant que « mémoire épiphylogénétique » (TT1, p. 185)
[28] EC, p. 315. Cette idée est particulièrement développée dans TT3, p. 79-117.
[29] « l’expérience interne elle-même n’est possible que médiatement et uniquement par l’intermédiaire de l’expérience externe » (E. Kant, Critique de la raison pure, AK III, 192)
[30] Plus précisément, l’extériorisation technique originaire, que Stiegler nomme « prothéticité », n’est pas une condition factuelle du questionnement, mais implique que « la question de la protéhticité » (TT1, p. 191) soit celle à partir de laquelle s’ouvre le questionnement, car, dit à partir du commentaire de Heidegger, « la pro-théticité est l’être-déjà-là du monde et l’être déjà-là du passé » (TT1, p. 241). Ce point est l’enjeu de la deuxième partie de TT1 et en particulier son troisième chapitre.
[31] Voir EC, p. 315 sqq.
[32] « […] c’est toujours le pharmakon, c’est-à-dire le supplément, qui met en cause l’opposition du dedans et du dehors. » (Ibid., p. 339).
[33] Voir Ibid., p. 308, 314.
[34] « [Derrida] néglige gravement que ce qui, à l’intérieur, au-dedans du dedans de l’université, est déjà le facteur hétéronome externe, impose de penser dans les termes d’une pharmacologie positive » (Ibid., p. 339)
[35] « L’université ne peut travailler que sous condition pharmacologique parce que le processus d’élaboration et de transmission des savoirs rationnels […] est surdéterminé par des rétentions tertiaires. » (Ibid., p. 253)
[36] « l’université, telle que son projet moderne procède fondamentalement des Lumières et du discours de Kant dans Le conflit des facultés […] n’aura pas su penser de façon générale le choc qu’est toujours la technique, en tant qu’elle est irréductiblement pharmacologique, et plus encore lorsqu’elle devient la technologie. […] parce qu’elles se seront développés sur la base d’un impensé et même d’un refoulement : le refoulement du rôle de la technique dans la constitution de ‘l’âme noétique’ en général, et dans la formation des savoirs sous toutes leurs formes » (Ibid.,p. 18)
[37] « Ainsi que le souligne Derrida […] le langage, en tant qu’il est reçu, est toujours un vecteur hétéronomique qui constitue cependant la condition de la pensée comme [autonomie] ». Mais Stiegler ajoute : « la rétention tertiaire, avec ses effets chaque fois spécifiques, c’est-à-dire caractérisant l’histoire du supplément chaque fois autrement, ce qui en fait précisément un ‘supplément’, conditionne à son tour ce conditionnement de la pensée par le langage et l’effet en retour de la pensée » (Ibid., p. 316, n1). Concrètement cela implique que « [l]’instruction publique et l’alphabétisation qui en est le support sont tellement bien intégrées dans nos pratiques culturelles qu’elles constituent pour nous une seconde nature. Or, notre accès à la langue, médiatisé par ces pratiques et institutions (parmi les plus considérables des États modernes), qui demande de longues années d’encadrement et d’apprentissages, s’avère totalement technologique, réalité qui tend toujours à nous échapper parfaitement. » (B. Stiegler, « Technologies de la mémoire et de l’imagination », art. cit., p. 86-87)
[38] Voir TT3, ch. 4, 4, p. 220 sqq.
[39] Cf. DDPh, p. 403. Ce que Stiegler explique plus généralement ainsi : « ce malaise dans l’éducation procède […] d’une crise proprement extra-ordinaire des savoirs – le savoir étant ordinairement en crise » (TT3, p. 225)
[40] « […] désagrégation des savoirs face aux conséquences du devenir technoscientifique de la science » (Ibid., p. 226), c’est-à-dire « le savoir comme unité idéalement universelle d’un Nous est entré dans un processus irréversible d’effondrement […] pour le monde de la rationalité » (Id.)
[41] « [L]a crise de l’université […] tient à la transformation radicale du monde moderne qu’auront provoquée l’apparition des technologies analogiques au XXe siècle et le développement des technologies numériques au XXIe siècle. » (EC, p. 15)
[42] « [C]ette trans-formation des formes attentionnelles pose la question d’une transformation radicale de l’université, elle-même capable de reconstituer le champ au sein duquel l’avenir de l’université pourrait s’ouvrir à nouveau, c’est-à-dire être projeté. Cela suppose cependant que soit examinée la condition pharmacologique de l’université en général » (Ibid., p. 251)
[43] Ce pas de côté est particulièrement visible ici : Ibid., p. 245-247.
[44] Ibid., p. 251.
[45] Voir Ibid., p. 248.
[46] B. Stiegler, Prendre Soin, Paris, Flammarion, 2008.
[47] TT2, ch. 4.
[48] TT3, ch. 3.
[49] Cf. Th. W. Adorno et M. Horkheimer, La dialectique de la raison, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1983.
[50] « [L]es formes attentionnelles contemporaines sont radicalement transformées par les rétentions tertiaires contemporaines » (EC, p. 251)
[51] Ibid., p. 249. Il y a donc « corruption des capacités attentionnelles de la jeunesse et de l’enfance par des moyens industriels colossaux » (Ibid., p. 250). Ou, dit plus précisément : « La captation de l’attention par les psychotechnologies, qui constituent les armes des industries de programmes dans leur lutte contre les institutions de programmes pour prendre le contrôle du processus d’individuation de référence en court-circuitant les processus d’identification primaire psychique et collective, conduit à la destruction de l’attention comme telle. » (B. Stiegler, Prendre soin, op. cit., p.135).
[52] Ibid., ch.2.
[53] « Ce n’est pas une simple question de pédagogie ou de psychopathologie scolaire dans les sociétés hyperindustrielles : c’est d’une façon générale la question de la pensée rationnelle comme forme attentionnelle spécifique. » (EC, p. 247)
[54] « [C]e n’est que par une réflexion sur la recherche qu’il est possible de repenser l’enseignement, et non l’inverse. » (Ibid., p. 275)
[55] « [L]e savoir est infini et rationnel que parce qu’il fait défaut, et parce qu’il est le savoir de la nécessité de ce défaut » (Ibid., p. 268)
[56] Voir. : Ibid., p. 255 sqq. Sur ce point, Stiegler engage une discussion serrée avec Husserl et l’interprétation qu’en fait Derrida concernant le statut de l’idéalité. Ce point crucial mériterait d’y consacrer une lecture spécifique.
[57] « La raison elle-même n’est pas extériorisable. Elle est en revanche et depuis toujours la raison intériorisée de l’extériorisation. Et elle l’est comme désir capable d’infinitiser ses objets qui sont ceux de la sublimation. » (Ibid., p. 269)
[58] Gilbert Simondon est ici un interlocuteur privilégié de Stiegler. Cf. G.Simondon, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, Grenoble, Millon, coll. « Krisis », 2005 (rééd.), p. 281 sqq.
[59] Cf. G. Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, coll. « Philosophie », 2012 (rééd. revue et corrigée), p. 51.
[60] « Dans ce processus [d’intériorisation en retour],l’intériorité n’est pas première, et elle n’est que l’individuation de l’extériorité en vue de sa ré-extériorisation, c’est-à-dire de sa ré-expropriation : elle forme une spirale. » (EC, p. 183, n. 1)
[61] « […] trans-formation des conditions mêmes de l’individuation » (Ibid., p. 184)
[62] « […] la raison pharmacologique, c’est-à-dire une raison qui peut toujours déraisonner, mais qui le sait, et qui constitue en cela et avant tout une nouvelle vigilance, c’est-à-dire une nouvelle critique. » (EC, p. 300)
[63] B. Stiegler, Prendre soin, op. cit., p. 44.
[64] Voir : Ibid., p. 41 sqq.
[65] Ce déplacement des concepts kantiens de majorité et de minorité vers une philosophie de la technique est directement issu de la lecture de Simondon (voir : Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, coll. « Philosophie », 2012 (rééd. revue et corrigée), p. 123 sqq.
[66] B. Stiegler, Prendre soin, op. cit., p. 55.
[67] « Cet état de fait, qui constitue la condition pharmacologique en général, ouvre cependant la possibilité d’un état de droit à travers diverses thérapeutiques de cette condition, en quoi consistent les disciplines sous toutes leurs formes. Ce passage du fait pharmacologique au droit thérapeutique est ce qui doit faire l’objet d’une pharmacologie positive [… qui] doit devenir la tâche primordiale de l’université de demain et le nouveau contexte académique de la vie scolaire. » (EC, p. 262)
[68] Le pharmacologique s’oppose à l’empirique, mais pour autant Stiegler précise que cette opposition ne rejoue pas celle entre l’empirique et le transcendantal. Chez Derrida, le pharmakon est l’un des noms que prend l’a priori kantien lorsqu’il est déconstruit (et que Derrida nomme « quasi-transcendantal ») ; la critique pharmacologique est une déconstruction du quasi-transcendantal, est c’est pourquoi chez Stiegler le pharmakon doit être compris en un sens plus ancré empiriquement, mais pas totalement, et qu’il nomme « a-transcendantal » (TT3, p. 213). La distinction entre la quasi-transcendantal derridien et l’a-transcendantal que propose Stiegler est crucial, mais reste obscure.
[69] B. Stiegler, « Technologies de la mémoire et de l’imagination », art. cit., p. 69.
[70] B. Stiegler, Prendre soin, op. cit., p. 44.
[71] Ibid., p. 195-196.
[72] « [E]st-il possible d’aller droit à la philosophie ? De s’y rendre tout droit, directement, sans détour […] sans la médiation de la formation, de l’enseignement, des institutions philosophiques, sans même celle de l’autre ou de la langue » (DDPH, p. 14)
[73] Ibid., p. 15.
[74] Ce que Derrida refuse explicitement (cf. Ibid., p. 11).
[75] « […] impuissance de l’aporie et de l’indécidable […] de Jacques Derrida » (B. Stiegler, Prendre soin, op. cit., p. 68, n. 1)
[76] « […] ceci n’est pas d’abord ou seulement une nécessité théorique mais la condition d’une pratique politique aussi cohérente que possible dans ses étapes » (Ibid., p. 221)
[77] La radicalité de cette transformation impliquant d’ailleurs une critique de la manière dotn Foucault conçoit le savoir-pouvoir. En insistant que trop peu sur les conditions technologiques de la disciplinarisation des savoirs, Stiegler cherche à montrer qu’il manque l’élément crucial permettant la compréhension de la transformation des formes de savoir-pouvoir. Et c’est pourquoi il ne verrait pas que dans le deuxième moitié du vingtième siècle, la question n’est déjà plus celle du bio-pouvoir, mais celle du « psychopouvoir », formé par l’industrie des technologies de l’esprit (Cf. B. Stiegler, Prendre soin, op. cit., Ch. 8. Biopouvoir, psychopouvoir et grammatisation ; Ch. 9. Disciplines et pharmacologies du savoir, pp. 223-276).
[78] DDPh, p. 497.
[79] Voir: URL : « https://recherchecontributive.org/ »
[80] Voir: URL : « http://www.msh-reseau.fr/actualites/chaire-de-recherche-contributive »