Recension – L’Adresse du Réel de Jocelyn Benoist
Recension de L’Adresse du Réel de Jocelyn Benoist
Jim Gabaret, doctorant, membre de l’équipe PhiCo, Université Paris I Panthéon-Sorbonne.
L’ouvrage peut être trouvé sur le site de la librairie philosophique Vrin en cliquant ici.
L’oeuvre philosophique de Jocelyn Benoist s’inscrit dans le contexte d’un renouveau réaliste en Europe. L’Adresse du réel est d’abord à cet égard l’occasion pour l’auteur d’« adresser » certains des problèmes que ces réalismes rencontrent. Depuis Kant au moins, on ne peut plus être « naïvement réaliste », dit-on. Est apparue entre nous et le réel tel qu’il était connu, perçu ou dit, une nasse de médiations : formes pures de l’intuition, catégories, mouvements de constitution de la conscience transcendantale ou de la praxis, concepts du sens commun ou de la culture, formes symboliques, constructions culturelles, normes historiques, institutionnelles, linguistiques, méthodes herméneutiques, constructions d’objets, de paradigmes scientifiques ou de mondes incommensurables. A ce mouvement de pensée très largement dominant dans tous les courants philosophiques de la deuxième moitié du vingtième siècle a succédé une impatience « générationnelle », nous dit Jocelyn Benoist, qui pousse depuis une vingtaine d’années à un retour du thème réaliste, c’est-à-dire à la défense de la possibilité d’une connaissance vraie et pleine d’un réel qui s’était avéré fuyant jusqu’alors. Mais Benoist, ne se reconnaissant pleinement dans aucun des principaux courants de ce nouveau réalisme, tente de frayer une voie raisonnable entre les excès qui guettent le réalisme contemporain.
Il ne s’agit pas simplement de dire que le réel doit nécessairement exister pour qu’en son sein, nous soyons là pour le percevoir, le penser et le dire ; ni de rappeler qu’il est aussi ce qui norme contextuellement l’adéquation de nos descriptions à ce à quoi elles s’appliquent, loin d’être construit par elles. Benoist entend défendre que ce réel n’existe que sous des formes déterminées en contexte, en de multiples « adresses », qualifiées par nos perceptions et cognitions sans pour autant s’identifier à ces dernières.
Son but, dans L’adresse du réel, est de s’opposer à la fois au relativisme et à la métaphysique absolutiste. Le premier, en déduisant le réel depuis la sémantique, c’est-à-dire en essayant de comprendre ce qui existe réellement de l’intérieur de nos façons de parler et penser, relie toujours le réel à un sujet ou à des normes du sens logique dont il dépend alors. Dans le cadre relativiste, on ne peut considérer ce réel comme l’être au pli duquel nos jugements et nos propositions sont moulés puisqu’il n’est pas indépendant de nous; mais on s’enferme alors de ce fait dans les choses dites ou les choses pensées sans se donner à penser le réel lui-même, ce à quoi se refuse le réalisme de Benoist. Mais celui-ci prend soin de s’écarter tout autant de la métaphysique absolutiste qui subordonnerait la sémantique (le sens de nos énoncés, de nos pensées, de nos descriptions et de nos termes) à une métaphysique déjà donnée ou à un monde déjà là, dont l’ontologue aurait fait à plat et à l’avance le relevé exhaustif des entités, hors de tout contexte identificatoire : quand nos jugements ont du sens en effet, c’est qu’ils identifient et déterminent correctement un objet tel que le contexte réel le fait exister, et d’après une question au sujet de cet objet qui est elle-même appelée par les circonstances.
1. Contre l’absolutisme, le contextualisme.
Jocelyn Benoist est un penseur du contexte. Nous percevons et parlons toujours des choses sous un certain aspect. Mais cela n’implique pas que cette détermination de la chose soit comme la doublure d’une chose sans aspect, absolue, indéterminée ou sans relation hiérarchique avec les autres entités du monde, d’où l’opposition de Benoist aux partisans d’une « ontologie plate ». L’ontologie ne peut être ce « pur et simple catalogue » de modes d’être décontextualisés et d’ « objets idéalement disponibles pour une référence » (p. 39), sans quoi on manque la dimension toujours spécifique des objets de connaissance et de perception. Je ne demande jamais d’ordinaire « combien y a-t-il d’objets? » dans l’absolu, mais plutôt combien il y a de chats dans le bar à chats où je veux me rendre, par exemple, parce que nos descriptions du réel sont déterminées par des questions spécifiques et localisées.
La détermination du réel sous certains aspects n’est pas non plus un écran entre la chose en soi et le peu que nous parvenions à saisir de la chose pour nous. Une partie des nouveaux réalistes, regrettant peut-être le réalisme direct des débuts, cherche à retrouver un réel pur et absolu comme en-deçà des réseaux de sens que nous avons tissés sur lui, en cédant là à une forme de naïveté au sujet de nos capacités à « purifier » jamais ce réel de ce que nous en avons fait. Dénoncer le « corrélationnisme », c’est-à-dire le fait de faire toujours dépendre le réel du sujet de la connaissance, à la manière de Quentin Meillassoux dans Après la finitude[1], revient finalement à poser un faux problème et à se méprendre sur la nature même du réel dont nous parlons. Ce réel n’existe pas hors du sens que nous lui donnons contextuellement, nous venons de le dire; mais il y a un sens à en parler comme s’il n’avait pas besoin du sens que nous lui donnons, et qu’il pouvait exister sans aucun homme pour le percevoir, le connaître ou le dire. En effet, ce n’est pas parce que l’objet réel, lorsque nous le pensons, est pensé, que nous n’avons jamais accès qu’à l’objet pensé : penser n’est tout simplement rien d’autre que penser à un objet réel, qu’on voudra peut-être décrire dans notre pensée comme un « objet pensé », mais sans que l’objet réel soit pour cela manqué. La pensée n’est pas un « accès » problématique au réel : elle en est à la fois la reconnaissance, et la normation (dans l’ordre, par exemple, des propositions vraies ou fausses). La norme n’est pas un écran entre nous et le réel, c’est notre façon de « l’avoir », la modalité de notre ancrage cognitif dans la réalité, qui est une modalité de la donation du réel lui-même[2] et une preuve de son existence.
Les courants que nous venons d’évoquer sont des absolutismes qui ne tiennent pas compte d’un aspect pourtant fondamental de ce que signifie le réel (et qui vaut aussi pour le possible, comme y insiste le chapitre 5), à savoir qu’il ne se donne jamais absolument, mais toujours en contexte. L’accusation de corrélationnisme par les réalistes spéculatifs n’atteint pas le contextualisme de Jocelyn Benoist, car les attaques de ces derniers ne frappent juste que face à un relativisme qu’évite au contraire Benoist.
2. Contre le relativisme, le réalisme et l’intersubjectivité.
Le contextualisme réaliste de Jocelyn Benoist n’est pas un relativisme. Il ne dit pas, par exemple, qu’on ne peut jamais dire que la neige est blanche parce que cette affirmation serait relative à un observateur qui serait en fait toujours illusionné, qui ne verrait pas qu’au niveau microscopique, cette neige est transparente, que pour l’Inuit qui sait distinguer neige fraîche et neige glacée autour d’une crevasse, elle est plutôt bleutée que blanche, et que personne n’y a jamais vraiment accès, si ce n’est par des appareillages, des concepts et des mots relatifs, empêtrés de valeurs, de croyances et de désirs subjectifs qui nous interdisent le véritable réel. Au contraire, il s’agit de dire qu’il n’y a pas de « neige absolue » ni de « blanc absolu » qui existeraient en soi et desquels nous serions privés, mais que c’est en contexte qu’une neige sera blanche, d’après ce qui compte dans la question que nous nous posons au moment où nous avons à dire la couleur de cette neige. Selon que nous voulions demander si elle est blanche alors que nous la regardons, ou bien durant la nuit, la réponse ne sera pas la même ; c’est en contexte aussi qu’elle sera « neige » et non banquise ou molécule d’eau, selon qui se demande ce qu’elle est – le skieur, le pêcheur Inuit ou le chimiste par exemple – et la manière qu’il a d’en faire un objet identifié. C’est cela et seulement cela (en un sens non restrictif, car il n’y a ici aucune perte), la réalité.
Le réel est indépendant de l’esprit et on ne peut en faire un simple corrélat du discours, qui identifierait le réel au vrai. Benoist veut défendre un réalisme à deux niveaux. Au premier niveau, celui du réalisme épistémique, il faut se donner les moyens de penser l’objectivité, contre l’arbitraire de la subjectivité et toute forme de relativisme. Il s’agit de dire que les formats réels de la pensée ne sont pas à mettre en doute, parce que c’est toujours en lien avec le réel que ces formats apparaissent, et non au gré de notre fantaisie. Le vrai est par définition vrai en soi, pour tout le monde, non qu’il existerait des « vérités transcendantes » dans quelque arrière-monde métaphysique, mais parce que si c’est toujours historiquement et contextuellement que la vérité se découvre, est ensuite dit vrai ce qui vaut indépendamment de ce contexte de découverte, comme la bonne description répondant à la question de l’identification ou de la détermination du phénomène contextuel interrogé. Cela ne signifie pas, comme le voudrait l’absolutiste, qu’il n’y a qu’un seul format de vérité ni qu’elle soit transparente ; cela ne signifie pas non plus, comme le dirait le relativiste (qui est un absolutiste inversé), que le contenu propositionnel que vise l’absolutiste est toujours biaisé épistémiquement par les croyances et désirs de celui qui le pense ; cela ne signifie pas enfin, comme le dirait le perspectiviste, que nous avons tous un certain point de vue sur le même réel ou le même contenu propositionnel. Bien plutôt, si l’on est contextualiste, il faut dire qu’il n’y a pas de réel fixe auquel on aurait un accès direct ou au contraire médiat voire douteux, mais que c’est le réel, et non la valeur de vérité, qui est variable, la vérité, elle, se fixant toujours de la même façon dans les prises normatives effectives que nous exerçons sur les choses. Cette vérité est une pratique expressive qui, de ce fait, repose, pour l’entente des locuteurs, sur l’objectivité d’un langage déjà sédimenté et sur ses « pouvoirs d’objectivation », c’est-à-dire sa faculté à dire ce qui est objet ou pas et ce que sont les déterminations vraies de l’objet d’après l’usage réglé du mot dans la communauté langagière : ses normes ne dépendent pas du sujet mais du collectif, et c’est par l’intersubjectif que le danger du relativisme subjectiviste est ainsi dépassé[3].
A ce réalisme épistémique, Benoist reconnaît qu’il faut ajouter un réalisme ontologique, à savoir la reconnaissance de l’indépendance du « référent », transcendant par rapport au sens: il y a une « priorité de la réalité sur la vérité ». Contre une conception sémantique moderne du réel, qui répondrait qu’il s’agit d’un préjugé métaphysique et que l’être n’est rien d’autre que ce qu’il est vrai que ce soit le cas, Benoist défend que lorsqu’on énonce un fait, on veut toujours dire que les choses sont réellement ainsi. Car la grammaire du concept traditionnel de vérité présuppose la réalité, qui à l’inverse ne présuppose pas toujours la vérité, la dépendance non symétrique signifiant l’enracinement ontologique de la vérité dans une réalité qui la dépasse. La réalité, elle, est toujours par définition ce qu’elle est.
3. Les « nouveaux réalistes ».
C’est ce que défendent Markus Gabriel et Maurizio Ferraris chacun à leur manière. Pourtant, Benoist se distingue de ces deux figures de proue du « nouveau réalisme ».
Il salue chez Maurizio Ferraris, auteur du Manifeste du nouveau réalisme, l’idée que la reconnaissance des niveaux contextuels sous lesquels se détermine la réalité en passe par une reconsidération du partage moderne entre nature et culture, le but étant de donner autant de réalité au social qu’au naturel, tout en disant qu’il s’agit bien d’un niveau réel irréductible au naturel. En effet, celui qui traitera par exemple un mort comme un simple cadavre sans prêter attention au fait qu’il est aussi une réalité sociale qui implique des attitudes de deuil, un processus d’inhumation, des condoléances à exprimer, des démarches juridiques pour déclarer le mort et préparer sa succession, manquera une « dimension » de la réalité, une réalité précisément faite de multiples dimensions.
Mais Ferraris continue de parler de la réalité sociale comme d’une « construction », sous prétexte de la distinguer nettement de la nature. C’est à cause du présupposé selon lequel la réalité est d’abord et fondamentalement physique, et parce que les réalités sociales semblent faites des normes mêmes qui les décrivent, alors que les normes ne sont là que pour encadrer une réalité donnée dans le cas des réalités dites naturelles. Mais en vérité, ce qui est social est certes réel en tant que social, mais justement il est réellement ainsi, dit Benoist : il oblige à penser et à agir avec lui d’une certaine façon, et il n’est pas « construit » artificiellement comme social avant d’être inséré dans le réseau de nos normes sociales. En parlant de « construction », Ferraris laisse par là à penser que la réalité sociale serait le produit d’une décision spontanée collective, alors qu’elle est déterminée selon Benoist par les conventions et les pratiques partagées qui la structurent – aussi indépendantes d’une quelconque décision humaine que les lois physiques peut-être, et dont les objets, insérés dans un espace normatif, sont en tout cas déliés de toute intentionalité (collectivement ou individuellement) subjective.
A Markus Gabriel[4], autre figure du nouveau réalisme, Benoist accorde qu’il faut refuser tout point de vue métaphysique moniste et réductionniste sur le monde, et refuser à ce titre toutes les entités omni-englobantes qui pourraient prétendre parler d’une réalité unitaire, en soi, donnée d’un seul tenant et hors de tout contexte. Il s’agit à la fois d’un point grammatical, à savoir qu’il n’y a pas de sens à dire que ces entités existent, mais aussi d’un principe méthodologique, l’affirmation du non-sens à parler de l’existence globalement et en général. Mais à cette thèse s’ajoute une position qui, elle, pourrait justement paradoxalement être considérée comme métaphysique, l’idée selon laquelle tout le reste devrait exister. Ce réalisme de l’existence semble perdre la réalité au profit de « champs d’existence » qui se confondent avec les normes que nous utilisons pour saisir la réalité, comme si paradoxalement Gabriel replongeait dans une forme de subjectivisme au moment de déclarer toucher à un réel dont il aurait éliminé le sujet, en reversant ses perspectives du côté du réel lui-même. Cette volonté réaliste d’ôter sa part au sujet et de se passer de l’intermédiaire d’un sens qui ferait obstacle entre nous et l’objet pour engager le sens du côté de la chose même et lui donner des déterminations actuelles qui n’en fassent pas un simple objet blanc en attente de sens, une volonté bien entendu louable, nie en fait une différence logique fondamentale, celle qui existe entre détermination et propriété, de même qu’entre vérité et réalité : la réalité n’est que ce qu’elle est, rappelle Benoist, elle n’est pas vraie ou fausse, et la correction ou l’incorrection de nos jugements à son sujet ne sont pas ses propriétés, mais des déterminations fixées par l’instance normative qu’est le sens.
Si le sens était une propriété de la chose même, comme l’affirme Gabriel, comment une description pourrait-elle jamais être incorrecte ? S’il y a des descriptions pertinentes et d’autres qui ne le sont pas, c’est que les premières saisissent bien le réel « dans sa réalité », jamais brut et neutre mais déjà déterminé, mais que d’autres aussi ne le saisissent pas, le ratent, et ne font pas apparaître les déterminations vides par lesquelles on visait ce réel dans l’existence de champs de sens parallèles. Si c’était le cas, et que ces champs de sens étaient bien des réalités ontologiques, des déterminations contradictoires seraient alors propriétés de la même chose, ou bien il faudrait chaque fois dédoubler la chose dans des champs de sens différents qui ne se confronteraient jamais. Ils ne permettraient même pas ce faisant un réel discours de vérité car si le faux n’existait pas dans le même champ de sens que le vrai, alors qu’il n’est définitionnellement que l’inverse du vrai, comment pourrait-on même le qualifier de faux ? On ferait pulluler les existants sans se donner les moyens de les penser véritablement en contexte, puisqu’à chaque instant tout existerait dans tous les contextes actuels et possibles. Pour Benoist, cette position est un non-sens, réduisant l’existence à son sens simplement sémantique d’existence-dans-le-discours ; et si l’on dit que toute perspective (perceptive comme langagière, logique ou intentionnelle) sur les choses est bien un aspect réel des choses, qui existe ontologiquement, on identifie alors être réel et être intentionnel.
Jocelyn Benoist dénonce chez les « nouveaux réalistes » comme Markus Gabriel une forme de libéralisme ontologique : si l’on dit que tout existe dans un champ de sens, même les licornes dans le champ de sens des contes, ou un objet contradictoire dans le champ des êtres impossibles, alors on fait proliférer les « existants » dès lors qu’il y a un sens à les penser, sans plus se soucier de les distinguer du réel. A force de faire droit au sens, on y enferme alors la réalité, en n’en faisant pas valoir assez l’indépendance constitutive et définitionnelle, et en menaçant dès lors la philosophie d’un retour au relativisme contre lequel s’est pourtant constitué le « nouveau réalisme ».
4. La séparation du réel et du sens.
Ainsi, la réalité du perceptible, le sensible, n’est-elle pas d’emblée un réel doté de sens, comme en cherche parfois la phénoménologie en risquant d’en revenir à un illusoire mythe du donné, mais la matière première, d’abord muette mais qu’on peut faire parler, de nos prises langagières et cognitives à son égard[5]. Le sens vient dans un second temps, lorsque nous utilisons des concepts, des mots ou des normes pour qualifier le réel. Si le réel ne manque pas de sens, au contraire de ce que pensent aussi bien les corrélationnistes postmodernes que les anti-corrélationnistes comme Meillassoux qui voudrait retrouver un réel en-deçà du sens, ce n’est pas parce qu’il en a en soi, mais « parce qu’il n’est pas le genre de choses à quoi il y ait un sens que le sens puisse en manquer » (p. 102). En effet, le sens est fait pour cela, pour s’accorder au réel, et pour rien d’autre ; mais pour cette raison justement, il doit être différent du réel, et non déjà en lui comme une de ses propriétés, sans quoi il ne s’agirait pas d’une norme. On peut, d’après Benoist, ne pas faire de la distinction entre sens et référent une lecture chosiste et idéaliste, et refuser de faire du sens un sas d’accès en même temps qu’un obstacle au « grand dehors » que serait le réel, sans pour autant retomber dans une ontologisation du sens, qui consisterait de nouveau à en faire une chose, même cette fois une chose dans le monde et du monde ; il faut simplement comprendre que le sens n’est rien de réel mais une certaine prise sur les choses. La sémantique n’entre pas en concurrence avec l’ontologie mais se doit simplement d’entrer en adéquation avec les choses de ce domaine – une « adéquation » que Benoist ne définit pas cependant, et qu’il est peut-être impossible de juger d’après l’espèce de dualisme du sens et du réel qu’il défend.
Il est essentiel de maintenir une différence entre norme et réel chez Benoist parce que la réalité peut exister sans ces normes. L’important est seulement que celles-ci s’appliquent à la réalité, non qu’elles coexistent de toute éternité en elle. Il y a d’un côté le logique, de l’autre l’ontologique. D’un côté, des représentations, de la perception, du sens, de l’intentionalité qui norme par sa forme une détermination de l’objet, et puis de l’autre, la réalité, l’être de la chose, l’objet réel, les choses en tant qu’elles sont, et qui sont ce qu’elles sont, sans aucun espace en elles pour la vérité ou la fausseté par exemple. Il s’agit de ne pas confondre les deux. Cela ne dédouble par le réel, parce qu’il s’agit seulement d’appréhender la même chose depuis deux points de vue : « Une chose peut sans difficulté être ce qu’elle est, et quelque chose en particulier » (p. 277). « L’ « objet intentionnel » est l’objet réel, mais dans la mesure où celui-ci est logiquement déterminé, c’est-à-dire dans la mesure où il remplit une norme ou non » (p. 296).
Il y a en fait ambiguïté sur l’existence d’un réel qu’on pourrait dire « absolu » ou « en soi » parce qu’indépendant de nos normes : il semble parfois qu’il n’existe pas, la réalité s’identifiant à ce qu’en contexte nous pensons d’après des déterminations particulières, et l’existence elle-même étant une sorte de détermination du réel dans le niveau du sens ; pourtant il est là, d’après Benoist, quand il faut dire que le réel pensé par l’homme n’est pas seulement fait d’objets de pensée, mais a bien une certaine indépendance[6]. Il faut le postuler, sans rien pouvoir en dire, si l’on veut défendre un réalisme. Un partage paraît donc se poursuivre, chez Benoist, entre une sorte d’en-soi kantien, le réel sans adresse, que nos concepts et schèmes perceptifs n’ont pas de mal à adresser pourtant, et un pour-soi que serait le réel contextuel chaque fois adressé et déterminé que seul nous possédons. Benoist reconnaît lui-même qu’il déplace le thème kantien plutôt qu’il ne s’en sépare (p. 17).
On pourrait alors arguer que si nous ne connaissons et reconnaissons jamais que ce que nous avons normé, dans le champ du conceptuel, nous ne connaissons rien en vérité de cette fameuse « réalité », de l’être indéterminé, et qu’on peut encore moins mesurer l’adéquation de nos concepts à ce réel, et dire comme il le fait que « ce qui est déterminé comme ceci ou cela par le concept ne diffère pas de la chose qui est ce qu’elle est ». Mais nous nous égarons en fait en parlant de « champs » du conceptuel et du réel, comme s’il s’agissait de deux espaces sur le même plan et séparés par un quelconque obstacle. Il s’agit tout simplement de la même chose, vue sous deux angles différents. Nous ne sommes pas enfermés dans le seul « champ de nos représentations », car il en va de la nature ou plutôt de la fonction de nos représentations, concepts et normes d’ « être faits » pour dire, penser ou percevoir le réel. Bien sûr, nous ne voyons en fait que des objets déterminés, jamais cette réalité qui leur est incommensurable parce qu’elle est logiquement distincte, indépendante ontologiquement, et irréductible aux déterminations qu’on pourra prédiquer sur elle au niveau logique. Mais l’idée de Benoist est qu’on ne voit pas ce que pourraient faire les concepts, les normes et les déterminations qui fondent notre connaissance, si ce n’est parler du réel. Le fait que des instruments existent pour dire, concevoir ou percevoir le réel suffit à Benoist pour croire en leur conformation avec lui ; de fait, pourquoi ne seraient-ils par conformes à lui s’ils existent? Depuis quel point de vue acontextuel pourrions-nous juger de cette non-conformité? Et pourquoi ferions-nous la différence entre des capacités cognitives ou perceptives défaillantes (les hallucinations[7]) et des capacités saines si ces dernières ne nous faisaient pas posséder la réalité même ?
5. Les liens entre réel et sens.
Dans le chapitre 8 de L’adresse du réel, Benoist évoque les travaux de la Gestalt-psychologie et la manière dont certains psychologues ont décrit des traits apparemment constitutifs de tout objet, comme le contraste figure-fond. Pour lui, la Gestalt est, en tant que telle, un être sensible, indépendant de toute signification, qu’on ne peut jamais percevoir, si ce n’est sous la forme d’un objet notamment déterminé par le fait qu’il a cette Gestalt, mais qui voile ce faisant par son objectité la Gestalt qui le constitue. La Gestalt, en tant qu’aspect réel de ce qui est perçu, est quelque chose qui participe de la réalité plutôt que de la norme que l’acte perceptif créera à partir d’elle pour informer une perception. Mais le lien entre ces deux niveaux, le niveau de l’être et le niveau de l’objet, semble difficile à expliquer dans une telle compréhension contextualiste de l’objet.
Des structures du réel comme celles, gestaltiques, du réel perçu, on dit qu’elles « déterminent » l’objet quant à la forme que lui donnera la perception. On ne comprend pas pourtant comment le vocabulaire de la « détermination », fût-elle un « procès de détermination », et non une propriété intrinsèque, peut être utilisé du côté du réel, si dans le même temps on tient à séparer réel et norme et à faire des normes « la tâche » des observateurs ou des artistes qui « font quelque chose » du réel. Le réel n’est certes pas lui-même déterminé dans ce que dit Benoist, mais il donnerait sa détermination, par exemple gestaltique, à l’objet. On pourrait donc dire que cette détermination en « provient », comme si elle était contenue là dans le réel et donnée à l’objet. Le contextualiste refusera de dire que de la détermination, donc du sens, est déjà présent dans le réel, de façon acontextuelle et absolue qui plus est. Il dira que c’est « en contexte » qu’une détermination, qui ne vient pas du sujet mais du « contexte réel », est donnée à l’objet. Mais l’idée de contexte est ambiguë, si elle s’identifie au réel.
Et si ce n’est pas du réel que vient cette détermination (de la Gestalt par exemple), doit-on considérer dès lors que les objets ne sont que des constructions du sujet ? Benoist insiste à maintes reprises dans L’Adresse du réel sur le fait que le « contexte » qui norme chaque fois nos objets n’est pas à réduire à la subjectivité des observateurs, même s’il faut les prendre en compte, mais est quelque chose de réel, et peut-être même le réel lui-même. Cependant, dans un même geste, pour refuser, en même temps que le relativisme, tout absolutisme, il insiste sur le fait que ce contexte réel n’est pas identifiable lui-même à la norme qui fait la forme de nos objets de connaissance.
Mais si l’on n’identifie pas, à un certain niveau fondamental au moins, certaines des structures du réel avec les normes qui seront nos façons contextuelles de l’éprouver et d’en parler, comment le réel peut-il « contextuellement » participer lui aussi de la normation de l’objet ? Admettons qu’en effet l’objet que je vois ne soit pas sa Gestalt qui pourtant le constitue ; que celle-ci n’apparaisse que lorsque des psychologues la thématisent comme un objet de recherche, en la situant justement « en-deçà » de l’objet; mais alors comment savoir que cette Gestalt thématisée comme telle est bien réelle et « la même » que lorsqu’on n’en parle pas et qu’on ne la conçoit pas mais qu’elle structure l’objet perçu ? Comment être sûr qu’elle est bien, comme sa part réelle, ce qui détermine la norme de l’objet sans qu’on le voie ? N’est-on pas obligé d’accorder crédit à l’idée qu’à ce niveau fondamental de la perception, avant toute adjonction de sens par le sujet, il y aurait un accolement sans autres possibles que ceux-là entre le réel et le sens, les structures du réel sensible par exemple et les normes de la perception ?
Par ces questions, il semble que nous pointions vers une tentation de type phénoménologique, celle qui consiste à retrouver des structures de sens, même minimales, « à même le réel », et déjà données comme telles, pour expliquer comment nous faisons ensuite sens de tout le reste en étant assurés que nous ne fantasmons pas un « réel » qui serait en vérité construit par nos seules formes subjectives. Benoist dénonce cette tentation et la confusion qui fait dire à Merleau-Ponty que la Gestalt porterait en soi une forme de normativité alternative à celle du concept. En effet dit-il, une Gestalt serait plutôt une « normalité » qu’une « normativité » (p. 291). Elle n’est pas comme une norme transcendante déjà présente dans le réel, mais un équilibre qui se stabilise dans la perception elle-même ; cependant, à moins de faire comme si c’était la perception qui créait cet équilibre et sa norme, il faut dire que le tour que prend la négociation spécifique de tel ou tel vivant perceptif avec une chose réelle ne fait pas moins partie de la réalité telle qu’elle était structurée en amont que le reste du réel, et qu’il n’y a alors de « perception normale » que parce qu’il fallait qu’elle soit ainsi, d’après la façon dont le réel sensible se structurait, pour n’être pas pathologique.
Cependant, sans dire que du sens existe dans le réel, ou que le réel est déjà toujours pris dans nos réseaux de sens, ne peut-on pas penser que le réel modèle certains au moins de nos sens d’une façon moins relative que les déterminations contextuelles dépendantes de nos concepts lexicaux et culturels qui en spécifient par exemple le contenu après-coup ? Benoist affirme que « rien ne nous fonde à interpréter l’uniformité des Gestalten qui se présentent et reviennent dans le flux de l’expérience dans les termes d’une quelconque adéquation à un modèle » ; mais on pourrait lui répondre que rien ne nous fonde au contraire à ne pas faire ainsi, à moins de présupposer pour acquis que nous sommes toujours déjà en contexte et enfermés dans le sens, même au niveau de ces états perceptifs fondamentaux comme celui qui fixe les structures de l’objet chez le nourrisson par exemple. Comme les Gestalten sont des « lois » plutôt que des « règles », Benoist leur refuse tout statut normatif dans l’ordre du sens ; mais on peut dire que c’est limiter l’acception des normes à celles dont nous pourrions avoir conscience et que nous pourrions « suivre », en resubjectivisant ce faisant ce que Benoist avait prétendu désubjectiviser en affirmant la réalité – indépendante des sujets – des contextes. Les structures qui fondent, par exemple, la permanence de l’objet (le stade du développement de l’enfant où les objets prennent pour lui une consistance et une stabilité même en dehors de son champ perceptif immédiat) et la possibilité pour nous d’identifier quelque chose objectalement et objectivement par la suite, grâce aux structures gestaltiques notamment, semblent pourtant ressortir à une normativité fondamentale, qui nous place à un point d’intersection de la structure et de la norme.
C’est d’ailleurs ce que note Benoist lui-même : les Gestalten ne sont ni culturelles, ni amendables, et sont donc un fait naturel de la perception, admet-il. Mais il reste ambigu sur le fait qu’elles sont une source réelle de nos normes, celles de l’objet comme objet, puisqu’il semble au contraire attacher à chaque objet conçu une Gestalt comme si elle émanait de lui plutôt que l’inverse. En effet, il explique que si l’on dit par exemple s’être trompé dans l’identification d’une forme dans notre champ de perception, il ne faut pas dire que la Gestalt qu’on avait perçue était fausse et qu’on la corrige, puisqu’elle appartient au réel, qui n’est ni vrai ni faux ; il faut dire que notre perception change simplement de Gestalt tandis que ses conditions s’améliorent par exemple, sans qu’on puisse attribuer de charge épistémique directe au réel lui-même, puisque c’est simplement au niveau logique, dans notre reconnaissance de la chose, que nous nous étions trompés – au niveau de l’objet, donc -, et qu’en identifiant cette fois correctement l’objet, « une Gestalt est produite ». Or au sujet des traits qui permettent par exemple à un bébé de percevoir un objet permanent, on peut dire qu’ils ne sont pas produits à chaque moment, mais qu’ils sont au contraire ce qui va faire l’objectification initiale d’une chose sur laquelle on projettera ensuite des connaissances objectives, en premier lieu la possibilité de l’identification et de la reconnaissance. Ce n’est pas parce que les deux niveaux, permanence de l’objet et objet, n’appartiennent pas à la même catégorie logique, que le second ne peut provenir des structures du premier, si la logique du moins est autre chose qu’une simple construction fantaisiste subjective ou intersubjective et prétend entretenir un lien quelconque avec le réel, au moins dans les niveaux de sens qui ont trait à l’expérience.
6. Quelle théorie de la connaissance pour le réaliste contextualiste?
En défendant à la fois l’indépendance absolue des normes vis-à-vis de la réalité et l’idée que les normes atteignent réellement le réel, Jocelyn Benoist s’est imposé une difficulté redoutable, celle d’expliquer comment ces deux niveaux peuvent se rejoindre dans la connaissance. Connaître, c’est notamment pouvoir normer la réalité dont nous faisons l’expérience ou dont nous entendons le récit d’après des formes identificatoires comme l’objet ou l’événement et des genres catégorisants pour les spécifier et les classer. Mais comment savoir que ces normes sont adéquates au réel et le possèdent bien? Il est évident, pour Benoist, que l’objet que nous percevons et connaissons est de notre côté : « comment un objet, qui n’est rien d’autre qu’une norme d’identification, pourrait-il être indépendant de la pensée ? » (p. 23). A cela on pourrait répondre : comment une norme d’identification, qui n’est rien d’autre qu’une production mentale et/ou logique, pourrait-elle distinguer le vrai du faux et plus encore le vrai du réel, comme y prétend le réaliste, si elle ne provenait pas, à un certain niveau, du réel lui-même ? « Rien n’est par nature un objet, dit Benoist, mais ne le devient qu’en tant qu’il est considéré sous un certain point de vue » (p. 281). C’est sans doute vrai d’un objet spécifique, une table par exemple, dont il me faut comprendre la fonction en contexte pour l’identifier comme table ; mais pour l’identifier d’abord comme un objet clos, partageable, identique à lui-même dans le temps, il me faut peut-être répondre à une structure plus universelle et moins variable que cela. En s’interdisant tout élément acontextuel, ne s’interdit-on pas de penser comment nos normes sont informées par le réel auquel elles s’appliquent, et de parler en définitive du réel lui-même ?
A ceux qui affirment qu’on ne perçoit jamais un objet que parce qu’il possède certains aspects sensibles, Benoist répond qu’il faut encore que ces aspects sensibles soient thématisés comme tels, qu’on les reconnaisse comme définitoires de l’objet. Soit, mais comment fait le nourrisson, par exemple, pour opérer une telle normation ? Jocelyn Benoist n’aborde pas cette question, mais elle est importante en ce qu’elle oblige à réfléchir aux contextes primitifs par lesquels le petit enfant entre dans le monde objectif qui va être celui de l’adulte. La normation ne peut pas être une sélection active chez le bébé, qui nécessiterait une connaissance des fonctions, des noms ou de la valeur sociale donnée aux objets que l’enfant ne possède pas. Le fait que le bébé puisse appréhender un objet par des normes de reconnaissance, de réidentification ou des attentes de certains comportements de sa part, tient à un apprentissage primaire et naturel (à l’aide d’une base modulaire que l’évolution lui fournit parce que ces objets ont justement un comportement constant auquel les hommes ont eu des millénaires pour s’habituer) de la manière dont l’être se structure en objets et de la manière dont ceux-ci se comportent réellement. A ce niveau, il semble que le bébé « systématise » de manière non consciente en un réseau de normes pratiques ce qui a d’abord été donné sous la forme de stimuli proximaux, de figures et de contrastes de couleur par exemple, que son appareil perceptif ne pouvait traiter autrement qu’en objets, parce que c’est sous cette forme que se structurait la réalité sensible mésoscopique. Le contextualiste pourra dire qu’il s’agit toujours d’un contexte. Ce sur quoi n’insiste peut-être pas suffisamment Jocelyn Benoist, c’est sur l’aspect nécessaire et incompressible de structures comme celles de l’objet par exemple, que le terme générique de « normes » (parfois lié à celui de « formes de vie », mais sans interroger leur naturalité) pourrait trop facilement renvoyer à des schèmes subjectifs ou collectifs de perception ou de représentation, laissant à penser qu’il y aurait une forme de dépendance de cette réalité vis-à-vis d’un point de vue qui en définitive participerait encore de son être en participant de sa manifestation.
Mais il se pourrait qu’un postulat invérifié nous fasse inventer un problème qui n’a pas lieu d’être : c’est l’idée qu’une norme serait une construction mentale. Benoist essaye souvent de s’écarter lui-même de cette caractérisation de la norme, comme lorsqu’il tente de caractériser une normalité qui ne soit pas normativité. La normalité est typiquement une norme qui ne dépend pas de l’arbitraire du sujet, et surtout pas de l’idée qui lui est souvent associée, selon laquelle il y aurait une sorte d’inventivité libre de la pensée, qui rendrait suspectes ses productions. Si l’on se représente souvent les normes comme dépendantes du sujet – par exemple ses normes de goût, ou sa « manière de voir de le monde » – et qu’on doute alors de leur capacité à parler du réel en tant que tel et à ne pas se tromper ou nous tromper sur lui, c’est parce que la pensée est susceptible, en même temps que d’erreurs et de biais, de mensonge, de fiction ou encore de spéculation. Mais aucune de ces facultés est-elle jamais un jeu normatif arbitraire ? N’est-ce pas par un ensemble de déterminations contextuelles inaperçues que nous inventons, pour des besoins pratiques ou théoriques qui en ont déterminé la forme, telle fiction, telle anticipation cognitive ou perceptive, tel concept peut-être vide, parce que sa portée problématique nous sera utile dans un certain contexte ? C’est ce que répondrait en tout cas le contextualiste conséquent.
Poser la question de l’origine de nos concepts, de la possible responsabilité d’un sujet producteur de normes potentiellement fausses contre le réel et du doute dont il faudrait dès lors entourer tous ces « accès » ne revient-il pas encore une fois à opposer un sujet séparé du contexte où il se situe et libre de s’y référer ou non à ce réel contextuel anomal et toujours inconnu pour nous ? N’est-ce pas projeter sur du simple, l’interpénétration de la pensée et du réel en contexte, une complication indue, à savoir le mythe du sujet libre – donc douteux – à distance d’un réel hors contexte et à jamais séparé de lui ? Mais il faut alors dire que si l’objet est une norme identificatoire qui n’est jamais indépendante du sujet, il n’est jamais indépendant non plus du réel dont il vient, et que c’est ce réel qui, en contexte, rencontre une norme adéquate à sa saisie du côté du sujet parce que c’est déjà la forme qu’il a que rencontre la norme du sujet.
L’Adresse du réel, en nous permettant d’avancer dans cette voie, au plus près du réel dont nous faisons l’expérience, dont nous pensons les déterminations et dont nous parlons ensemble, est à ce titre un ouvrage précieux et original au sein des nouveaux réalismes qui abondent aujourd’hui, pour éviter les écueils absolutiste et relativiste comme réductionniste ou universaliste, et avancer dans la résolution des dualismes artificiels entre ce qui existe réellement et ce que nous en pensons et disons, ou entre la réalité et les normes que nous lui appliquons, sans identifier pourtant ces niveaux dans une confusion de type phénoménologique qui, en cherchant le sens à même le réel, pose plus de problèmes qu’elle n’en résout.
[1] Meillassoux, l’un des fondateurs du réalisme spéculatif, présente Après la finitude comme un essai pour surmonter le « corrélationnisme » dans lequel la modernité s’est enfermée. Quand l’Europe est passée du ptoléméisme géocentriste, inspiré du cosmos aristotélicien, où l’homme était le centre de l’univers et le modèle pour penser le reste de la nature dans le sublunaire, à un « univers infini » marqué par l’héliocentrisme, au moment où les sciences naturelles développaient leurs normes d’objectivité, on a assisté à une prise de distance du sujet par rapport au monde. La philosophie critique kantienne a voulu se faire l’écho de cette « révolution copernicienne ». Mais ayant pris acte des critiques adressées par Hume à la métaphysique rationaliste à travers les notions d’induction et de causalité, Kant a en vérité opéré, aux yeux de Meillassoux, une « contre-révolution ptolémaïque » paradoxale, en exhibant comme condition de pensabilité de la science physique la destitution de toute connaissance non-corrélationnelle de ce même monde, c’est-à-dire en remettant le sujet connaissant au centre de la connaissance. Dans ce cadre, on fait de son réalisme spontané une attitude bien « naturelle », comme l’explique Husserl dans la Crise des sciences européennes, mais en vérité seconde par rapport à la dépendance du réel vis-à-vis de nos outils de connaissance. Si la partition cartésienne entre qualités secondes (phénoménales) et qualités premières (réelles) est vraie, il se trouve que ces dernières nous sont inaccessibles, et demeurent pour Kant dans un en-soi dont nous ne pouvons mesurer la ressemblance ou l’adéquation avec nos représentations, la conformité des énoncés ne pouvant plus être garantie directement. De fait, une thèse réaliste cartésienne semble intenable à une pensée critique qui aperçoit bien que la pensée ne saurait sortir d’elle-même pour comparer le monde « en soi » au monde « pour nous », ou le noumène au phénomène, et discriminer ce qui vient de notre rapport au monde de ce qui n’appartient qu’à lui. Au lieu de régler la connaissance sur l’objet, comme offrait de le faire la science moderne, la philosophie depuis Kant s’est résolue à régler l’objet sur la connaissance, afin de dévoiler un sens de l’être corrélationnel, plus fondamental et originaire que celui délivré par la science, et Kant inaugure en ce sens ce que Meillassoux nomme le « corrélationnisme » des modernes, à savoir « l’idée suivant laquelle nous n’avons accès qu’à la corrélation de la pensée et de l’être, et jamais à un de ces termes pris isolément ». La relation mutuelle entre conscience et monde a quelque chose d’une puissance constitutive, et les corrélationnistes « forts » vont même jusqu’à absolutiser la corrélation entre sujet et objet et se passer du niveau de l’en-soi, impensable, au bénéfice du seul rapport sujet-objet, ou d’un autre terme intellectuel ou vital qui est hypostasié quand les auteurs veulent opérer une critique du sujet ou mettre en avant un terme à leurs yeux plus originaire : « la représentation dans la monade leibnizienne; le sujet-objet objectif, c’est-à-dire la nature de Schelling; l’Esprit hégélien; la Volonté de Schopenhauer; la volonté de puissance (ou les volontés de puissance) de Nietzsche; la perception chargée de mémoire de Bergson; la Vie de Deleuze, etc. ». En voulant mettre fin à la métaphysique, on a dès lors renoncé à tout absolu, et donc à tout réalisme véritable, ce que Meillassoux regrette et à quoi il voudrait remédier par le réalisme spéculatif.
[2] Benoist mettait déjà en lumière ce faux problème de « l’accès au réel » dans Eléments de philosophie réaliste (2011), en montrant que le réel n’est pas, en général, problématique d’accès, et qu’il est ce que nous avons plutôt que ce à quoi nous accéderions toujours par des médiations intentionnelles, langagières ou conceptuelles. Ces concepts, Benoist les analysait dans Concepts (2010) comme ce dans quoi s’engage la pensée pour identifier un réel toujours présupposé comme ce qu’il y a à penser, donc déjà là, plutôt que ce qui serait construit par la pensée, ou manqué par elle parce que différent d’elle. Les concepts, expérienciels ou lexicaux, singuliers ou généraux, représentent un engagement du jugement au sujet de ce qui est à qualifier, dont l’écart logique avec ce qui est visé par eux n’implique pas un écart ontologique infranchissable entre nous et le réel. Car le fait que celui-ci soit justement autre chose que nos représentations (qui sont par définition autres que ce qu’elles représentent si elles veulent avoir une référence), loin de nous faire manquer ce représenté, nous garantit qu’il existe bien indépendamment de nous.
[3] Il faudrait se demander cependant s’il est vraiment dépassé par cette solution « intersubjective ». Elle est courante depuis le kantisme mais repose sur les prérequis d’une objectivité qui ne semble pouvoir être expliquée dans un schème explicatif lui-même social et intersubjectif. Pour avoir un monde commun intersubjectif en effet, il faut d’abord être capable de perception objective normale des objets du monde, cette normalité d’espèce (opposée aux handicaps psycho-moteurs et cognitifs par exemple) étant a priori universelle et comme le « premier » des contextes qui permet les autres.
[4] Markus Gabriel est l’auteur de Fields of sense, un ouvrage où il attaque toutes les métaphysiques contemporaines qui conçoivent des notions omni-englobantes comme celles de « monde » pour penser le réel : contre elles, il défend deux thèses qui lui ont déjà apporté autant de notoriété que de critiques : que tout existe dans un « champ de sens », c’est-à-dire un contexte intentionnel, idéel, expérientiel, instrumental, fictionnel ou encore social, qui permettra d’émettre des descriptions des objets qualifiés dans ces champs de sens, ces descriptions (parfois non verbales) étant tout ce que nous possédons du réel, dont les entités comme les licornes « existent » donc dans un certain champ de sens de la même façon que les choses matérielles ou les réalités logiques, sans priorité ontologique de l’un ou l’autre de ces champs de sens et de leurs entités sur les autres; et que le monde n’existe pas (c’est même la seule chose qui n’existe pas), parce qu’il est impossible d’en donner une description complète qui contienne tous les éléments du monde et le monde lui-même dedans (à moins de concevoir qu’il s’auto-contient comme ensemble de tous les ensembles, ou champ de tous les champs, ce qui est inconcevable pour Gabriel).
[5] Dans Sens et sensibilité (2009), Benoist proposait déjà une compréhension nouvelle de l’intentionalité, qui s’attachait à la différencier des paradigmes mentalistes ou psychologistes qui, en affirmant la primauté d’un rapport au monde toujours « intentionnel », pouvaient faire soupçonner un biais subjectif présent dans notre rapport au réel. L’intentionalité, dans ce cadre, n’est que le nom de la normativité de la pensée face à un réel qui se donne à elle en lui imposant, par le contexte et les circonstances, une sémantique toujours renégociée en contexte Dans cet ouvrage, la perception n’était plus pensée comme un acte intentionnel mais comme la présence effective des choses dans notre monde, que nous ne qualifions intentionnellement que dans un second temps, lorsqu’il s’agit de les qualifier théoriquement ou de les évaluer moralement par exemple : cela implique une séparation du réel sensible et du sens (ou de la signification) qu’on peut y trouver, et permet d’éviter les doutes au sujet de notre implication dans la réalité du réel perçu. Cette thèse est développée dans Le Bruit du sensible (2013), où Benoist pense l’indépendance du sensible vis-à-vis des discours que nous produisons sur lui, tout en essayant de penser ce qui nous permet, dans la perception (qui n’est pas connaissance), d’avoir ce dont nous allons pouvoir parler comme d’objets de connaissance.
[6] Lorsque Benoist dit par exemple que « la réalité ne prend une figure déterminée qu’en tant qu’on construit sur elle certaines normes, c’est-à-dire certaines façons de la compter – de définir ce qui, en elle, « compte » ou non » et refuse toute ontologie décontextualisée, il semble que son utilisation du verbe « prendre », où la réalité « prend figure », suppose deux états de cette dernière, et une transformation entre l’état initial et celui que nous connaissons dans la déterminité de nos usages contextuels.
[7] Les hallucinations justement, dont Benoist parle au chapitre 7 de L’Adresse du réel, ne sont pas, contrairement à ce que disent les conjonctivistes, des perceptions fausses, parce que le vrai et le faux sont les déterminations des descriptions propositionnelles faites a posteriori sur ce que nous percevons ; elles ne sont pas non plus, contrairement à ce que disent les disjonctivistes, des non-perceptions, parce qu’alors on renvoie aussi la perception à une vérité qui n’est pourtant que dans le jugement que nous portons après-coup sur sa réalité. Ce sont des expériences épisodiques qui sont fondées sur des perceptions d’objets déformées par l’état pathologique du sujet, des perceptions forcées, sur-réelles, qui ont bien une réalité pour le sujet, même s’il sait qu’elles n’ont pas de vérité – et celui qui hallucine est parfaitement capable de faire cette distinction. On juge de l’écart pathologique de cette expérience par rapport à la norme contextuelle de la perception normale qu’on se donne en amont (un écart dont le sujet hallucinant a tôt ou tard conscience, car il n’existe jamais d’hallucination parfaite et permanente, faute de quoi il n’y aurait pas de sens à appeler cet état « hallucination » plutôt que « perception »). Si l’on insiste sur l’idée que ce que le sujet a halluciné « avait l’air » d’une perception pour lui, c’est en creusant en même temps un écart avec la perception au sens propre, puisque les perceptions n’ont pas d’air, le vocabulaire de « l’air » étant une description a posteriori du côté de nos normes : on a des perceptions, on ne perçoit pas des choses qui ont l’air de perceptions.
N’y a t il pas une erreur, l’oubli de ‘que’ dans cette phrase :‹Dans le cadre relativiste, on ne peut considérer ce réel comme l’être au pli duquel?