Recension. The laws of emotion
Recension critique de l’ouvrage de The Laws of emotion de Nico Frijda, Mahwah, New Jersey, Lawrence Erlbaum Associates, 2007, par Frédéric Minner
Frédéric Minner, doctorant au Département de Sociologie et au Centre Interfacultaire en Sciences Affectives (CISA) de l’Université de Genève.
Nico Frijda est une figure majeure de la psychologie des émotions. Il s’inscrit dans le programme de recherche de la théorie de l’évaluation (appraisal theory), – l’un des programmes majeurs des sciences affectives. Son livre synthétise dix années de recherche consacrées aux émotions et leurs mécanismes sous-jacents. Il part du constat que des notions comme « ressentis (feeling), évaluations (appraisal), motifs ou concernements (concerns) » sont souvent utilisées dans les sciences affectives sans qu’on s’interroge sur les « processus […] sous-jacents à ces phénomènes » (p. ix). Son livre se veut donc une enquête fouillée sur les diverses dimensions de l’émotion.
Le livre est divisé en 11 chapitres : lois, passion, plaisir, évaluation, concernement, force, temps, ressenti, sexe, vengeance, commémoration. Les 8 premiers chapitres sont consacrés à l’étude de la nature de l’émotion, tandis que les trois derniers abordent respectivement les aspects émotionnels de la sexualité, de la vengeance et de la commémoration. Plutôt que de résumer chaque chapitre, nous préférons exposer la théorie générale de Frijda. Ce procédé permet de mettre en évidence les notions-clefs de sa théorisation et de montrer leur pertinence pour la philosophie et plus particulièrement pour la philosophie de l’action.
Les émotions sont des phénomènes intentionnels ressentis portant sur des objets ou des événements : par exemple, la colère de Pierre est dirigée contre Jean qui l’a insulté, la peur de Marie porte sur le chien qui menace de l’attaquer. Elles sont causées par des évaluations (appraisal) ancrées dans des antécédents cognitifs : les perceptions, les croyances factuelles ou contrefactuelles, les souvenirs, les images mentales peuvent leur servir de base. La particularité de l’évaluation est qu’elle consiste en un voir comme : la colère de Pierre est causée par les insultes de Jean qui sont vues comme une offense, la peur de Marie est causée par l’attitude menaçante du chien qui est vue comme un danger. À chaque type d’émotions correspond ainsi une propriété particulière appelée « thème relationnel central » (core relational theme) qui est appréhendée par l’évaluation. Ainsi le thème de la colère est l’offense, celui de la peur le danger, celui de la tristesse la perte.
L’évaluation des stimuli correspond à un traitement de l’information interne et complexe qui va au-delà des sens. Les évaluations sont automatiques, rapides et quasi immédiates ; elles sont sensibles au contexte. Par ailleurs, si le « voir comme » dépend des thèmes exemplifiés par les événements auxquels l’individu est confronté, il dépend aussi des concernements (concerns) de ce dernier. Un concernement est défini comme « un motif, un besoin, un objectif ou une valeur majeurs, une disposition plus ou moins durable à préférer des états particuliers du monde sur d’autres » (p. 7). Ainsi, la colère résultant d’une insulte ne peut naître que si la personne est attachée au fait qu’on la respecte, la peur ne peut naître que si l’individu est attaché à son intégrité physique et la tristesse ne peut être ressentie que si l’objet perdu a de la valeur aux yeux du sujet. Les concernements rendent de la sorte les événements saillants aux yeux du sujet : on peut les comprendre comme des « structures de pertinence » qui orientent la détection intentionnelle des événements et permettent à l’individu d’ajuster son comportement aux circonstances auxquelles il est exposé. Un concernement a ainsi une double fonction de veille et d’interprétation des données sensorielles qui déclenche le traitement et l’organisation de l’information collectée par les sens et la réponse comportementale « adaptée » aux circonstances. Les thèmes centraux et les concernements font que les événements auxquels l’individu fait face possèdent une signification (meaning) aux yeux du sujet ému. Ainsi, les émotions sont des « réponses à des événements qui sont importants pour les concernements de l’individu » (p. 7).
Les émotions sont des phénomènes dont le composant intrinsèque distinctif est le composant motivationnel. Elles ont ainsi pour qualité d’être
[…] des états de préparation à l’action et de ressentis (feelings) de préparation qui se rapportent à l’objectif d’établir ou de maintenir ou de mettre un terme ou de faire décroître une relation à un objet ou à un événement particulier ; et d’avoir les caractéristiques d’émerger involontairement, de figurer comme étant réglés pour réaliser l’objectif en cas de délais ou de difficultés ; et de rechercher la précédence sur le comportement en cours ou sur l’interférence d’autres sources. (p. 4).
La préparation à l’action a ainsi plusieurs caractéristiques : elle est motivante, dominante, persistante, exerce un contrôle de précédence, est corporellement ressentie et affecte la totalité du fonctionnement de l’individu. Elle rend les informations pertinentes saillantes et écarte, néglige celles qui ne sont pas compatibles avec elle. Certaines de ces préparations à l’action consistent en des tendances à l’action, c’est-à-dire des impulsions à accomplir des types d’action donnés. Par exemple, la culpabilité est une impulsion à réparer sa faute, la honte à se cacher ou à disparaître. Les tendances à l’action sont comprises comme des dispositions à l’action, ce sont des « programmes » qui restent ouverts et contribuent à déterminer des types d’actions qui, si les circonstances le permettent ou le requièrent, peuvent se transformer en une action concrète. Les tendances à l’action, en leur qualité de dispositions à agir, ne sont pas des actions et n’en génèrent pas systématiquement. Cependant, comme elles préparent l’individu à agir, et qu’en vertu du contrôle de précédence elles orientent l’action vers la réalisation d’un but, leur vocation est de présenter ce but à l’esprit de l’individu ému. Elles peuvent de fait engendrer des intentions d’agir ayant la fonction de réaliser le but présenté. Par ailleurs, elles participent également à la sélection des moyens permettant d’atteindre la fin visée. Par exemple, Jean en colère contre Pierre qui l’a offensé a l’intention de se venger à la première occasion en le rabaissant en public (la colère prépare à agresser l’offenseur) ; devant la menace que représente le chien, Marie forme l’intention de s’enfuir en courant (la peur prépare à fuir ou à s’immobiliser pour neutraliser le danger).
Une caractéristique particulièrement intéressante de ces préparations est qu’elles n’incluent pas seulement des dispositions pour l’action motrice, mais aussi des dispositions qui s’étendent sur les processus cognitifs, comprenant
[…] la modulation de l’attention, le réglage des attentes et des sensibilités perceptives, le réglage de la sensibilité pour plus d’informations cognitives, et l’influence de l’estimation des probabilités des événements et des résultats. (p. 41).
Les émotions peuvent ainsi déclencher de la délibération, du calcul et des évaluations portant sur les conséquences futures des actions entreprises par le sujet ému ; c’est-à-dire les activités cognitives qui qualifient en propre la réflexivité et la faculté de choix. De la sorte, le contrôle de précédence peut guider le raisonnement : les émotions figurent comme des processus permettant l’exercice de la rationalité. L’intérêt en est un bon exemple. Éprouver de l’intérêt vis-à-vis de choses intéressantes conduit à focaliser son attention sur elles, à se concentrer, à analyser les stimuli et à mémoriser les informations dégagées pour ainsi acquérir de nouvelles connaissances. Cette observation n’exclut pas que les émotions puissent être également source d’irrationalité. L’envie est un exemple standard. L’individu envié en raison de ses succès mérités peut être déprécié par l’envieux et vu comme ne méritant pas les honneurs qui lui reviennent de fait. Ainsi, si l’émotion et la raison peuvent s’opposer, elles ne le font pas systématiquement : elles peuvent se soutenir mutuellement.
Les tendances à l’action s’appliquent non seulement aux actions singulières et aux actes mentaux, mais aussi à l’exécution d’actions visant des objectifs de long terme, c’est-à-dire à la planification d’actions et aux étapes conduisant à la réalisation du but. Dans ce cas, le but présenté par la tendance à l’action devient ce que Frijda appelle un « but passionné » (p. 163). Ainsi, des épisodes d’indignation devant divers cas d’évasion fiscale, vus comme des injustices permises par les paradis fiscaux, peuvent, du but transitoire de leurs tendances à l’action (annuler l’existence de l’injustice, dénoncer et punir leurs auteurs), se développer en « un concernement stable et durable » visant à réaliser les fins de ces tendances (p. 193). Le concernement en vient à occuper un statut prioritaire et dominant dans la structure des concernements de la personne qui est prête de la sorte à mobiliser beaucoup de ses « ressources en temps, en argent, et en énergie » et à faire face à divers risques et coûts pour réaliser ces buts (p. 103). De fait, ces diverses indignations ressenties par l’individu se transforment en une « passion de la justice. » Cette passion peut le pousser avec d’autres « indignés » à créer et à s’engager dans une association politique visant à revendiquer l’institution de nouvelles normes légales pour interdire les paradis fiscaux et punir les personnes « coupables » d’y participer.
Ces buts passionnés ne sont pas des émotions occurrentes, mais des dispositions affectives. Ils peuvent être poursuivis « froidement », sans aucun signe de contrôle de précédence : une personne peut planifier des stratégies politiques et des tactiques sans ressentir d’excitation émotionnelle. Ainsi, « la préparation à l’action n’est pas le moteur de l’action » (p. 194). Cependant, « l’intention et l’anticipation et le contrôle réflexif sur l’action » dépendraient de l’émotion à l’origine du but passionné (p. 194)
La théorie que Frijda a développée a la double vertu d’être très fouillée et très convaincante. Toutefois, un problème irrésolu se pose : comment les intentions, les anticipations et le contrôle réflexif peuvent-ils dépendre de la tendance à l’action de l’émotion originelle, sans qu’elle ne les motive ? La réponse se trouve peut-être dans une classe d’états mentaux peu discutée par Frijda : les désirs. En effet, pour comprendre comment un but passionné peut être « froidement » poursuivi, sans devoir abandonner l’idée de motivations qui « meuvent » l’esprit, on peut faire l’hypothèse que des désirs formés sous l’impulsion des épisodes émotionnels jouent ce rôle motivationnel. Ainsi, ce seraient des désirs d’annuler l’existence des injustices fiscales et de punir leurs auteurs qui, fondés dans des indignations occurrentes, motiveraient les actions et la réflexion des « indignés », sans qu’ils n’éprouvent de façon permanente de l’indignation. Les désirs apparaissent comme les états motivationnels opérant entre la tendance à l’action et le but passionné. De ce fait, l’émotion originelle motiverait indirectement par la médiation des désirs.
Pour compléter le tableau dessiné par Frijda, et nuancer l’idée que les buts passionnés sont poursuivis « froidement », il faut faire observer que les individus qui les poursuivent s’exposent, en raison de leur implication à les poursuivre (temps, attention réglée pour la détection des stimuli pertinents, etc.), à de nombreuses situations exemplifiant le thème central de l’émotion originelle. Cette exposition paraît fournir de nombreuses occasions de faire l’expérience de cette émotion. Ainsi, le but de réguler les paradis fiscaux donne-t-il de nombreuses opportunités de s’indigner : recherche de preuves d’évasion fiscale, compréhension des techniques de l’évasion illégale et de l’optimisation fiscale agressive, du fonctionnement des lois sur le secret bancaire, etc. En outre, la poursuite de buts passionnés ne se fait généralement pas en totale isolation d’autres individus. Des personnes partageant de mêmes buts passionnés sont enclines à se réunir pour partager et échanger des informations à leur propos. De la sorte, des individus s’associant pour lutter contre les paradis fiscaux en viennent-ils, en vertu de cette association, à échanger des informations et à discuter de stratégies à mettre en œuvre contre l’évasion fiscale qui sont encore d’autres occasions de s’indigner. De fait, des mécanismes de renforcement du but passionné par le truchement d’interactions sociales entre membres sont observables à l’intérieur des collectifs sociaux. Ainsi, en vertu de l’association et des actions collectives, ces individus deviennent-ils de véritables « indignés » ; c’est-à-dire des individus disposés à l’indignation envers l’évasion fiscale. Pour clore cette recension, il importe de dire que les philosophes trouveront dans le livre de Frijda de nombreuses observations empiriques et théoriques dont la finesse et l’intelligence sont à même d’enrichir très utilement les débats philosophiques portant sur l’action, la délibération et la rationalité.