Simondon et Bachelard
Simondon et Bachelard
Vincent Bontems est membre du Centre international des études simondoniennes (CIDES) et ingénieur-chercheur (Larsim-CEA/CGS-Mines ParisTech)
Résumé
La théorie de l’individuation de Simondon tire parti des analyses épistémologiques de Bachelard. Le caractère approché de la connaissance implique, chez ce dernier, un réalisme des ordres de grandeur sur lequel repose la notion de « transduction » de Simondon. En outre, la critique bachelardienne du substantialisme – dérivée des contraintes du formalisme de la mécanique quantique – rompt avec la notion d’entité dotée d’une identité et d’une individualité permanentes et justifie donc le passage au réalisme des relations ainsi que l’hypothèse du préindividuel en tant que plus qu’unité et plus qu’identité.
Mots-clefs : Anti-substantialisme – Mécanique quantique – Ordres de grandeur – Préindividuel – Réalisme des relations.
Abstract
Simondon’s theory of individuation draws on Bachelard’s epistemological analyses. The approximate nature of knowledge implies, according to Bachelard, the realism of orders of magnitude on which Simondon’s notion of « transduction » is based. In addition, the Bachelardian critique of substantialism – derived from the constraints of quantum mechanics formalism – breaks with the notion of entity with a permanent identity and individuality and thus justifies the transition to a relational realism as well as the hypothesis of the pre-individual as more than unity and more than identity.
Key-words: Anti-substantialism – Quantum mechanics – Orders of magnitude – Pre-individual – Relational realism.
Plusieurs traits originaux de la théorie de l’individuation élaborée par Gilbert Simondon dans L’Individuation à la lumière des notions de forme et d’information (ILFI)[1] peuvent être mis en relation avec des analyses épistémologiques de Gaston Bachelard (1884-1962). Nous en retiendrons trois qui nous paraissent fondamentaux : la considération primordiale des ordres de grandeur ; le réalisme des relations ; et la critique de la notion d’entité. Toutefois, avant d’exposer la filiation conceptuelle que l’on peut établir entre Bachelard et Simondon sur ces trois points, revenons sur la trajectoire de ce dernier et sur la manière dont il fut amené à croiser la route du philosophe de Bar-sur-Aube.
Après des études secondaires à Saint-Étienne, où il avait démontré autant d’aptitudes dans les matières scientifiques que littéraires, Gilbert Simondon fit une « khâgne » à Lyon et intégra, en 1944, l’École Normale Supérieure de Paris. Là, il suivit les cours de philosophes réputés, tels que Jean Hyppolite (1907-1968) et Maurice Merleau-Ponty (1908-1961), et peut-être aussi ceux que Bachelard dispensait à la Sorbonne et à l’Institut d’Histoire des Sciences. Il étudia en tout cas la physique, l’électronique et la minéralogie, et, à la différence de ses camarades rebutés par les aspects cliniques, s’intéressa fort à l’enseignement de « psychologie générale et comparée » – auquel étaient alors astreints les élèves philosophes – puisqu’il passa une licence en psychologie en plus de celle de philosophie. Cet intérêt persistant pour la psychologie (il fut lui-même recruté à la Sorbonne en 1963 en tant que professeur de psychologie) le fit entrer en contact avec Gaston Bachelard, à la fin de ses études, pour effectuer sous sa direction une thèse sur « la polarité en psychologie ».
Ce choix s’explique sans doute parce que le philosophe des sciences le plus respecté de sa génération était aussi un très bon connaisseur de la psychanalyse, à laquelle il avait conféré une tournure et une fonction originales. Il l’avait employée d’abord à des fins de « psychanalyse de la connaissance objective », c’est-à-dire pour identifier et dissoudre certaines images faisant obstacle à la compréhension rationnelle des phénomènes (La Psychanalyse du feu en 1938), puis l’avait mise au service d’études de l’imaginaire littéraire des éléments tout en lui reprochant de réduire la signification des images à l’expression de pulsions (L’Eau et les Rêves en 1941). On peut supposer que c’est cet examen des structures psychiques à l’aide des outils d’une branche récente de la psychologie qui avait attiré Simondon. Le projet de thèse n’aboutit toutefois pas, Bachelard ayant, semble-t-il, égaré à cette occasion le manuscrit confié par Simondon. On ne sait pas si ce dernier en conçut quelque amertume, mais il résumera, quelques années après, les travaux de son aîné en peu de mots : « une psychanalyse de l’Homme tel que les arts, les lettres, les sciences, la linguistique, l’étude des contes et du folklore le présentent au chercheur voulant découvrir le sens et les fondements dynamiques de l’imagination »[2]. S’il partageait l’ambition d’égaler la psychologie à une connaissance de portée anthropologique, la distance est grande qui sépare la pratique à tendance expérimentale, qui sera celle de Simondon, du rapport très littéraire et introspectif que Bachelard entretenait avec la psychanalyse. En tant que psychologue, Simondon ne retiendra de Bachelard que ses travaux sur les images, qui figurent dans la bibliographie de son propre cours sur l’imagination[3] sans y être cités, signe de l’hommage rendu en même temps que de l’éloignement des visées et des méthodes.
Il est à noter que Simondon faisait figurer en tête de cette liste d’ouvrages Le Nouvel Esprit scientifique (1934) qui n’a pourtant rien à voir avec les travaux sur l’imaginaire. Car, au-delà d’une collaboration avortée sur la psychologie, c’est au plan épistémologique que l’influence de Bachelard est perceptible. Ainsi, son premier ouvrage, l’Essai sur la connaissance approchée (1928), met au premier plan de la méthode scientifique la détermination des ordres de grandeur : « L’ordre de grandeur devient une première connaissance approchée qui isole les phénomènes, qui écarte de l’acte de connaître les occasions de divergence mineure et fréquente, tout risque de se fixer à un simple accident. Il est, en physique, le premier acte de la pensée d’approximation »[4]. L’« approximationalisme » repose sur le constat qu’une valeur absolue n’a de sens que mathématique et que, dès lors qu’il s’agit d’établir une connaissance des phénomènes, la portée réaliste de toute quantification est fonction de la précision de la mesure et dépend donc étroitement du progrès des instruments. Cela conduit Bachelard à défendre non seulement une conception dynamique de la science, progressant au travers de rectifications successives, mais aussi l’idée que toute ontologie est relative au choix de l’échelle considérée. Le caractère approximatif de toute connaissance ne signifie pas l’insuffisance de nos instruments à saisir avec une précision absolue une réalité supposée parfaitement déterminée, mais elle signifie que la détermination du réel est toujours relative à une échelle. Au-delà de l’affinement des mesures, qui tend à résorber peu à peu l’imprécision, le progrès de l’instrumentation opère par moments une rupture d’échelle, un approfondissement radical des conditions de l’observation qui révèle une tout autre organisation de la matière à une échelle plus profonde. L’approxiationalisme implique donc que toute détermination d’un phénomène passe par la caractérisation de ses relations à plusieurs échelles, un principe que l’on trouvera mis en œuvre systématiquement par Simondon[5]. En particulier, la notion de « transduction » repose sur ce réalisme des ordres de grandeur : « En même temps qu’une énergie potentielle (condition d’ordre de grandeur supérieur) s’actualise, une matière s’ordonne et se répartit (condition d’ordre de grandeur inférieur) en individus structurés à un ordre de grandeur moyen, se développant par un processus médiat d’amplification »[6].
Dans La Valeur inductive de la relativité (1929), Bachelard approfondit sa réflexion au contact de la théorie de la relativité générale d’Albert Einstein. Il met alors en évidence que la physique relativiste procède à une désubstantialisation des phénomènes : tandis que la physique classique interprétait, par exemple, le concept de « masse » comme étant la propriété d’une substance, la théorie de la relativité établit la variation de la masse inertielle en fonction de la vitesse. L’épistémologue se trouve ainsi dans l’obligation de transférer la charge de réalité des substances vers les relations :
La relativité s’est alors constituée comme un franc système de la relation. Faisant violence à des habitudes – peut-être à des lois – de la pensée, on s’est appliqué à saisir la relation indépendamment des termes reliés, à postuler des liaisons plutôt que des objets, à ne donner une signification aux membres d’une équation qu’en vertu de cette équation, prenant ainsi les objets comme d’étranges fonctions de la fonction qui les met en rapport [7].
Là encore, la contrainte devient une ressource sous la plume de Simondon, qui formule sa théorie de l’individuation à partir du postulat de l’antériorité ontologique de la relation sur les termes de la relation : « il serait possible de considérer toute véritable relation comme ayant rang d’être, et comme se développant à l’intérieur d’une individuation nouvelle ; la relation ne jaillit pas entre deux termes qui seraient déjà des individus »[8].
La troisième étape décisive dans l’élaboration de l’épistémologie non-substantialiste de Bachelard s’opère avec l’intégration des exigences conceptuelles de la mécanique quantique, d’abord rencontrée sous la forme de la mécanique ondulatoire de Louis de Broglie (1892-1987). Bachelard constate que cette microphysique met en échec le postulat cartésien que la réalité est décomposable en entités[9], c’est-à-dire en éléments dotés d’individualité, d’unité et de simplicité : « Avant tout, il convient de retenir que le plan nouménal du microcosme est un plan essentiellement complexe. Rien de plus dangereux que d’y postuler la simplicité, l’indépendance des êtres, ou même leur unité »[10]. Ce constat lui est confirmé par l’examen de la mécanique matricielle de Werner Heisenberg (1901-1976) – une formulation alternative et, en définitive, équivalente de la mécanique quantique. Prenant au sérieux son formalisme, et en particulier la non-localité des « particules » qu’implique le fonctionnement des opérateurs, il insiste sur la complexification de la notion même d’objet physique qui ne correspond plus ni à la « chose » du sens commun (il est illégitime de supposer qu’il se trouve en un seul lieu) ni à « l’objet quelconque » de la logique (il est illégitime de supposer qu’il soit identique à lui-même) : « Il semble que les opérateurs mathématiques de la microphysique refusent de travailler sur un réel sans structure ou qu’ils reconnaissent le caractère factice des objets élémentaires proposés par la philosophie de la simplicité »[11].
La découverte de la complexité originaire de la réalité physique saisie par la mécanique quantique apparaît à l’épistémologue comme l’impossibilité de maintenir la validité du postulat d’analyticité sur lequel reposait la physique classique. Elle sonne le glas du substantialisme. La conversion de ce constat négatif en une hypothèse ontologique positive, celle du « préindividuel », est l’opération la plus décisive de Simondon : « on peut supposer que la réalité est primitivement, en elle-même, comme la solution sursaturée et plus complètement encore dans le régime préindividuel, plus qu’unité et plus qu’identité, capable de se manifester comme onde ou corpuscule »[12]. Nous avons analysé ailleurs[13] comment l’introduction de cette hypothèse du préindividuel (ou l’abandon du postulat d’analyticité, si on préfère) permet à la théorie de l’individuation d’épouser spontanément les contraintes du formalisme quantique sans engendrer de paradoxes. En outre, la rémanence du préindividuel sous forme de potentiels explique la possibilité d’individuations ultérieures (selon un devenir à la fois temporel et en échelles). On doit souligner à ce propos, et à la suite de Jean-Hugues Barthélémy[14], que la théorie de l’individuation prolonge ainsi les critiques bachelardiennes de l’ontologie substantialiste en les convertissant en une « ontogénèse », dont il reprend la perspective à Henri Bergson (1859-1941 ; sur le rapport de Simondon à Bergson, voir ici même l’article « Simondon et Bergson » de Barthélémy) mais sans adopter aucunement le spiritualisme.
On peut aussi estimer que Simondon transpose la méthode de l’épistémologie historique bachelardienne à l’étude de l’évolution des lignées techniques dans Du Mode d’existence des objets techniques (MEOT)[15], mais, en l’occurrence, il est plus probable que le caractère génétique de la méthode soit inspiré des travaux d’André Leroi-Gourhan (1911-1986). D’une manière générale, il faut signaler que la filiation conceptuelle que nous établissons ne découle pas d’un rapport intertextuel avéré, puisque Simondon ne cite Bachelard ni au sujet des ordres de grandeur, ni du réalisme des relations, ni de la critique de la notion d’individu. Cela s’explique sans doute par le fait que les acquis fondamentaux de l’épistémologie bachelardienne ont pu lui être transmis de manière relativement informelle par Georges Canguilhem (1904-1995).
Pour finir, précisons que la théorie de l’individuation fait davantage que simplement prolonger les analyses de Bachelard à toutes les échelles physiques, puisqu’elle les transpose aussi à tous les régimes d’individuation (physique, vital et psycho-social) et à la concrétisation des objets : le verre posé sur la table n’est plus une réalité statique, identique à elle-même, il est un processus et sa nature amorphe signifie qu’à la différence du cristal, à une autre échelle de temps, il ne cesse d’évoluer, de couler très lentement. Si toute individuation physique aboutit finalement à la dissipation des potentiels, l’individuation vitale consiste en une suspension de l’individuation physique, en un prolongement de sa phase inchoative, durant laquelle les échanges énergétiques avec le milieu permettent à l’individu de conserver certains potentiels, avant de mourir, c’est-à-dire de retourner à des relations purement physiques avec le milieu. La même logique de rétention des potentiels explique l’émergence de la personnalisation à partir de l’individuation vitale. Les processus techniques, biologiques ou psycho-sociaux progressent en ralentissant leur accomplissement. Par là s’indique une caractéristique de la théorie de l’individuation qui ne provient pas de Bachelard, à savoir sa généralisation analogique de la notion de « néoténie », qui permet à Simondon de dépasser les limites de l’épistémologie de la physique pour aborder les problématiques biologiques et psycho-sociales.
[1] Gilbert Simondon, L’Individuation,à la lumière des notions de forme et d’information, Grenoble, Éditions Jérôme Millon, 2005
[2] Simondon, « Les fondements de la psychologie contemporaine » (1956), in Sur la psychologie, Paris, Presses Universitaires de France, 2015, p. 71.
[3] Simondon, Imagination et Invention (1965-1966), Paris, Presses Universitaires de France, 2014.
[4] Gaston Bachelard, Essai sur la connaissance approchée, Paris, Vrin, 1973, p. 78.
[5] Vincent Bontems, « Quelques éléments pour une épistémologie des relations d’échelle chez Gilbert Simondon », Appareil [En ligne], 2 | 2008, mis en ligne le 16 septembre 2008, consulté le 05 juillet 2018. URL : http://journals.openedition.org/appareil/595 ; DOI : 10.4000/appareil.595. Cf. aussi Jean-Hugues Barthélémy & Vincent Bontems, « Relativité et réalité. Nottale, Simondon et le réalisme des relations, Revue de Synthèse, n°1, 2001, pp. 27-54.
[6] Simondon, ILFI, p. 27.
[7] Bachelard, La Valeur inductive de la relativité, Paris, Vrin, 2014, p. 134 (p. 98).
[8] Simondon, ILFI, pp. 28-29.
[9] Vincent Bontems & Christian de Ronde, « La notion d’entité en tant qu’obstacle épistémologique. Bachelard, la mécanique quantique et la logique », Bulletin de l’Association des Amis de Gaston Bachelard, n°13, 2011, pp. 12-38.
[10] Bachelard, « Noumène et microphysique » (1932) in Études, Paris, Vrin, 1970, p. 19.
[11] Bachelard, L’Expérience de l’espace dans la physique contemporaine, Paris, P.U.F., 1937, p. 108.
[12] Simondon, ILFI, 2005, p. 26.
[13] Bontems & De Ronde, « Simondon, l’hypothèse du préindividuel et la mécanique quantique. Une interprétation réaliste non substantialiste du formalisme quantique », in Vincent Bontems (dir.), Gilbert Simondon ou l’invention du futur, Paris, Klincksieck, 2016, pp. 183-202.
[14] Jean-Hugues Barthélémy, Simondon ou l’encyclopédisme génétique, Paris, P.U.F., 2008.
[15] Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, 1958.